Crise économique · Quel impact sur l’industrie française de défense ?

Thibault Fouillen, chargé de mission Défense & Sécurité à l’Institut Thomas More

28 décembre 2009 • Analyse •


L’une des principales caractéristiques de la crise financière de l’automne 2008 muée en crise économique depuis plus d’un an maintenant est clairement le gel assez généralisé dans les investissements et la grande réticence qui règne sur le crédit – ce qui ne peut qu’avoir des conséquences sur l’activité économique et industrielle. Mais alors que les effets de cette crise brutale se font sentir partout et que la « tentation protectionniste » est une menace jusqu’ici à peu près tenue à distance, il nous semble pertinent d’évaluer l’impact que la crise peut avoir sur l’industrie de défense française.

Un secteur spécifique

Pour commencer, le secteur de l’industrie de l’armement ne répond pas aux caractéristiques traditionnelles du marché et des industries  » classiques  » – en tout cas non sensibles. On peut relever trois spécificités. Le marché de l’armement a pour première particularité d’être à la fois très concurrentiel au niveau des acteurs industriels et très concentré, puisque cinq pays se partagent à peu près 90% du marché (1). Sa deuxième particularité est le temps long du cycle total d’un programme : entre la conception en bureaux d’études, la production, les contrats de vente et d’exportation et la longévité d’utilisation, un programme s’étale sur trente ou quarante ans. Troisièmement, le marché de l’armement est caractérisé par l’influence très grande des états, en tant que puissance publique, à travers les offsets par exemple, la distorsion de concurrence entre pays n’ayant pas ratifié les mêmes conventions et bien sûr la grande politisation de nombre de contrats commerciaux.

Il n’est en effet pas rare de voir les gouvernements intervenir pour appuyer la signature de contrats d’armement, comme Nicolas Sarkozy l’a encore fait au Brésil il y a peu pour soutenir la vente d’avions Rafale au Brésil. On est loin, très loin, de la « main invisible » du marché chère à Adam Smith. Cette intervention des états s’explique par deux facteurs : le premier réside dans les produits vendus, des armes et des systèmes de défense, qui méritent une attention évidemment particulière ; le second est que ces états peuvent être actionnaires (majoritaires ou minoritaires) de ces entreprises et avoir donc un intérêt particulier à leur stratégie et à leur développement.

Pour toutes ces raisons, l’impact réel de la crise sur le marché d’armement ne peut se mesurer aisément sur le court terme et devra être surveillé sur plusieurs années, tant pour la production que pour l’exportation. En revanche, on peut déjà identifier les tendances lourdes de la crise économique sur l’industrie française de l’armement, tendance, on le verra, qui fait écho aux orientations européennes actuelles.

Un secteur fragilisé

L’impact du secteur de l’armement sur l’économie française n’est pas négligeable. En chiffres, le ministère de la Défense est le premier acheteur et investisseur public français, avec plus des deux tiers des marchés publics passés par l’état. Le secteur repose sur un socle de 12 000 entreprises – allant des plus grands groupes comme Thalès, DCNS, Dassault, Nexter, etc., aux plus petites PME-PMI sous-traitantes. Il représente 165 000 emplois directs et autant d’emplois indirects, et entre 25 et 30% de la base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne.

Mais aujourd’hui, les effets de contraction des investissements dus à la crise économique mêlés à une compétition internationale féroce – y compris au niveau européen – et à une réduction du nombre d’opérateurs, conduit à fragiliser le secteur et en particulier les PME, qui en sont pourtant des acteurs clés. En outre, la crise entraine des difficultés d’accès au financement bancaire pour ces PME et au durcissement des conditions d’octroi de crédits ou de garantie bancaire alors que, peut-être plus dans l’armement que d’autres secteurs, investir est une nécessité. De même, le ralentissement global de l’activité économique risque de pénaliser les industriels en entrainant une réduction des cadences de production pour anticiper une stagnation de leurs carnets de commandes, et ce malgré les efforts (bien modestes…) de la RGPP et ceux du Plan de relance de 2008, qui accorde une place conséquente à la défense (2). Un autre effet de la crise économique et financière, à savoir la volatilité des taux de change et de la parité euro/dollar, pousse des industriels comme Thalès, EADS ou Safran à opter pour des instruments de couverture qui ont un coût non négligeable sur leur budget, répercuté sur le coût des produits. La crise renforce aussi la tendance qui incite les industriels à aller chercher la croissance là où elle est en privilégiant des partenariats stratégiques extra-européens – ce qui pose la question de l’émergence hypothétique d’un marché européen de l’armement. Le plateformiste britannique BAE est aujourd’hui l’archétype de cette tendance (3). La contraction d’activité qu’elle provoque oblige enfin les industriels à renforcer une tendance déjà largement observée à la délocalisation d’une partie de leurs bureaux d’études ou de leurs chaines de production.

Aux effets de la crise vient s’ajouter un élément perturbateur, celui de l’aspect cyclique des programmes d’armement. La période actuelle semble en effet constituer ce que les experts appellent un « creux de vague », puisqu’elle est marquée par l’achèvement des développements de la plupart des grands programmes lancés par la France, tous secteurs confondus (FREMM, Rafale, Tigre, NH-90, VBCI, ASMPA, Meteor, M51, SNLE, Helios 2, Syracuse 3, etc.). Les matériels sont pour la plupart désormais livrés. Exception faite de quelques nouveaux programmes (comme ceux du remplaçant du VAB ou du futur hélicoptère lourd) et à lire ce qui est prévu par le Livre Blanc de 2008 et par la Loi de programmation militaire 2009-2014, les prochaines années seront moins fastueuses pour les industriels. Cet « effet de baignoire » est renforcé par une crise qui n’incite guère aux grands projets, même si le ministère de la Défense a bénéficié du Plan de relance français, et risque de ne pas être sans conséquences tant en termes de maintien de l’avancée technologique que d’anticipation globale des besoins de défense. Cette apathie s’observe en France mais plus largement partout en Europe.

Le long terme hypothéqué ?

Ce qui est en jeu, c’est le décrochage définitif – le coup de grâce étant porté par la crise – de la France et de l’Europe en terme de capacités technologiques et de R&T, et donc des capacités commerciales de leur industrie. Le flux de R&T en France est estimé à 700 millions d’euros par an et le soutien à la R&T contenu dans le volet « défense » du Plan de relance vise précisément à soutenir l’innovation, essentielle pour que les entreprises soient en mesure de saisir les opportunités une fois la crise passée. Mais un chiffre suffit à dire l’insuffisance de l’effort : les états-Unis dépensent annuellement 160 milliards de dollars en R&T contre seulement 30 milliards pour l’Union européenne – dont 10 pour la France, dont l’effort est réel. Cela ne suffit tout simplement, au niveau européen, pas.

Des efforts pourraient être entrepris pour rationaliser les dépenses, dépasser les cloisonnements sectoriels et l’éparpillement des crédits de recherche. Il conviendrait de mutualiser les moyens et l’expertise technique et de favoriser l’articulation entre recherche civile et recherche militaire – comme on le fait déjà dans les secteurs de la télécommunication et de l’espace – puisque la Délégation générale pour l’armement (DGA) estime que 60% de la recherche de défense a des retombées dans le civil, notamment dans le domaine de la sécurité. A ce titre, il serait sans doute souhaitable d’accentuer les synergies des nouvelles technologies de plus en plus duales afin de compenser un marché de défense qui se rétracte par l’investissement d’un marché de la sécurité en pleine expansion.

On le sent bien, le rôle de l’état est ici essentiel, même s’il est limité par le risque d’un repli sur les acquisitions patrimoniales. Afin de prévenir ce risque, mortifère pour le tissu industriel couvert par les PME-PMI, la DGA s’appuie sur un dispositif interministériel d’alerte qui permet d’anticiper les difficultés financières et économiques de ces PME et de prévenir les défaillances des acteurs industriels stratégiques pour la BITD française. Mais il serait possible d’aller plus loin et de suggérer que la crise pourrait être l’occasion de poser les bases d’une nouvelle relation entre l’état et les industriels du secteur. Lorsque Laurent Collet-Billon, Délégué général pour l’armement, affirme que les états devraient soutenir leurs industries de défense avec « un premier volet relatif à la maitrise des compétences adéquates en matière d’acquisition d’armement pour pouvoir instruire les bonnes décisions, et un second volet relatif au soutien de l’industrie de trois manières : en favorisant l’innovation, en s’assurant du maintien des compétences critiques et, enfin, en soutenant l’exportation » (4), il nous paraît témoigner d’une vision par trop datée et irréaliste des moyens réels disponibles. L’heure des choix a sonnée et il n’est plus envisageable pour un pays comme la France de soutenir l’ensemble de la chaîne industrielle. La préférence devrait être donnée à certains pôles stratégiques et un regroupement industriel autour de quelques gros plateformistes (comme c’est le cas dans la marine avec DCNS ou pour l’aviation avec Dassault et EADS) serait sans doute profitable à un secteur de l’armement qui a du mal à rester compétitif sur tous les tableaux, faute de crédits suffisants. En définitive, le problème majeur auquel la France est confrontée, comme la plupart de ses partenaires européens, est de réussir à articuler les priorités de court terme (urgences opérationnelles, crash programs, etc.) avec les impératifs de long terme (maintien d’une BITD forte et compétitive).

Un environnement européen morose

Les inquiétudes légitimes qu’on peut nourrir pour l’avenir du secteur industriel français sont renforcées par l’observation de ce qui se passe chez nos voisins. Car, si les gros acteurs tricolores maintiennent des carnets de commandes encore stables et sont actuellement en pleine restructuration (notamment Thalès qui table sur une stratégie plateformiste), il n’en va pas forcément de même chez nos partenaires européens, qui peinent pour certains à trouver le bon équilibre entre baisse générale des dépenses publiques, maintien d’une R&D suffisante et soutien à leurs PME-PMI.

Cet état de fait fragilise évidemment en premier lieu les pays en question mais renforce le contexte de morosité industrielle partout en Europe, d’autant qu’il vient se greffer sur une réalité antérieure à la crise et sans doute sous-estimée : un retour au « réflexe national ». En effet, tandis que les responsables politiques – Français en tête – multiplient les déclarations euro-volontaristes, la réalité de la crise semble agir en sens inverse, exacerbe les intérêts nationaux et les volontés de coopération européenne se délitent. En effet, depuis le lancement dans les années 1980 de grands programmes du type Transall, A400-M, missiles MILAN, hélicoptères NH-90, Tigre ou Eurofighter, aucun nouveau programme n’a été lancé au niveau européen. Il y a comme un repli sur soi, les industriels jouant leurs cartes chacun dans leur coin, alors que la crise et l’absurdité des doublons de matériels à l’échelle européenne appelleraient plutôt à un renforcement de la mise en commun des compétences pour produire des équipements plus satisfaisants et surtout à moindre coût (5). Petit tour d’horizon de l' »Europe de la défense » concrète et peu enthousiasmante.

La Pologne affiche un budget de défense pour 2010 en baisse de 20% alors que ses crédits de modernisation des forces armées étaient déjà en baisse de 60% en 2009 par rapport à 2008. De nombreux contrats d’équipement ont d’ailleurs dû être renégociés en raison de ces coupes budgétaires. L’Allemagne n’est pas dans une situation très enviable non plus puisque la programmation financière prévoit une baisse en 2011 et des réductions de crédits assez importantes en termes de crédits de R&D. On observe le même scénario en Italie qui a dû débloquer une rallonge exceptionnelle de 450 millions d’euros pour compenser la chute brutale (-27%) des moyens destinés à la maintenance des équipements et aux opérations extérieures. Par ailleurs, l’Italie n’a pas donné suite aux coopérations qui la liaient à la France dans le domaine spatial (notamment sur la succession du satellite Helios 2), toujours pour des raisons économiques. Quant à la Grande-Bretagne, la crise économique l’a conduite à supprimer 2 milliards d’euros de crédits en 2009 et elle table sur une réduction de 10 à 15% des dépenses entre 2010 et 2016. Les Britanniques essayent aussi de dégager des marges de manœuvre financières en taillant dans tous les budgets, comme par exemple en reportant la rénovation de son parc d’avions Awacs ou encore par la proposition en septembre 2009 de Gordon Brown de réduire de 4 à 3 sa flotte de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) (6). Il a par ailleurs cessé toute discussion relative aux travaux portant sur un avion de combat de cinquième génération, compte-tenu de l’impact de la crise sur son budget de défense. Même la Grèce, certes un petit pays mais qui était l’un des seuls en Europe à présenter un budget de défense général en hausse va, avec la crise financière qu’elle connait actuellement (avec un déficit publique explosant à 12,7% du PIB !), tailler dans tous les budgets et il y a fort à parier que la défense risque de pâtir fortement de cette rationalisation des dépenses publiques.

On le voit donc, la crise impacte fortement les pays européens partenaires de la France. Cela peut-il au moins représenter une opportunité de renforcement de la solidarité européenne ? Certains voudraient le croire mais le bilan de l’année écoulée ne laisse rien présager de tel. On l’a dit, le « réflexe national » prime. Mais quoi qu’il en soit, et crise ou pas, la plupart des observateurs s’accordent pour dire que les budgets de défense européens ne sont structurellement pas à la hauteur des ambitions que se donne l’Union européenne en matière de sécurité et de défense, et plus particulièrement dans la construction d’une BITD européenne. De manière générale, on est en droit de se dire pessimiste lorsque l’on regarde l’Europe s’enfoncer dans la « neutralité molle », à juste titre stigmatisée par Jean-Pierre Maulny (7).

Notes •

(1) Le « Top 5 » des principaux fournisseurs de matériel de haute technologie est inchangé depuis la fin de la Guerre froide et regroupe les Etats-Unis, la Russie, la France, le Royaume-Uni et Israël. Ils se partagent à eux cinq 90% du marché sur la décennie 1998-2007. Voir le rapport au Parlement du ministère de la défense, Les exportations d’armement de la France en 2008, août 2009.

(2) Le Plan de relance prévoit de consacrer sur la période 2009-2010 1,2 milliard d’euros aux équipements de défense, 200 millions d’euros aux infrastructures, 200 millions d’euros au MCO (maintien en condition opérationnelle) et 110 millions d’euros au paiement des études en amont. En 2009, et en tenant compte du Plan de relance, les engagements de la DGA représentent un peu plus de 20 milliards d’euros.

(3) Premier industriel d’armement européen, deuxième mondial derrière Boeing en termes de chiffre d’affaires (2007), mais dont les acquisitions aux états-Unis se chiffrent à 9,68 milliards de dollars pour la période 2003-2008 et dont 45% des employés sont américains. Voir Sipri Yearbook 2009. Armaments, Disarmaments and International Security, Stockolm International Peace Research Institute, Oxford Unversity Press, 2009, p. 278, tableau 6.8.

(4) Audition de M. Laurent Collet-Billon, Délégué général pour l’armement, par la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, 16 mai 2009.

(5) Rappelons que l’Europe totalise actuellement 87 programmes d’armement au niveau européen (dont 20, rien que pour les blindés), alors que les états-Unis n’en comptent que 11.

(6) Ce qui invaliderait d’ailleurs la permanence de la dissuasion nucléaire britannique et aussi leur capacité de « frappe en second », et donc toute la crédibilité de ce dispositif.

(7) Cité dans « La crise économique sape l’Europe de la défense », Le Monde, 21 octobre 2010.