2 mai 2013 • Opinion •
L’Accord National Interprofessionnel (ANI) conclu entre les partenaires sociaux le 11 janvier 2013 avait été salué par le gouvernement et les signataires comme une révolution sociale devant conduire « à un nouveau modèle économique et social au service de la compétitivité des entreprises ». Le projet de loi de l’ANI, après passage en commission mixte paritaire, doit être présenté en deuxième lecture au sénat le 14 mai prochain, avec comme mesure phare, la généralisation à tous les salariés du secteur privé à partir du 1er janvier 2016 de contrats collectifs en santé choisis par les branches professionnelles.
Les partenaires sociaux ont sorti un texte dont l’équilibre a été trouvé entre des mesures de flexibilité de maintien de l’emploi pour les grandes entreprises et de nouveaux droits pour les salariés des PME en matière de complémentaire santé. Certaines avancées sont indéniables comme la mobilité interne pour motif économique, d’autres, comme le maintien dans l’emploi et le plan de sauvegarde de l’emploi, ne font qu’officialiser des pratiques déjà possibles. La clé de voute de l’accord est contenue dans l’extension de la couverture complémentaire santé à tous les salariés du privé, premier pas vers la généralisation de cette complémentaire à tous les Français voulue par le Président de la République pour 2017.
La première incohérence provient de faire payer aux PME des bénéfices destinés principalement aux grandes entreprises. La deuxième est dans la nature des mesures qui sous-tendent l’équilibre de l’accord. Il s’agit d’un troc entre des mesures organisationnelles disponibles dans le temps en cas de besoin et des mesures tangibles, immédiates, permanentes liées à la protection sociale en santé et donc totalement déconnectées des premières. La troisième incohérence est d’augmenter le coût du travail pour les PME dans un accord de sécurisation du travail, ce qui en fait plutôt un accord de flexi-insécurité.
Si les quatre millions de salariés du privé sans contrat collectif de leurs employeurs devraient disposer d’un meilleur rapport couverture/prix de la complémentaire santé avec l’accord ANI, le résultat d’ensemble pour la collectivité est négatif. Les finances publiques, déjà ponctionnées de plus de quatre milliards d’euros par les exonérations fiscales et sociales des contrats collectifs existants, vont être dégradées. L’accord ANI contribue à diminuer les recettes de la sécurité sociale, mais aussi probablement à en augmenter les dépenses. Les contrats collectifs généralisés à tous les salariés seront pour la plupart des contrats dits « tickets modérateurs » ou proches en termes de garanties, qui sont incitatifs à la dépense (aléa moral) et ne règlent rien aux difficultés d’accès aux soins dentaires et d’optique. Rappelons que comme près de 10 millions de Français ont accès à la CMU-Complémentaire ou à l’aide à la complémentaire santé (ACS), l’argument social de l’extension de la couverture collective est de faible portée. L’ANI creuse les inégalités sociales entre les salariés du privé et les autres catégories de la population (retraités, chômeurs, étudiants, fonctionnaires, indépendants, agriculteurs) qui n’ont pas accès aux avantages des contrats collectifs. Grâce aux aides publiques, à la participation de l’employeur, à l’association avec d’autres contrats collectifs (prévoyance) et à une mutualisation plus forte (clientèle captive), les contrats collectifs coûtent à l’assuré environ deux fois moins cher que les contrats individuels pour une couverture nettement meilleure. Les retraités et les chômeurs, soumis à des dépenses de santé souvent importantes et qui n’ont jamais été aussi nombreux dans notre pays (plus de 18 millions de personnes), apprécieront la portée « historique » de cette injustice sociale.
De plus, le transfert des 3 à 4 millions de contrats individuels vers les contrats collectifs risque de déstabiliser le marché des contrats individuels, dominé par les mutuelles et les compagnies d’assurance qui détiennent 96% du marché (les instituts de prévoyance détenant 41% du marché des contrats collectifs). Ce transfert va conduire à une dégradation de la rentabilité des contrats individuels pour les assurés, qui est déjà un sujet de préoccupation, en particulier si la liberté de choix de l’assureur par l’entreprise est interdite.
Malgré les dangers, énoncés précédemment, de l’accord initial, le Gouvernement et la majorité parlementaire à l’Assemblée Nationale ont cru nécessaire d’aggraver les conséquences d’application du texte. En effet, l’ANI du 11 janvier prévoyait une liberté des entreprises en matière de choix de l’organisme assureur, avec simplement une clause de recommandation à l’échelle de la branche professionnelle. Le projet de loi initial (rétablit par la Commission Mixte Paritaire du 23 avril), prévoit quant à lui, que les négociateurs de la branche professionnelle imposeront leur choix aux entreprises avec une clause de désignation. On est en pleine confusion des genres avec des décideurs, les partenaires sociaux, qui choisissent les assureurs tout en gérant eux-mêmes les instituts de prévoyance (structures de droit privé gérées paritairement), et qui sont donc juges et parties. Cela empêche une libre concurrence en réservant, de facto, ce nouveau marché principalement aux Instituts de prévoyance. L’autorité de la concurrence a rendu le 29 mars 2013 un avis très clair sur les clauses de désignation qui « sont de nature à entraver le libre jeu de la concurrence entre les différents organismes d’assurance ». Cela ne semble pas émouvoir les ministres du Travail et de la Santé qui soutiennent cette clause de désignation, se comportant comme des dirigeants d’instituts de prévoyance soucieux de ne pas froisser les syndicats. Le gouvernement tient donc à supprimer totalement les libertés individuelles en matière de complémentaire santé, déjà affectées par l’extension de la couverture collective obligatoire, sans avoir l’audace et la cohérence d’installer une couverture complémentaire publique gérée par la sécurité sociale (du type du régime en vigueur en Alsace Moselle).
Le terme de sécurisation de l’emploi du titre de la loi est largement abusif tant la loi vise à sécuriser « les insiders » du marché du travail et éloigner les « outsiders » d’un retour à l’emploi. La loi sur l’ANI, votée en l’état du texte de la commission mixte paritaire serait une hérésie économique et sociale et une faute politique pour le gouvernement et la majorité parlementaire. Il n’y aurait plus que le Conseil Constitutionnel pour sauver la défense de l’intérêt général. Cette même loi, votée avec la liberté de choix de l’assureur, serait une loi de flexibilité pour les grandes entreprises, de fragilisation pour les PME, d’aggravation des déficits publics et des inégalités sociales en matière de complémentaire santé. Dans le premier cas, le vote serait un signe supplémentaire de l’affaiblissement de notre démocratie et de notre système politique, tant la soumission de nos politiques au lobbying privé serait la seule logique du vote. Dans le second cas, ce serait la marque d’un gouvernement sans boussole sur le plan économique et social, espérant masquer son impuissance par des accords bancals et très éloignés de ce qu’exige une véritable politique de sortie de crise.