Arménie-Azerbaïdjan · Quel rôle joue la Turquie ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

26 février 2024 • Entretien •


Malgré le retour du Haut-Karabakh à l’Azerbaïdjan, entériné par Erevan, les relations sont des plus tendues aux frontières de l’Arménie. A la tête de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev a des revendications sur le Sud arménien et ce que l’on nomme à Bakou le « corridor de Zanguézour ». Alors que la France, par ses livraisons d’armes, s’efforce de compenser le déséquilibre militaire dont souffre l’Arménie, la question se pose du rôle de la Turquie. Ses vues géopolitiques larges, à l’échelle de l’ancien Turkestan, devraient l’inciter à modérer son allié azerbaïdjanais, pour rechercher un soutien international à ses projets. Mais cette modération demeure hypothétique. Entretien réalisé par Mélanie Lepoutre, journaliste au Journal du Dimanche.


La Turquie a appelé le président azerbaïdjanais Ilham Aliev à l’apaisement. Pourquoi ? Est-ce que les Turcs participent dans l’ombre à l’exercice de pressions sur l’Azerbaïdjan ? De quelle manière en regard du fait que c’est leur allié ? Quel est l’intérêt turc dans ce dossier ?

Les alliances sont fondées sur des convergences, c’est-à-dire sur le partage de certains intérêts de sécurité et une vision commune de l’avenir. Cependant elles ne signifient pas une identité de vues (deux choses identiques ne seraient pas deux mais une). Dans le cas présent, il s’agit d’une alliance forte avec pour axe structurant l’idée que la Turquie et l’Azerbaïdjan ne formeraient qu’une seule nation, partagée entre deux États. Cela dit, cette alliance a précédemment connu des inflexions, lorsqu’Ankara et Erevan pratiquaient une « diplomatie du ballon » (2008-2009) par exemple ; les deux pays utilisaient alors le football pour amorcer un processus de normalisation (les relations diplomatiques sont interrompues depuis 1993 et la frontière est close). Cela déplaisait au pouvoir azerbaïdjanais.

Peut-on penser que le président turc Recep T. Erdogan voit plus loin que son homologue azerbaïdjanais, qui se pose en potentat régional ? Le président turc entend ouvrir une grande route vers le bassin de la Caspienne et la partie occidentale du Turkestan (l’Asie centrale), voire sa partie orientale (le Sin-Kiang/Xinjiang, sous contrôle chinois). Un tel « couloir de circulation » serait la colonne vertébrale de l’Organisation des États turciques, très importante à ses yeux. On sait en effet qu’un ancien courant pantouranien perdure en Turquie, et ce depuis l’époque des Jeunes-Turcs, avant et pendant la Première Guerre mondiale (on se souvient d’Enver Pacha, que son rêve pantouranien a conduit au Turkestan, pour y trouver la mort).

Pour réaliser un tel projet – d’une certaine manière, une « route de la soie » pantouranienne –, projet qui ferait de la Turquie un carrefour entre Orient et Occident, Recep T. Erdogan devrait se ménager des appuis internationaux et ne pas se laisser rattraper par des ambitions azerbaïdjanaises strictement régionales, limitées au Caucase du Sud. C’est une hypothèse à étudier et tester. Jusqu’alors, Recep T. Erdogan s’est plutôt aligné sur Ilham Aliev. On ne saurait affirmer qu’il a été un facteur de modération. Aussi son appel à l’apaisement n’est-il peut-être qu’un mouvement tactique.

Ilham Aliev passe son temps à souffler le chaud et le froid concernant l’intégrité territoriale de l’Arménie. Que sait-on de ses réelles intentions ?

Peu de choses du fait qu’il n’existe pas de débat libre et ouvert en Azerbaïdjan, qu’il s’agisse de politique intérieure, de diplomatie ou de stratégie générale. Pour délimiter les contours des représentations géopolitiques du pouvoir azerbaïdjanais, il faut principalement se reporter à la rhétorique et aux propos d’Ilham Aliev. A la manière d’un psychanalyste qui décrypte le discours de son patient, ses silences et ses non-dits. Notons à ce propos que François Thual a opéré un rapprochement entre les méthodes de la géopolitique et celles de la psychanalyse. En vérité, il s’agirait plutôt de recourir à la psychologie jungienne des profondeurs (la « psychologie analytique »).

En dépit de quelques propos rassurants lâchés ici où là, le président azerbaïdjanais cultive de grandes ambitions régionales : exploiter la situation régionale et internationale pour faire de son pays la puissance pivot du Caucase, à la croisée des axes est-ouest (Turquie-Turkestan) et nord-sud (Russie-Iran-golfe Arabo-Persique). Notons que le soutien russe à l’Azerbaïdjan s’explique par cette position géostratégique : le Kremlin veut ouvrir ses propres routes vers l’Iran et le golfe Arabo-Persique, sans passer par le canal de Suez. Les menaces sur l’intégrité territoriale de l’Arménie sont avérées et l’armée azerbaïdjanaise a précédemment fait des incursions. Erevan dénonce l’occupation d’une portion du territoire arménien. Précisons que nous ne parlons pas du Haut-Karabakh mais des frontières internationalement reconnues de l’Arménie.

Tout cela ne doit donc pas être pris à la légère. D’autant plus que l’offensive-éclair de l’armée azerbaïdjanaise, le 19 septembre 2023, n’était pas nécessaire, en termes politiques et militaires. Bakou avait déjà emporté la partie et c’étaient les modalités d’intégration du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan dont il était question dans les négociations. Mais Ilham Aliev a voulu donner un tour guerrier à cette victoire géopolitique, afin de triompher. Or, l’étude de l’histoire, des relations internationales et des guerres montre que les capacités et les succès militaires génèrent de nouvelles intentions. Les vues d’Ilham Aliev dépassent le Haut-Karabakh.

Pourquoi Emmanuel Macron a remis sur la table la question du retour des réfugiés arméniens au HK alors que les habitants de l’Artsakh ne veulent pas retourner chez eux en tant que citoyens de l’Azerbaïdjan. C’est une erreur politique ?

En politique, un homme d’État doit avoir le goût des principes et le sens des proportions ; les demi-habiles qui invoquent le « réalisme », le « pragmatisme » et la « diplomatie transactionnelle », pour mieux renoncer aux principes, ont vite fait de céder toujours plus de terrain à leurs interlocuteurs et adversaires. Aussi est-il bon que le président français rappelle les principes de base du droit international, quand bien même seraient-ils difficiles à mettre en œuvre ou à faire respecter hic et nunc. De fait, la fuite des Arméniens du Haut-Karabakh (au moins 100 000 personnes) n’est pas l’effet d’un acte de libre volonté mais de la peur de ce qui leur adviendrait, sans statut politico-juridique propre, protection de leurs droits et garanties internationales.

Bien entendu, rappeler les principes ne suffit pas à fonder une politique étrangère : les moyens doivent suivre. En l’occurrence, la France aide l’Arménie à rétablir une certaine balance militaire avec l’Azerbaïdjan. Par ailleurs, l’Arménie a suspendu sa participation à l’OTSC (l’Organisation du traité de sécurité collective, centrée sur la Russie). Soulignons la livraison par la France de trois radars de surveillance aérienne (en fin d’année ?), de véhicules blindés et de jumelles de vision nocturne ; des missiles sol-air Mistral et des fusils de précision seront livrés plus tard. Cette balance militaire est l’une des conditions d’un futur arrangement entre les deux pays, base d’une coopération régionale pour désenclaver le Turkestan.

Plus généralement, il importe que les Occidentaux ne se laissent pas évincer du Caucase du Sud, au moyen d’un « processus d’Astana » régional, animé par la Russie, la Turquie, l’Iran et l’Azerbaïdjan, sans la France, les États-Unis et l’Union européenne. Des préoccupations de grande stratégie rencontrent ici l’exigence d’une Arménie souveraine et indépendante : les Occidentaux doivent maintenir ouvertes des « portes d’entrée » sur leurs périphéries, dans le Caucase comme au Moyen-Orient. Pour cela, il leur faut des points d’appui, à l’instar de l’Arménie au Caucase.

L’Arménie et Azerbaïdjan négocient la paix depuis plusieurs semaines. Qu’est-ce qui bloque la négociation ?

Les négociations semblent achopper sur la question du « corridor de Zanguézour », dans le Sud de l’Arménie, c’est-à-dire l’ouverture d’un grand axe de circulation est-ouest entre la Turquie et l’Azerbaïdjan (via l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan), en direction du bassin de la Caspienne et du Turkestan. Le terme de « corridor », qui n’apparaissait pas dans le texte du cessez-le-feu qui avait suspendu la guerre des Quarante-quatre jours (automne 2020), est de sinistre mémoire. Il évoque le « corridor de Danzig » et le révisionnisme géopolitique de l’Entre-deux-guerres.

L’Arménie redoute de perdre le contrôle de cet axe de circulation et, par extension, d’une partie du Siounik (le Sud arménien) et de sa frontière avec l’Iran. Cela signifierait une Arménie résiduelle dont la souveraineté serait amputée. Aussi Nikol Pachinian et son gouvernement privilégient-ils un grand projet de carrefour régional, dans un cadre international. L’idée est de diluer le pouvoir et l’influence propres de l’Azerbaïdjan. Dans une telle perspective, le projet de désenclavement du Turkestan pourrait bénéficier d’un soutien européen et américain. Encore doit-il être conçu dans le respect du droit international.

Une attitude responsable de la part de la Turquie viendrait renforcer l’impression positive produite par la normalisation de ses rapports avec les États arabes sunnites des Proche et Moyen-Orient, depuis l’Egypte au golfe Arabo-Persique, ainsi que la ratification de l’accord d’adhésion de la Suède à l’OTAN. Nous ne demandons qu’à être convaincus. A Recep T. Erdogan de raisonner son homologue azerbaïdjanais. Mais, encore une fois, le veut-il ? Entend-il la chose ?