19 septembre 2019 • Opinion •
Edward Snowden a demandé l’asile à la France. C’est l’occasion pour Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut Thomas More, de rappeler les enjeux de la surveillance et du partage des données entre les grandes puissances mondiales.
Ancien sous-traitant de la National Security Agency (NSA), Edward Snowden publie un ouvrage dans lequel il raconte son histoire. Il y expose les faits qui ont mené au dévoilement du système de surveillance de masse mis en place par les Etats-Unis (Mémoire vive, Le Seuil, 2018). Sitôt les premières pages livrées en exclusivité aux lecteurs, certains ont appelé le gouvernement français à lui accorder l’asile politique. Quand les uns invoquent la défense des libertés publiques, les autres voient dans cette proposition l’occasion de s’affirmer contre les Etats-Unis. Il faut aller plus loin dans l’analyse.
L’affaire Snowden aura été le révélateur de logiques profondes qui dépassent les représentations et catégories des « libertaires » et des « nationaux ». En première analyse, le développement de ce système de surveillance, sans véritable possibilité de contrôle de la part du Congrès, renvoie aux attentats du 11 septembre 2001. La « guerre contre le terrorisme » et ses développements, les faits démontrant qu’il ne s’agit pas d’une fantasmagorie géopolitique, expliquent beaucoup de choses. Les services de renseignement ont exploité toutes les virtualités de la technologie pour tenter de combler les failles de de la sécurité nationale et prévenir de nouveaux attentats. On retrouve ici le classique dilemme entre éthique et technique.
Dans l’intervalle, d’autres menaces se sont ajoutées au djihadisme global. Opposées à des puissances révisionnistes qui ne s’interdisent rien, y compris le terrorisme d’Etat, toutes les démocraties occidentales sont confrontées à ce dilemme. Si les indélicatesses entre alliés sont avérées, les enquêtes ayant suivi les révélations d’Edward Snowden mettent en évidence les relations tissées entre les agences de renseignement des Etats-Unis, du Royaume-Uni et d’autres pays occidentaux. Le Government Communications Security Bureau (GCHQ), équivalent britannique de la NSA, a noué d’étroites coopérations avec le Centre espagnol des renseignements nationaux (CNI), le Bundesnachrichtendient (BND), ou encore ses homologues suédois et néerlandais. Dans cette nébuleuse, le rôle spécifique du GCHQ n’interdit d’ailleurs pas une connexion directe à la « centrale » américaine.
Les services français seraient-ils donc extérieurs à cette « amicale »? Dans un pays où l’on aime marquer la distinction avec « les Anglo-Saxons », le système dit Five Eyes – une structure de coopération entre les principales nations anglophones -, est fréquemment pointé. Au départ, il s’agit d’un simple accord bilatéral entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Signé en 1946, le traité UKUSA met alors sur pied un dispositif par la suite étendu au Canada, à l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Egalement connu sous le nom de « réseau Echelon », ce dispositif circonscrit les limites d’un club hautement sélectif. Pour les agences des autres puissances occidentales, obtenir un tel niveau de partage de l’information équivaut, mutatis mutandis, à la conquête du Graal.
Si les autorités françaises sont soucieuses de maintenir une capacité autonome d’appréciation des situations, la coopération avec les agences américaines et britanniques est de première importance. Ainsi la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) a-t-elle échangé avec la NSA et le GCHQ des blocs comprenant des milliards de données. Parallèlement, elle a bâti son propre programme d’interception, la PTM (Plate-forme multimodale), et comblé ses lacunes au moyen notamment de coopérations avec les Britanniques. Enfin, les accords SPINS (2016) ont bel et bien instauré une sorte de «special relationship » franco-américain en matière de renseignement.
Pris sous tous les angles, ce système global de renseignement donne le vertige. Ses ordres de grandeur, les menaces qu’il est censé prévenir, les périls qu’il fait aussi peser sur les principes fondateurs des régimes constitutionnels occidentaux, dépassent la commune mesure. En dernière analyse, la dystopie orwellienne décrite par Edward Snowden fait saisir la vérité de l’« Age global » dans lequel nous sommes plongés : un monde de titans mobilisant des énergies formidables. A l’arrière-plan, une métaphysique de l’illimité qui bouleverse l’humanité jusque dans son anthropologie.
Au total, les défis que l’hypermodernité recèle dépassent l’approche « libertaire » ou « nationale » de l’affaire Snowden. Concédons le fait que ce scandale a favorisé la prise de conscience des contradictions propres aux sociétés libérales. Un certain nombre de lois et de projets visent à réinstaurer des limites. Pourtant, la « dictature de la technique » constitue toujours l’horizon de notre temps. Les mêmes qui dénoncent l’hubris de la puissance technicienne perdent tout sens de la mesure dès lors qu’ils abordent les questions de mœurs et de morale.
Quant à ceux des « nationaux » qui ont pour la Russie poutinienne les yeux de Chimène, on ne comprend pas leur volonté d’accueillir Edward Snowden. Ce dernier ne dispose-t-il, insigne privilège, du droit de résider dans la « Grande Patrie » où le soleil se lève? Enfin, apporter des réponses sur le plan interne et dans la sphère des nations libres ne fera pas disparaître la réalité des menaces qui pèsent sur leur avenir. D’autres puissances n’auront pas nos pudeurs ou nos exigences. Il faut même croire qu’accueillir Edward Snowden, par pure éthique de conviction pour les uns, par défi pour les autres, ne ferait que fragiliser le sort et la cohésion des dites nations.
Le fameux « dilemme de la sécurité » demeure donc. Les contradictions inhérentes à un régime de liberté aussi. D’un côté, il y a bien des principes dits intangibles, de l’autre des situations d’exception qui requièrent des décisions lourdes de conséquences. Bref, les règles ne peuvent se substituer aux hommes et à leurs choix. Les sociétés occidentales n’auront guère d’autre issue que de faire face aux lois du tragique en assumant ce que Max Weber nommait les antinomies de l’action historique.