« Le Japon renforce son potentiel offensif, mais il est encore loin de capacités offensives lointaines »

Entretien avec Edouard Pflimlin, journaliste et chargé de cours de relations internationales à l’Université de Paris X Nanterre

3 décembre 2010 • Entretien •


Entretien avec Edouard Pflimlin, journaliste et chargé de cours de relations internationales à l’Université de Paris X Nanterre, auteur de Le retour du Soleil Levant. La nouvelle ascension militaire du Japon (ed. Ellipses, Paris, juin 2010).


On a beaucoup parlé dans l’actualité récente des différends territoriaux entre le Japon et la Chine en Mer de Chine, ce qui a mis en lumière d’ailleurs, l’existence d’une puissante marine japonaise. Depuis quand le Japon possède-t-il un potentiel militaire aussi impressionnant ? Pourriez-vous préciser les données historiques du réarmement japonais ?

Le réarmement militaire a commencé dès l’après-Guerre sous forme de projets et d’études, notamment sur la possibilité de recréer une marine de guerre, alors que le Japon est démilitarisé après sa défaite en 1945 et que la constitution de 1946 par son article 9 indique que « le maintien d’une armée de terre, d’une marine, d’une aviation ou de tout autre potentiel de guerre ne peut être permis ». Mais c’est avec le durcissement des relations Est-Ouest et la Guerre froide, face à la menace communiste que les Etats-Unis et le Japon commencèrent à envisager le réarmement. Les premières ébauches de plan de défense furent dessinées à l’initiative d’officiers japonais, notamment concernant la marine.

Ces préoccupations japonaises en matière de défense furent soutenues par celles des Américains dont l’approche de la sécurité japonaise se modifia sensiblement à partir de 1948. En effet à partir de cette année là, la victoire communiste se confirmant en Chine, une nouvelle division du monde se dessina. Sur l’ordre de Mac Arthur, Commandant Suprême des Forces Alliées (“Supreme Commander for the Allied Powers (SCAP)”), en octobre 1947 furent créées une police rurale de 30 000 hommes et une police urbaine de 95 000 hommes. Cependant, jusqu’en 1950, il n’y eut pas de forces militaires japonaises. L’invasion par la Corée du Nord de la Corée du Sud le 25 juin 1950 modifia brutalement la situation et imposa de fait la renaissance d’une organisation militaire japonaise.

En juillet 1950 fut établie une force nationale de police de réserve. Yoshida, le Premier ministre japonais, fut convaincu par ses conseillers que la “Police Nationale de Réserve” (PNR) devait être plus un organisme militaire qu’une force de police. Il admit que la PNR pouvait utiliser d’anciens officiers de l’armée impériale.

L’ordonnance concernant la PNR fut promulguée le 9 août 1950. L’article 1 indiquait que l’objet de la PNR était de « renforcer la police rurale et les forces autonomes locales de police au niveau nécessaire pour maintenir la paix et l’ordre dans le pays ». L’article 2 indiquait que la PNR était un organisme sous l’autorité du premier ministre (constitué de 4 à 6 détachements mobiles). L’article 4 fixait les effectifs à 75.100 hommes et 20 milliards de yens de budget. Le service devait durer deux ans. La PNR se transforme en force nationale de sécurité de 100 000 hommes en août 1952. Enfin, le 9 juin 1954, la Loi sur l’Etablissement de l’Agence de Défense (“Defense Agency Establishment Law), amendant totalement la loi de 1952 sur l’Agence de Sécurité et la Loi sur les Forces d’Autodéfense furent promulguées et entrèrent en effet le 1 juillet 1954.

Cette renaissance de forces armées fut accompagnée par un développement de l’activité militaire japonaise. Pour la première fois en 1950 des forces japonaises avaient en effet aidé les Américains. D’une part des L.S.T. japonais aidèrent au débarquement des premières troupes américaines en Corée. De plus, 46 dragueurs de mines japonais participèrent aux opérations dans les eaux coréennes en 1950. En 1954, la mise en place du deuxième pilier de la politique de défense, des forces armées complètes et structurées autour d’un organisme venait de se réaliser. Le premier pilier était l’alliance avec les Etats-Unis, pays avec lequel le Japon avait signé un traité de défense en 1951 et qui déployait un important contingent dans l’archipel.

Le Japon a créé une base militaire à Djibouti, qui sera opérationnelle en 2011. C’est une première depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Cela signifie-t-il que le Japon se sent plus libre dans sa politique de défense et son engagement international ?

Cela signifie d’une part que Tokyo accorde une importance croissante à la lutte contre la piraterie au large de la Somalie. Quelque 90% des exportations du Japon passeraient au large de la Somalie. Une loi antipiraterie a été votée le 24 juillet 2009. Des navires de guerre ont donc été déployés dans la zone.

D’autre part, cette base qui devrait accueillir 150 personnes, montre l’autonomisation croissante du Japon sur la scène internationale, autonomisation souhaitée à partir des années 1980, et pratiquée à partir des années 1990, qui virent le déploiement de troupes japonaises non combattantes dans plusieurs parties du monde. La base de Djibouti montre aussi l’intérêt pour l’Afrique de l’Est, dont elle est un des principaux bailleurs d’aide bilatérale. Le Japon a aussi le besoin d’un soutien des pays africains pour entrer au Conseil de sécurité de l’ONU.

Dans ce contexte, peut-on parler de remilitarisation du Japon ? Qu’en pense l’opinion publique japonaise ?

L’armée japonaise développe son potentiel offensif. Les trois armes voient une amélioration qualitative de leurs matériels et développent des capacités de projection. Quelques exemples : les FAD terrestres cherchent à devenir plus mobiles pour les opérations à l’étranger. Certes, un char lourd, le M-90 de 50 tonnes a été introduit, mais par ailleurs elles développent le plus léger TK-X MBT de 44 tonnes qui est plus facile à transporter et qui est conçu pour les opérations de contre-insurrection et a un blindage efficace, semble-t-il, contre les engins explosifs improvisés (IED en anglais ou « improvised explosive devices ») qui ont provoqué de lourdes pertes contre les forces de la coalition en Afghanistan ou en Irak.

Les forces maritimes construisent deux destroyers porte-hélicoptères de la classe Hyuga de près de 20 000 tonnes à pleine charge et capables d’emporter plusieurs hélicoptères. Ce sont les plus gros navires lancés par les FAD maritimes depuis l’après-guerre. Ils sont équivalents aux porte-hélicoptères et porte-aéronefs légers espagnol, italien ou britannique. D’une longueur de 195 mètres, ils ont en effet une capacité jusqu’à 11 hélicoptères. Ainsi le Japon semble sur le chemin pour relancer son expertise dans les techniques de porte-avions où il était en avance avant et pendant la seconde guerre mondiale. Tokyo dispose déjà d’un transporteur de 178 mètres de long qui peut transporter de nombreux chars et deux hélicoptères.

Les forces aériennes ont, elles aussi, accru leurs capacités de projection notamment à travers l’acquisition du chasseur-bombardier F-2 et de capacité de ravitaillement en vol supplémentaires avec l’acquisition de Boeing KC-767.

Le Japon renforce son potentiel offensif, mais il est encore loin de capacités offensives lointaines. S’il y a remilitarisation, elle reste limitée par de nombreuses contraintes tant constitutionnelles, que politiques et économiques. L’évolution du pays économique et démographique du pays ne plaide pas à tirer la conclusion que le Japon peut se remilitariser massivement même s’il le souhaitait. D’ailleurs des études montrent que le terme de « remilitarisation » est peut être largement exagéré pour parler des changements militaires au Japon depuis deux décennies (1). De même d’autres s’interrogent sur la possibilité d’une « normalisation » de la politique de sécurité du Japon.

Alors que pendant des décennies l’attitude envers les FAD était plus que réservée dans l’opinion publique, depuis la deuxième moitié des années 1990, l’image des FAD s’est beaucoup améliorée et en 2006 près de 55 % des Japonais avaient une image positive des forces armées japonaises, selon les enquêtes du Bureau du Cabinet du gouvernement. Si le premier rôle des FAD devait être de fournir une aide en cas de catastrophe, arrive maintenant en deuxième position, presque au « coude à coude », la fonction de défense de la sécurité nationale. Cette évolution est largement liée aux menaces nord-coréennes et à la crainte d’opérations secrètes menées par les forces spéciales nord-coréennes sur le territoire national. Rappelons que plusieurs citoyens japonais ont été enlevés par le passé lors d’opérations spéciales et ont été ramenés en Corée du Nord.

Les interventions hors du Japon des FAD ont aussi contribué à légitimer l’action de celles-ci dans l’opinion. Et la fonction de défense face à une agression étrangère a aussi augmenté aux yeux de l’opinion publique japonaise. Preuve d’une meilleure acceptation des FAD, auparavant socialement dénigrée, le taux de recrutement calculé par le nombre de recrues sur le nombre de militaires autorisés pour chaque arme a grimpé depuis la mi-1990 de 88 % à jusqu’à 96 %. Ce qui signifie que les problèmes de recrutement ont été en partie résolus. L’approbation du métier de militaire a fortement augmenté dans l’opinion (2).

Comme le souligne encore Bruno Tertrais, chercheur à la Fondation pour la Recherche Stratégique, le développement significatif des moyens de défense du Japon à l’horizon 2025 « a d’autant plus de chances de se réaliser que la génération de la Seconde Guerre mondiale aura alors disparu de la scène politique, et avec elle un frein à la « normalisation militaire » du pays » (3). Il reste que l’opinion publique reste réservée ou opposée au déploiement de troupes japonaises dans des zones de combat où les FAD pourraient être impliquées.

Quels enseignements peut-on tirer des incidents entre le Japon et ses puissants voisins russe et chinois : tensions avec Pékin autour des îles Diaoyu en Mer de Chine, visite controversée du président russe Medvedev dans les îles Kouriles ?

Les Japonais ont plusieurs différends territoriaux avec leurs puissants voisins, Chine et Russie. L’arraisonnement le 7 septembre 2010 d’un chalutier chinois par les garde-côtes au large d’îlots de mer de Chine, appelés Senkaku en japonais et Diaoyu en chinois montre que le Japon doit faire face à plusieurs contentieux dans cette région. Ce sont les richesses halieutiques et potentiellement en hydrocarbures qui attisent l’intérêt de Pékin mais aussi de Tokyo. La souveraineté japonaise sur ses îlots est contestée par Pékin. Tokyo souligne cependant que les îles Senkaku ont été cédées par un empereur mandchou en 1895 au Japon. Le Japon envisage donc de déployer des soldats à proximité des Senkaku. Ces îles ont aussi un intérêt stratégique, à proximité des îles Ryukyu, archipel au sud du Japon où se trouvent les bases d’Okinawa, importantes car elles abritent la moitié des 50 000 soldats américains déployés au Japon.

A l’extrême nord, c’est un autre contentieux lourd qui existe avec la Russie autour des îles Kouriles ou Territoires du Nord pour les Japonais, situées au nord d’Hokkaido. Ces îles ont été occupées par les Soviétiques à la toute fin de la Seconde guerre mondiale. Tokyo ne cesse de revendiquer leur retour à la souveraineté japonaise. Ce que refuse Moscou, et ce qui empêche la signature d’un traité de paix par les deux parties. Dans ce contexte la visite, début novembre, du président russe Medvedev dans ces îles, une première, a été considérée comme un affront par les Japonais et suscité de vives réactions des autorités japonaises.

Ces différends empoisonnent les relations du Japon avec ses voisins ; il y a d’ailleurs également un contentieux sur l’îlot de Dokdo, occupée par la Corée du Sud mais que Tokyo revendique et appelle Takeshima. Ils montrent que l’environnement géostratégique est potentiellement conflictuel alors que Chine et Russie développent leur défense à grande vitesse.

Comment le Japon essaie-t-il de protéger ses intérêts stratégiques, alors que l’Archipel s’étend du Nord au Sud sur près de 3000 kilomètres ?

Le Japon peut d’abord s’appuyer très largement sur les traités de sécurité avec les Etats-Unis de 1951 et 1960 qui lui garantissent tant la présence physique de soldats américains déployés sur son territoire, que la dissuasion à la fois psychologique et bien réelle du parapluie nucléaire américain, d’autant que le Japon est de plus en plus intégré dans la défense antimissiles américaine, ayant notamment acquis des destroyers Aegis et des systèmes Patriot améliorés qui lui assurent une protection à plusieurs altitudes contre les missiles ennemis.

Par ailleurs, il a engagé des coopérations avec plusieurs pays de la région, en particulier la Corée du Sud avec laquelle il a pourtant un différend territorial et une histoire complexe liée à la colonisation et les exactions de l’armée japonaise pendant la seconde guerre mondiale.

Le Japon a ainsi envoyé un navire d’escorte et un patrouilleur aérien PC3 pour se joindre aux exercices d’Initiative de Sécurité en matière de Prolifération qui se sont tenus aux abords du port de Pusan, en Corée du Sud, les 13 et 14 octobre 2010. Créé en 2003 par le gouvernement de George W. Bush, ce programme de coopération internationale qui comptait 90 pays adhérents en 2009 a pour but de freiner le trafic d’armes de destruction massive ou des matériels associés. Les Etats-Unis, Singapour, l’Australie et la Nouvelle Zélande ont également participé à ces exercices. Et en 2004, le Japon avait accueilli ces exercices, qui s’étaient tenus aux abords de la baie de Tokyo.

Par ailleurs, le Japon cherche à développer des partenariats en matière de défense avec d’autres pays que les Etats-Unis pour défendre ses intérêts, c’est la volonté de développer les liens militaires avec l’Inde. Ainsi début novembre 2009 les ministres de la défense indien et japonais ont décidé « de renforcer leurs liens en matière de défense, s’engageant à un plan d’action pour améliorer la coopération dans les domaines incluant la sécurité maritime et le contre-terrorisme. Les deux parties se sont aussi mis d’accord pour faire avancer la coopération de défense, consentant à des exercices militaires communs, à la coopération régionale et bilatérale pour le maintien de la paix, les catastrophes naturelles et le forum de l’Asean » (4). Les deux marines collaborent d’ailleurs déjà dans la lutte contre la piraterie au large de la Somalie.

Ces coopérations renforcent la position du Japon face à la Chine. Comme le soulignait récemment Valérie Niquet, sinologue et japonologue bien connue « la Chine est en train de liguer contre elle tous les pays de la régions, alliés aux Etats-Unis. Or, si il y a véritablement une opposition de l’ensemble des pays de la zone, la situation de la Chine sera plus compliquée, car elle sera isolée ».

Le Japon est-il devenu une grande puissance militaire ou reste-t-il encore une puissance de second plan ?

Le Japon a la cinquième ou sixième armée du monde avec un budget de 48 milliards de dollars environ et 240 000 hommes, du même niveau que l’Allemagne. C’est une armée très sophistiquée, avec une puissante marine. Une armée de plus en plus intégrée avec l’allié américain, par exemple en matière de défense antimissiles. Mais le Japon ne possède pas de réelles capacités offensives et de déploiement significative de troupes à l’étranger. D’autre part, le Japon, bien qu’il en ait la capacité, ne possède pas l’arme nucléaire. C’est donc une puissance militaire régionale majeure mais pas une grande puissance militaire.

Notes •

(1) Lire notamment Linus Hagström et Jon Williamsson, ““Remilitarization,” Really? Assessing Change in japanese Foreign Security Policy”, Asian Security, 1555-2764, Volume 5, Issue 3, 2009, pp. 242-272.

(2) Pour toutes ces statistiques, voir notamment Christopher W. Hugues, Japan’s remilitarisation, p. 99 et suivantes, The International Institute for Strategic Studies, 2009.

(3) Bruno Tertrais, Problématiques stratégiques en Asie à l’horizon 2025 : essai de prospective, Fondation pour la Recherche Stratégique, Recherches & Documents N°12/2008, page 6.

(4) « Japan, India forge ahead with defense plan », United Press International, 10 novembre 2009.