Février 2007 • Evénement •
Retrouvez les contributions de Rémi Brague, professeur à l’Université Paris I-Panthéon Sorbonne, fondateur de la revue Communio, auteur de Europe, la voie romaine (Gallimard, Folio, 1999) et de La Loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance (Gallimard, 2005), et Jean-François Colosimo, directeur général de CNRS Editions, maître de conférence en patrologie à l’Institut de Théologie Chrétien Orthodoxe Saint-Serge de Paris, auteur de Le Silence des Anges. Carnets sur les Chrétiens d’Orient (Desclée de Brouwer, 2001) et de Dieu est américain : De la théodémocratie aux États-Unis (Fayard, 2006).
A considérer les cinquante dernières années écoulées, on voit bien le processus de déchristianisation qui a saisi nos pays européens : on voit les Eglises vides et closes, on voit les prêtres vieillir et rarement remplacés. Il y a dans tout cela un profond sentiment d’abandon. Mais dans ce délitement du religieux, ce n’est pas seulement la pratique, ni pour ainsi dire les formes extérieures, sociales, culturelles, qui sont touchées, c’est comme si le sacré s’était agenouillé devant le matérialisme et le modernisme triomphants.
Première question : sommes-nous entrés dans une société clairement post-chrétienne ? Contemporaine de ce processus, il y a la très forte poussée migratoire qu’a connue l’Europe occidentale depuis plusieurs décennies. La venue de ces immigrés a longtemps été souhaitée et encouragée par les pays d’accueil. Une grande part d’entre eux sont de racines et/ou de pratique musulmanes. Deuxième question, donc : le dialogue entre des sociétés « chrétiennes », ou plutôt d’héritage chrétien, et des individus ou groupes musulmans, ou plutôt qui s’identifient ou qu’on identifie à l’islam, est-il possible ?
On sait enfin l’hypertrophie de l’« élément musulman », réel ou fantasmé, revendiqué ou combattu, dans l’instabilité géopolitique mondiale contemporaine. Cette hypertrophie mène à l’hypersensibilité. Le tollé provoqué dans le monde musulman, et médiatisé dans les pays occidentaux, par les propos tenus par le pape Benoît XVI en Allemagne le mois dernier, vient après celui provoqué par l’« affaire » des caricatures de Mahomet en début d’année. S’y ajoute récemment l’« affaire » Redeker, du nom de ce professeur de philosophie condamné par une fatwa après la publication d’un article de journal. Incompréhensions, provocations, manipulations, excès, violences, anathèmes : ces trois événements récents suffisent à illustrer la complexité et la sensibilité du sujet du dialogue interreligieux et interculturel, et en particulier du dialogue entre Christianisme et Islam. Ce dialogue est-il encore tout simplement possible ? Le dialogue appelle le respect et la reconnaissance de l’autre : les voit-on ? Le dialogue requiert un vocabulaire commun : existe-t-il ? Plus encore, le dialogue doit avoir un objectif : pourquoi, et pour quoi, dialogue-t-on ?
Et voilà posée une troisième question, majeure selon nous : quel est, quel doit être, que peut être l’objet du dialogue entre christianisme et islam ?
Intervention de Rémi Brague
J’ai déjà dit l’essentiel de ce que j’avais à dire dans la contribution que l’Institut Thomas More a bien voulu me demander pour la Tribune qu’il publie aujourd’hui même. Selon moi, la question n’est pas de savoir s’il faut un dialogue, mais quel dialogue il faut, comment dialoguer, avec qui et de quoi ? Pour y répondre, j’ai identifié quatre difficultés et je me suis permis de formuler trois conseils ou recommandations.
Quatre difficultés…
La première difficulté, c’est de savoir qui sont les acteurs du dialogue. Dans le dialogue entre islam et christianisme, on se trouve dès le départ face à la question des trois significations du mot « islam » : écrit avec une minuscule, cela désigne tout simplement une religion, l’attitude fondamentale qui consiste à se remettre intégralement entre les mains du créateur ; avec une majuscule, cela peut désigner une civilisation, qui a son histoire, depuis le VIIème siècle jusqu’à nos jours, et sa géographie, en simplifiant, depuis la Mauritanie jusqu’à l’Indonésie ; enfin, le mot peut désigner les populations qui ont été marquées par la civilisation en question, laquelle ne peut se réduire à l’attitude religieuse fondamentale qu’exprime le premier sens. Cette distinction est importante, et nous avons oublié son importance et sa difficulté parce qu’en Français, comme dans d’autres langues européennes, nous avons opéré la séparation entre christianisme et chrétienté. Dans le cas de l’islam, nous avons du mal à faire cette différence. Elle me semble pourtant essentielle si l’on ne veut pas risquer de distribuer des bons ou mauvais points à un partenaire mal choisi, parce que mal identifié.
Deuxième difficulté : les deux groupes humains concernés ici, qui se définissent par rapport à l’autre à partir de leur appartenance à une civilisation, ou de leur foi éventuelle en une religion, donc de leurs appartenance à des sociétés marquées par les deux éléments précédents, les membres de ces deux groupes humains connaissent statistiquement mal la religion de l’autre. L’ignorance est une maladie, mais c’est une maladie qui se soigne ! Nous avons sur ce plan une ressemblance qui ne rend pas les choses faciles : à savoir que les Chrétiens connaissent l’islam aussi mal que les Musulmans connaissent le christianisme… Cependant, je crois qu’on peut dire que les Chrétiens ont l’avantage de savoir qu’ils connaissent mal l’islam. Les meilleurs d’entre eux ont l’avantage d’essayer au moins de se soigner de cette maladie. Les livres foisonnent, dans les librairies de nos pays, qui tâchent avec plus ou moins de réussite de nous expliquer ce qu’on pourrait appeler les principes de base de l’islam. A l’inverse, si vous allez dans une libraire arabe, vous ne trouverez guère sur le christianisme que des ouvrages de propagande. En tout cas, quant à moi, je n’y ai jamais trouvé une présentation qui essaye d’être un peu objective. La dernière présentation impartiale d’une religion non islamique que je connaisse de la part d’un musulman est le livre d’al-Biruni sur l’Inde, qui date du XIème siècle. Depuis lors, je ne connais que des exemples de littérature polémique, que des exemples d’une littérature qui se satisfait de son ignorance. D’où vient cette indifférence foncière ? Du fait que l’islam est une religion qui, venant historiquement après le judaïsme et le christianisme, se conçoit et se présente comme leur aboutissement, comme leur relève indépassable, au sens hégélien du mot allemand Aufhebung. Les Juifs et les Chrétiens apparaissent dans le Coran comme des gens qui ont refusé la dernière révélation qui accomplit, perfectionne et corrige éventuellement, les révélations précédentes. De là la complète incuriosité pour ce qui n’apparaît que comme des expériences religieuses inabouties… On comprend bien dès lors que, s’intéressant assez peu aux religions précédentes, les musulmans s’intéressent assez peu à ce fameux dialogue.
La troisième difficulté que je veux pointer, c’est ce que j’appellerais les « fausses proximités ». Ainsi, on parle parfois des « religions monothéistes », liant entre eux judaïsme, christianisme et islam, sur l’idée qu’ils n’adorent tous les trois qu’un seul Dieu. Mais qui s’interroge sur la manière que ce Dieu a, pour chacune des religions, d’être « un » ? Là-dessus, le judaïsme, l’islam et le christianisme ont des apports tout à fait différents. Deuxième exemple : on parle aisément des « religions d’Abraham », de « la communauté des croyants héritiers d’Abraham », etc. Mais attention : l’Abraham du judaïsme, celui du christianisme et celui de l’islam, tel qu’ils sont singularisés par ce qui leur arrive, ce qu’ils font dans les récits qui sont faits à propos de leurs réalisations, de l’expérience de Dieu qu’ils font, sont trois figures très différentes. A cela s’ajoute que lorsqu’un chrétien ou un juif dit « Nous sommes une religion abrahamique » et qu’il rappelle par là au musulman la filiation qui les lie, en lui souhaitant une sorte un « bienvenue au club »… eh bien, il dit quelque chose qui n’est pas du tout compréhensible, voire qui n’est ni agréable ni flatteur pour le musulman. En effet, l’islam se présente comme un retour à LA religion d’Abraham, antérieurement à sa division entre judaïsme et christianisme. Donc, quand le chrétien et le juif comprennent que l’islam est une religion abrahamique parmi d’autres, le musulman comprend que l’islam est LA religion d’Abraham. On voit donc ici que l’identité induit plutôt en erreur qu’elle ne projette une quelconque clarté.
Le quatrième problème, il est bien connu, je ne le développe pas : c’est la question propre à l’Occident, étrangère à la question musulmane, de la haine de soi, de ce que certains nomment « le suicide de l’Occident ». Si je proposais un énergique coup de balai… ce serait d’abord et avant tout devant notre porte.
J’en viens maintenant à mes trois conseils.
… et trois conseils
Premièrement, ne pas plaquer uniformément l’identité musulmane, ou islamique, sur les gens qui sont arrivés chez nous pour chercher du travail et dont les problèmes réels ne sont pas tous, loin s’en faut, des problèmes d’ordre religieux, mais bien de trouver du travail, d’apprendre la langue, de se faire accepter, etc. Dire « les musulmans », c’est adopter le vocabulaire de ceux qui voudraient leurs expliquer que, s’ils ont des difficultés dans la société française par exemple, c’est parce qu’ils sont musulmans, parce que la société ne veut pas les intégrer pour cette raison-là, et celle-là seule. Dire cela, c’est peu ou prou faire le jeu des fondamentalistes. Un important responsable politique a récemment annoncé qu’il nommait « un préfet musulman ». Cela me paraît bien maladroit : il voulait dire qu’il nommait un préfet d’origine algérienne…
Deuxièmement, ne pas construire le partenaire de dialogue en fonction des critères qui nous conviennent, mais essayer de dialoguer avec les gens réels. Et là, dans la Tribune de l’Institut Thomas More, je me permets de faire une réflexion sur le soufisme. Ras le bol du soufisme ! Dans les librairies européennes, on trouve un nombre de livres soufis, sur le soufisme, ou sur l’histoire du soufisme, qui est hors de proportions avec ce qui s’observe dans la moindre librairie arabe. Je rappelle que, historiquement parlant, le soufisme a toujours été suspect dans le monde musulman. Il a réussi à se civiliser, à se faire accepter au prix d’une sorte de compromesso storico qui fait qu’au lieu de fonctionner, comme certains voudraient nous le faire croire, comme antidote du légalisme, il a fonctionné historiquement parlant et sociologiquement parlant, il fonctionne encore, tout au contraire, comme le bord du verre enduit de miel et qui contient la potion amère de la charia… et pas du tout comme une sorte de rêve d’unité transcendantale des religions.
Troisièmement, le dernier conseil et le plus raide, serait tout simplement de ne pas placer le dialogue sur le plan religieux, mais d’essayer de discuter de faits concrets : du pétrole, du chômage, des transports en commun dans les banlieues, etc. Il faut qu’on arrête de discuter de choses vagues au prix des slogans sur la paix, la concorde et la bonne conscience universelle… toutes choses en vente dans les bonnes pharmacies ! Je fais sans hésiter le parallèle avec les guébistes qui nous étaient envoyés naguère par l’URSS pour chanter les mêmes salades. On faisait des congrès internationaux et on réussissait très bien à dire qu’on était tous pour la paix… à cette différence prêt que, pour le guébiste, la paix, ça voulait dire le pouvoir unique du Parti Communiste. On était tous pour la liberté et le dialogue… sauf que pour le guébiste le dialogue, ça voulait dire le pouvoir de faire de la propagande dans les pays de l’Occident. On risque d’arriver aux mêmes résultats avec le dialogue interreligieux actuel, surtout, lorsqu’il est promu par des gens qui font profession du dialogue, dont le dialogue est le fonds de commerce depuis vingt ans. Vous connaissez tous la formule : « Méfiez-vous des amateurs ! » Eh bien moi, en la matière, je vous dirai : « Méfiez-vous des professionnels ! », méfiez-vous des gens dont le dialogue est le métier. Je le répète : je crois beaucoup plus dans la discussion sur des problèmes non religieux importants, sur le terrain, là où l’on peut arriver à s’entendre, là où tout le monde y a un intérêt. Autrement, on risque de s’évader dans des malentendus pompeux.
Intervention de Jean-François Colosimo
Notons, pour commencer, qu’il y a trente ans, dans les dîners en ville, il était de bon ton de parler sérieusement de politique et de blaguer sur la religion. Aujourd’hui, ce serait plutôt le contraire. Or, dans ces conversations, de manière symptomatique, il est une religion qui remporte toutes les faveurs : c’est le bouddhisme. Il en est une autre qui est toujours connotée péjorativement : c’est l’islam. Pourquoi ? Comment ?
Contre quelques idées reçues
Après le 11 septembre 2001, Paris a vu fleurir les islamologues improvisés et tout un chacun, ou presque, s’est mis à déblatérer sur le monde musulman. D’un coup, on est passé d’une représentation qui était jusque-là plutôt positive (Cordoue, l’Andalousie arabe, l’empire ottoman, figures mythifiées de la tolérance) à une représentation extrêmement négative (Ben Laden, docteur présumé du Coran). On a assisté, en fait, à une radicale inversion des signes. Et à la naissance d’une nouvelle vulgate. Ainsi, on entend souvent dire que, islam signifiant « soumission », la culture musulmane serait particulièrement prompte à accueillir le despotisme politique… Mais comment expliquer, alors, que les geôles des dictateurs du Proche-Orient croulent sous les opposants ? Ainsi, on entend souvent dire que l’islam serait une religion iconoclaste, une religion de la destruction… Mais comment expliquer, alors, que les Bouddhas de Banian, qui ont tant fait pleurer l’Occident, aient placidement traversé quatorze siècles de califats et de sultanats avant d’être détruits par les Taliban ? Ainsi, on entend souvent dire que l’islam serait une religion de l’exclusion… Mais, sans nier la propension à une violence singulière, comment expliquer qu’il arrive aussi à des musulmans d’être brûlés vifs par des bonzes réputés pacifiques dans la plus lointaine Asie ?
En un mot, on ne peut pas plus réduire l’islam à l’islamisme que l’on ne peut affirmer que l’islamisme n’a rien à voir avec l’islam. D’où le rapport curieux, compliqué, paradoxal que nous entretenons avec l’histoire, ou plutôt la représentation historique de nos relations : nous avons d’un côté quatorze siècles d’islam ; d’un autre, un demi-siècle d’islamisme ; or c’est pendant ce dernier demi-siècle que l’islam est devenu la « deuxième religion de France » – encore que, autre piège de la représentation, cette formule ne veuille pas dire grand-chose : comment mesure-t-on l’importance d’une religion ? N’y va-t-il que du nombre ? Ne s’agit-il pas, au contraire, de quantifier, autant que possible, la manière dont une religion influence, ou non, au plus profond le « vivre ensemble » ?
D’où cette première question, inévitable : comment s’est opéré le renversement de la perception que nous avons les uns des autres ? Comment une sorte d’inimitié originelle est-elle revenue au premier plan ? Comment, dans les esprits, la figure du musulman vaincu et colonisé s’est-elle métamorphosée en figure du musulman menaçant et conquérant ? Comment, dans l’imaginaire, l’immigré minoritaire a-t-il été assigné comme missionnaire potentiel – toutes choses que je ne crois pas qu’il soit, pour ma part ? D’où cette deuxième question, suite logique de la première : comment fait-on pour passer de cette figure renouvelée de l’hostilité à celle de l’hospitalité, et par-delà de la citoyenneté pleinement partagée ? Comment l’étranger, l’indésirable, à la différence classée irréductible, devient-il, à tout le moins le voisin, celui avec lequel il faut vivre, avec lequel on peut vivre – voire bien vivre, selon un horizon qui ne me semble pas inatteignable ?
Nous sommes ici au cœur des conflits d’interprétation les plus visibles, les plus vifs, mais aussi les plus mal vécus, les plus mal commentés que les flux migratoires peuvent causer en France, et plus largement dans tous les pays de l’hémisphère nord. En découle la nécessité de repenser l’identité. Or là-dessus précisément, se contenter de désigner, tout en le forgeant, un ennemi idéal ne saurait suffire à se définir positivement. Ce rôle d’ennemi idéal, le musulman le tient d’autant mieux parce que, d’une part, il éprouve lui-même quelque mal de déclarer qui il est à l’échelle de la globalisation et parce que, d’autre part, on ne renvoie que trop aisément à un improbable islam, aussi déterminant que prédéterminé, toutes sortes de population qui, de fait, entretiennent avec lui une relation d’indétermination.
En conséquence de quoi, il apparaît que le problème à traiter est politique avant que d’être religieux. Si on veut comprendre en profondeur les problèmes du Proche Orient aujourd’hui, à commencer par le conflit israélo-palestinien, mieux vaut examiner les événements du siècle écoulé plutôt que d’aller en chercher l’explication dans le Coran ! Il y va, me semble-t-il d’une démarche plus rationnelle, plus occidentale pour le coup – plus « logocentrique », dirait sans doute le pape Benoît XVI… Mais rompre avec les illusions simplificatrices réclame par ailleurs d’arrêter d’opposer un « musulman modéré » type à un « islamiste fanatique » type, parce que, dans la vérité des faits, le modéré et le fanatique sont souvent un seul et même être qui dispose de rapports différents à la libéralité et au fanatisme selon la question en jeu.
Selon une autre idée aussi reçue qu’approximative, l’islam refuserait la modernité occidentale. Je crois qu’il faut nuancer. Ce que certains musulmans refusent de la modernité est uniquement la modernité politique car – et qui l’ignore encore ? – les islamistes s’arrangent fort bien de la technique et du marché, et l’un des phénomènes les plus singuliers dans le monde musulman tient dans l’émergence d’une nouvelle caste d’entrepreneurs religieux. Enfin, il est une dernière idée avec laquelle il faut rompre, et c’est celle qui consiste à concevoir le mouvement qui agite l’islam comme exclusivement rétrograde : que l’on recherche « la communion » – terme cher à Régis Debray –, « la frugalité », « la sacralité », qu’il y ait à tout le moins conscience, reconnaissance d’un manque à ces sujets, observation d’un vide, même si désordonnées, contradictoires, dangereuses, ne peut nous laisser indifférents.
Ultime précision liminaire, je ne saurais être compté parmi les militants, adeptes ou partisans enthousiastes du dialogue « interreligieux » pour la raison même que ledit « dialogue », à l’instar de son modèle, « oecuménique », se résume trop souvent à un petit monde de spécialistes, vivant en circuit fermé, heureux de leur sort, et dont on peut signer par avance toutes les déclarations tant elles seront nécessairement inoffensives.
Contribuer à l’entrée de l’islam dans la modernité
Comment, donc, entrer autrement dans le dialogue ? En laissant de côté conditions, assurances, et préjugés. En acceptant la prise de risque, le pari, l’échange dont on ne peut présupposer la finalité. En reconnaissant l’autre et en se sachant soi. Autant dire que dialoguer requiert de fonder une forme de communauté. Et là aussi il s’agit rompre avec une part de notre héritage : celle des controverses théologiques qui ont abouti, si j’ose dire, à une stérilité radicale – désespérée sur le fond et désespérante quant aux effets.
Paradoxalement, la dimension de la vie politique qu’on appelle « modernité » est, je pense, la manière la plus chrétienne de se tenir dans ce dialogue. Pourquoi ? Parce que l’islam, chronologiquement le dernier venu, se conçoit, dans sa propre représentation, ontologiquement le premier voulu. Ce parachèvement auquel prétend la métaphysique de l’islam se double d’une clôture de l’histoire en son sein : à l’inverse du judaïsme et du christianisme, qui, en attendant le Messie ou le Retour du Messie, ouvrent l’histoire humaine à tous les vents, l’islam (à tout le moins l’islam sunnite), en tant qu’aboutissement et redressement définitif de la révélation divine, n’attend rien, hors de la complétion de la Loi – soit une répétition du présent dans l’avenir après réduction du présent au grand passé du commencement, voire à l’absolu passé de l’origine.
Or, à la dissymétrie de connaissance dont font montre les relations entre chrétiens et musulmans, il faut rappeler, incessible degré de complexité, qu’il arrive que des « chrétiens » réapprennent qu’ils sont chrétiens grâce au contact qu’ils ont avec l’islam. J’en prendrais pour témoignage Louis Massignon, le fondateur de notre école d’islamologie, qui ne serait jamais devenu prêtre melkite s’il n’avait rencontré la question de la transcendance à travers la piété musulmane. On ne peut donc réduire l’islam à sa pure dimension sociétale, même si l’islam lui-même n’est pas toujours indemne de cette tentation.
Je pense donc, je le répète, qu’il faut fonder le dialogue sur le politique, sur la sécularisation, sur l’énigme de la modernité, sur notre inévitable communauté dans la modernité, sur la participation de chacun d’entre nous de facto à la modernité, et non sur de simples opportunités – à l’image de ces congrès internationaux sur la natalité, sur la famille, contre l’avortement, l’union homosexuelle, qui ont vu se dessiner une sorte de convergence entre Rome et Djedda, quitte à ce que la question de la femme, question essentielle pour le christianisme, s’en trouve sacrifiée.
Retour sur le Coran
Le dialogue ne peut pour autant ignorer la théologie, particulièrement dans sa fonction de matrice du politique. Que les musulmans opèrent d’eux-mêmes et par eux-mêmes un véritable retour sur le Coran, un travail d’analyse des sources de l’islam, est forcément souhaitable. C’est une question que les chrétiens connaissent bien, qu’ils rencontrent dans leur propre exploration de la Bible, au cours de leur dialogue avec le judaïsme – la part judaïsante de l’islam demeure d’ailleurs, me semble-t-il, sa part la plus impensée à la fois par les chrétiens et par les musulmans. Il faut aussi, je crois, prendre au sérieux le fait qu’il est question de Jésus dans le Coran, même si c’est dans une forme docétiste, qui reprend l’idée selon laquelle le corps et la crucifixion de Jésus auraient été, vieille dérive gnostique, une illusion – raison pour laquelle Jean Damascène, qui vit entre la Syrie et la Palestine au VIIIème siècle, classe l’islam parmi les hérésies chrétiennes.
On voit cependant affleurer, par ces quelques points, toute la difficulté de l’entreprise. Le face à face dogmatique n’en ressort que plus infructueux. Comment faire ? Je propose de déplacer le problème en renonçant aux notions de complétude comme de plénitude. Quel est le fond du débat théologique ? Les musulmans sont persuadés de compléter le christianisme, de le corriger ; alors que les chrétiens, de leur côté, sont évidemment convaincus que leur foi est plénière, que toute la vérité a été pleinement donnée, parachevée en Jésus-Christ, Verbe de Dieu incarné. Toutefois, si l’on accepte de sortir de la chronologie, si l’on consent à concevoir une théorie ouverte de la révélation, théorie pleinement patristique, renvoyant à la plus pleine tradition chrétienne, à Irénée de Lyon et aux autres Pères Grecs, théorie selon laquelle il est des révélations qui ne sont pas seulement dispensées, du point de vue du salut, selon l’antérieur et le postérieur, mais peuvent s’entendre en vertu du parallèle, alors tout change. Ainsi, les Pères byzantins du XIVème siècle, voient l’Empire tomber sous la pression turque, mais considèrent néanmoins qu’il y a une valeur positive à l’islam, à savoir l’avancement du monothéisme : au lieu de concevoir l’islam dans un horizon néotestamentaire, faisant suite à l’Evangile, ils l’appréhendent au contraire, comme une attestation vétérotestamentaire, liée à l’avant du Christ. Leur exemple suggère une voie pour sortir du débat piégé entre plénitude et complétude ; il permet d’amorcer un dialogue d’abord politique, d’entrer dans la modernité.
Autre point d’altérité concrète, entendue médium de dialogue : l’Autre que l’islam méconnaît le plus souvent lui est pourtant intérieur. L’islam est une civilisation de synthèse en tant que la première culture islamique est incompréhensible sans la fécondité de la culture chrétienne orientale. Exemple ? Aristote nous a été transmis par les Arabes : mais d’où les Arabes le tenaient-ils ? Des chrétiens de Bagdad, traducteurs de l’Organon en syriaque ! Exemple ? Symbole éclatant de la civilisation ottomane, Sultanhamet, la « Mosquée Bleue », à Istanbul, jouxte Sainte-Sophie. Pourquoi ? Parce qu’elle s’en veut la réplique, exécutée par Sinan, l’architecte janissaire issu d’une lignée de Roumi, de « Romains ». Et ne parlons pas, exemple parlant à défaut d’être savant, du hammam, ce bain qui n’a de turc ou de mauresque que le nom, et qui renvoie tout droit à la sociabilité antique, gréco-latine.
Or, la communauté passée dans le grand hier est aussi une communauté volontaire de destin, et d’un destin partagé. De quelque manière qu’on le juge, le panarabisme fut un projet si chrétien à l’origine que l’arabité, aujourd’hui encore, ne saurait être l’affaire des seuls musulmans tant il est vrai que l’Evangile demeure le premier livre sacré porté en arabe – cette langue formalisée par l’Empire Byzantin à partir du syriaque, afin de baptiser les tribus nomades du Golan, du Sinaï, des rivages de la Mer Rouge, de la Péninsule composant le peuple des « ismaélites ». Et c’est la poursuite de ce sort commun, vitale au véritable dialogue, en dépit de l’évidente tragédie, qui fait à cette heure, à Bagdad et Mossoul, que les Irakiens musulmans qui ne s’abandonnent pas à la guerre civile, se réunissent chez les Pères Dominicains et trouvent là un sanctuaire de la libre parole au sein d’un monde livré au chaos – rôle du tiers, fonction de circulation que les chrétiens ont tenu depuis toujours dans le monde musulman.
Enfin, et pour conclure ces quelques notations éparses qui n’ont d’autre ambition que de montrer l’inanité du manichéisme, il faut prendre acte, je crois, de ce qu’il est un islam dans lequel l’histoire reste ouverte – et que l’on connaît bien grâce à Henry Corbin, autre islamologue français qui a trouvé et éprouvé son propre chemin de conversion à travers l’islam, même s’il n’est pas devenu musulman. Cet islam, l’islam chiite, comporte incontestablement un rapport singulier au logos – ce en quoi un chrétien verra une sorte de christologie cryptée. En affirmant l’attente, le renouveau, le temps messianique, l’islam chiite rouvre l’histoire et rouvre la possibilité de l’interprétation, c’est-à-dire un champ ouvert à la raison. Aussi est-ce sans surprise qu’une bataille cruciale déchire le chiisme contemporain : le système théocratique de Khomeiny est une pure invention moderne qui est contredite par toutes les grandes sources d’interprétation mystique. Symptôme de la déchirure, à la terreur peut et doit répondre l’exégèse. Au vide que semble creuser le vrai nom, imprononçable, d’un Dieu dont aucun des 99 noms n’atténue la transcendance répond cette espérance, certes convulsive, mais qui trouve désormais un point d’incarnation. C’est en contribuant à ce que les musulmans se rendent à leur propre historicité, à travers ce rapport moderne et politique que j’ai essayé de décrire, et non pas religieux ni théologique, qu’on les verra se rendre à leur humanité – laquelle leur paraît aujourd’hui si difficile à habiter.