12 juillet 2022 • Opinion •
Pour Sébastien Laye, qui vient de publier la note « Pouvoir d’achat et inflation : comment (vraiment) sortir de la crise ? », les mesures prises par le gouvernement alimentent l’inflation et le risque d’une future hausse d’impôts. Pour garantir le pouvoir d’achat, il préconise plutôt une baisse du coût du travail et une réorientation des politiques monétaires.
Vous consacrez une note à l’inflation et au pouvoir d’achat. Contrairement à nombre d’analyses, vous considérez que l’inflation actuelle a essentiellement des explications monétaires. Pourquoi ?
À ce sujet, il faut d’abord revenir aux écoles de pensée économique elles-mêmes : qu’il s’agisse des néoclassiques ou des keynésiens, et surtout plus récemment des monétaristes, l’explication principale des poussées inflationnistes a toujours été liée aux marchés du crédit, de la monnaie, aux actions des banques centrales et des gouvernants. Cette grille d’analyse n’a jamais été prise en défaut. Pour sortir une économie d’une récession, on baisse les taux d’intérêt et on augmente la quantité de monnaie, afin de stimuler l’économie et de baisser le chômage. Après quelques années de croissance vertueuse, du fait d’une masse monétaire trop importante par rapport à la demande de biens et de services, l’inflation apparaît : les gouvernements retirent alors de la liquidité, augmentent les taux d’intérêt, idéalement contractent la masse monétaire pour juguler l’inflation.
Cette règle, illustrée par la courbe de Philips (qui postule un arbitrage entre la lutte contre l’inflation et celle contre le chômage), a été un peu trop oubliée ces dernières années. Face à la crise financière de 2008, puis celle du Covid de 2020, les banquiers centraux ont multiplié par sept la masse monétaire de par le monde. Si lors de la dernière décennie seule la sphère des actifs a connu la conséquence inflationniste de telles politiques, avec la réponse disproportionnée lors de la crise du Covid, c’est la sphère réelle des biens et services qui a pris le relais. Dès l’été 2020 nous alertions sur les conséquences d’une telle politique, surtout qu’à l’inverse de 2008, il n’y avait aucun problème économique sous-jacent, tout juste un essoufflement du cycle de croissance exceptionnellement long : terrifiant pour les dirigeants, le Covid n’avait pas de portée économique car les confinements ont été de court terme. À l’inverse, on a voulu éradiquer le moustique avec un marteau, et l’inflation a été le principal dégât.
Quelle est la part imputable aux mesures de soutien à la consommation dans le phénomène inflationniste ?
Depuis la période inflationniste des années 1970 et sa fin abrupte par des mesures de désinflation compétitive, nous avons oublié les leçons de ce long échec. Le soutien à la consommation permet de calmer les revendications sociales – un temps seulement, il suffit de se référer à notre période révolutionnaire et aux famines à la suite de la crise des assignats – mais entretient l’inflation. Pour juguler l’inflation, il faut tempérer la croissance de la masse monétaire et réduire la demande. C’est un langage économique dur à entendre pour les citoyens mais la distribution d’argent gratuit ou la hausse des salaires, historiquement, a toujours alimenté l’inflation. On se retrouve avec des boucles prix-salaires ou prix- aides sans fin, jetant du mauvais argent sur de la mauvaise monnaie. Historiquement, aucun régime n’est sorti de la sorte d’une crise inflationniste, sauf en s’effondrant sur lui-même, la dépression mettant un terme à l’inflation avec de nouvelles tendances déflationnistes.
Pour remédier à la hausse des prix, les pouvoirs publics multiplient les mesures de soutien à la consommation. Est-ce paradoxal ?
Il y a deux raisons à cela. La première est d’ordre économique, il s’agit de l’analyse erronée sur les causes de l’inflation mentionnée auparavant. Nos énarques au pouvoir ont reçu des leçons basiques d’économie qui négligeaient toutes la question de la monnaie. « La monnaie est un voile », disent les manuels d’économie, oubliant durant des décennies l’impact des questions monétaires. Par ailleurs, Macron et Le Maire sont nés dans les années 1970 : sans culture historique économique, ils n’ont pas connu cette dernière période inflationniste et incriminent la guerre en Ukraine ou les tensions post-Covid sur l’approvisionnement, sans comprendre la nature de l’inflation. Les Français qui ont aujourd’hui 70 ans, eux, comprennent la nature du problème, et savent très bien comment nous nous en sommes sortis à l’orée des années 1980.
La deuxième raison est d’ordre politique : nos gouvernants estiment – à tort – que ces sujets monétaires sont trop complexes pour les citoyens, qu’ils doivent être « dépolitisés » (d’où l’indépendance des banques centrales). Pour trouver une justification à leur interventionnisme, ils prétendent donc, selon les pays, lutter contre l’inflation en augmentant les salaires ou par des mesures de soutien aux ménages. En France, a été retenue la seconde option, à l’inverse des aides directes aux entreprises durant le Covid. Dans d’autres pays, les gouvernants tentent de financer les hausses de salaires en aidant les entreprises.
Vous dites que ces mesures, comme le chèque énergie ou la prime inflation ont davantage une portée politique qu’économique. Est-ce à dire qu’elles sont inefficaces ?
Elles ne résoudront pas le cœur du problème, mais font gagner un peu de temps au gouvernement. Aujourd’hui, l’inflation en France mesurée par Eurostat est de 6,5% : c’est un point de moins que dans le reste de l’Europe et on peut estimer qu’il s’agit là de l’effet des mesures de soutien aux ménages. Mais c’est une goutte d’eau dans un vase, surtout qu’à l’inverse des autres pays, nos salaires peinent à dépasser les 3-4% de progression. J’introduis dans ma note le concept de « budgétisation du traitement de l’inflation ». Le coût est toujours le même, il est simplement supporté par l’État : ainsi, toutes les mesures accumulées contre l’inflation, en incluant la nouvelle loi, représentent un coût budgétaire de 25 milliards par an. C’est la valeur du différentiel d’inflation si on la rapporte au PIB.
C’est donc un jeu à somme nulle, avec deux problèmes. Un, en mettant de l’argent entre les mains des ménages qui vient du budget et donc de la création monétaire de la BCE, vous augmentez la masse de monnaie en circulation: l’impact est inflationniste. Deux, vous augmentez le déficit et détériorez la situation des finances publiques, ce qui aura un coût assez immédiat en période de remontée des taux : la remontée actuelle de 1% sur la dette de l’État nous coûtera déjà près de 40 milliards d’euros par an d’ici quelques années. On peut donc qualifier cette politique de problématique à deux niveaux : à court terme, elle est procyclique et inflationniste, à moyen terme, elle obère les finances publiques et porte en germe de futures hausses d’impôts.
Quel regard portez-vous sur les récentes déclarations de Bruno Le Maire évoquant la possibilité d’adapter les prix de l’électricité et du gaz en fonction des revenus ?
À choisir une telle mesure de soutien aux prix du gaz et de l’électricité, je préfère en réalité cette approche : elle favoriserait les ménages les moins aisés qui sont ceux qui souffrent le plus de l’inflation et auront donc la plus grande propension à consommer en cas d’afflux de monnaie. À jouer dangereusement avec la monnaie et les déficits, autant le faire avec des mesures qui ont le maximum d’impact sur le PIB, via un effet multiplicateur. Ma crainte est que ces mécanismes ne soient pas vraiment compris à Bercy et que seul un raisonnement politique guide de telles mesures.
Toutes ces mesures expliquent aussi que, contrairement à d’autres pays, les salaires n’aient pas augmenté avec l’inflation en France. Voyez-vous ces aides comme des cadeaux faits aux entreprises ?
Oui, le logiciel comme lors de la crise du Covid est plus axé sur les entreprises que les ménages. J’en veux pour preuve le fait que concomitamment à ces 25 milliards d’aide, aucune conférence générale sur les salaires n’est organisée. Le gouvernement a budgétisé le coût du soutien aux ménages : c’est le déficit qui l’assume et non les entreprises, notamment les grandes entreprises qui dans les années 1970 durent céder aux revendications des salariés. Cette situation s’explique par le piteux état de notre tissu d’entreprises et sa faible productivité : si l’on devait massivement augmenter les salaires maintenant, notre compétitivité continuerait de se dégrader, notre commerce extérieur de se creuser et la réindustrialisation serait inenvisageable.
En même temps, il faut s’interroger sur cette situation, où l’on tombe de Charybde (faible compétitivité) en Scylla (impossibilité d’augmenter les salaires). Seuls les gains de productivité justifient économiquement la hausse des salaires : même l’inflation peut s’inscrire dans un cercle vertueux si la hausse des salaires découle de la hausse de la productivité, d’un cycle d’innovations. L’aporie dans laquelle nous nous trouvons pour lutter « naturellement » contre l’inflation révèle beaucoup de notre économie sous dimensionnée, tiers-mondisée industriellement et à la peine sur le flanc de l’innovation.
Quelles mesures seraient plus à même de garantir le pouvoir d’achat des Français ?
Justement, si notre économie n’est pas « naturellement » armée pour faire face à ce défi, nous proposons quelques solutions dans notre note. Selon moi, la priorité est de redonner aux Français les fruits de leur travail : en sortant des 35 heures par la défiscalisation et la désocialisation des heures supplémentaires, le rachat des RTT et l’extension du travail dominical. Le travail des Français doit payer un maximum en période d’inflation, d’où la nécessité de réduire l’écart entre le salaire brut et le net en laissant plus de choix aux salariés sur une partie de leur protection et en baissant massivement les charges. En baissant le coût du travail, nous retrouverions par ailleurs la productivité perdue que nous évoquions.
Il faut aussi rendre du pouvoir d’achat aux consommateurs par une vigoureuse politique de la concurrence et de l’offre en France. Nous devons faire exploser les cartels monopolistiques dans diverses industries : banques, assurances, télécoms, automobiles. Nous proposons quelques pistes très pratiques, comme la liberté des pièces de rechange sur les carrosseries automobiles (un milliard d’économies à la clef). Enfin, l’inflation étant d’origine monétaire, une grande partie de la solution l’est également. Une remontée crédible des taux d’intérêt, et une réorientation des politiques monétaires (en évitant de susciter des bulles spéculatives en chaîne) doivent permettre en deux ans de ramener l’inflation à 2%.