28 juin 2024 • Analyse •
Plutôt qu’un État obèse, qui accroît sans fin ses responsabilités à mesure que diminue son efficacité, le Royaume-Uni tente de mettre en place un modèle alternatif, qui fait avec le citoyen plutôt qu’à sa place. Explications de Marc Le Chevallier.
Dans les prochains jours, la France et le Royaume-Uni connaîtront des élections parlementaires cruciales pour leur avenir. Ces scrutins se tiennent dans un contexte de crise profonde de leurs modèles démocratiques et sociaux. Malgré des niveaux de fiscalité parmi les plus élevés depuis 1945, les deux pays voient leurs services publics s’effondrer et la polarisation sociale s’accroître. C’est la concorde sociale elle-même qui se désagrège dans les deux pays, avec une question essentielle qui reste sans réponse : celle du rapport entre le citoyen et les institutions fondamentales des démocraties libérales.
En France, cependant, les programmes politiques peinent à proposer une alternative réelle au modèle « étato-consumériste », tel que l’a récemment décrit Jérôme Fourquet. Chacun de ces programmes prône, en définitive, l’extension sans fin du domaine de l’État, avec toujours plus de dépenses, en particulier sociales, d’interventionnisme et d’étatisme. Moins entravés par le réflexe étatiste, ayant davantage travaillé que leurs homologues français, les partis britanniques s’efforcent de développer durant ces élections un nouveau modèle politique, plus subsidiaire et décentralisateur avec l’objectif affiché de renouveler le « contrat social » et un modèle de redistribution à bout de souffle.
Les premières graines de ce paradigme politique furent semées en 2010 avec l’élection de David Cameron. Partant du constat que leur modèle d’État-providence n’était plus soutenable, il annonça des mesures d’austérité très strictes. Pour accompagner ces mesures qui désengageaient de facto l’État de certaines problématiques sociales, il chercha en contrepartie à reresponsabiliser la société civile et les institutions intermédiaires à travers son projet de Big Society. S’inspirant de penseurs aussi bien conservateurs (Red Tory) que travaillistes (Blue Labour), David Cameron décrivait la Big Society comme un changement radical dans la relation des citoyens aux services publics : « notre objectif est de faire en sorte que les gens, dans leur vie quotidienne […], ne se tournent plus systématiquement vers les responsables politiques pour trouver des réponses aux problèmes auxquels ils sont confrontés, mais qu’au contraire ils se sentent à la fois libres et suffisamment puissants pour s’aider eux-mêmes et aider leurs propres communautés ».
Si ses résultats opérationnels purent paraître modestes au départ, la Big Society engendra néanmoins un mouvement politiquement et intellectuellement fécond pendant la décennie 2010. Certaines collectivités locales, ainsi que des services sociaux et de santé, surent utiliser ses principes directeurs. Un exemple notable est la ville de Wigan (plus de 100 000 habitants), près de Manchester, dès 2011. Pour s’adapter à des coupes budgétaires massives (40% en quelques années), elle décida de renouveler le contrat local à travers le « Wigan Deal ». Elle offrit aux citoyens l’opportunité de coproduire les mesures politiques locales mais demanda en échange une responsabilité partagée dans la réalisation de ces mesures. Par exemple, la ville ferma quatorze de ses centres sociaux et réalloua une partie des économies réalisées à tout un éventail d’associations et d’institutions intermédiaires enracinées dans des quartiers populaires. Cela encouragea en retour le bénévolat et l’action citoyenne. Les résultats parlent d’eux-mêmes : en 2016, 61% des personnes étaient satisfaites de la mairie de Wigan contre 41% en 2008. De plus, 83% étaient favorables aux principes de l’accord malgré des économies réalisées de 141,5 millions de livres (167 millions d’euros) entre 2011 et 2019.
Depuis, les principes de la Big Society ont fait leur chemin des deux côtés du spectre politique. Le Levelling Up Agenda de Boris Johnson (programme cherchant à réduire les inégalités régionales) en était grandement inspiré et le programme du Parti travailliste, archi-favori pour ces élections, s’inscrit dans cette lignée. Pour le chef du parti Keir Starmer, l’objectif de son prochain gouvernement sera de « donner du pouvoir aux communautés » et de « donner aux gens la responsabilité qu’ils méritent et le soutien dont ils ont besoin ».
Ce nouveau paradigme politique, développé au fil des années par les deux partis politiques, ne respecte pas un programme strict mais avance plutôt une nouvelle vision politique. Schématiquement, après le face-à-face stérile (fait de rivalités mais aussi de coopérations) entre l’État et le marché, qui a dominé les conceptions politiques pendant au moins quarante ans, il cherche à s’appuyer sur le troisième pilier de toute société, la société civile, en renversant le rapport l’État et le citoyen d’après-guerre. Plutôt qu’un « citoyen usager » (ou consommateur) qui s’attend passivement à la fourniture de services par l’État, ce nouveau paradigme subsidiaire préfère un « citoyen acteur », responsable de lui-même et de ses proches, qui contribue activement, via le travail ou le volontariat, au bien de sa communauté locale et de son pays. Dans ce modèle, le rôle de l’État est moins de redistribuer directement les services publics aux « citoyens usagers » (même si cela est toujours important) que de créer les conditions sociales ou institutionnelles permettant au « citoyen acteur » de contribuer directement au bien commun (par exemple, par le biais d’associations locales).
Plutôt qu’un État obèse, qui accroît sans fin ses responsabilités à mesure que diminue son efficacité, ce paradigme subsidiaire propose un État-partenaire, qui fait avec le citoyen plutôt qu’à sa place. Comme l’explique Hillary Cottam, une entrepreneuse sociale très influente au Royaume-Uni, l’État-providence a depuis 1945 « banalisé l’idée selon laquelle il doit y avoir un service pour chaque problème ». Cette approche infantilisante est, par définition, insoutenable car « nos demandes sont insatiables ! » De plus, le modèle social est structurellement insoutenable car l’État est nécessairement confronté à une asymétrie d’information : il lui est impossible de disposer de toutes les informations nécessaires sur la société pour intervenir de manière efficace.
L’obsession sisyphéenne que s’impose l’administration centrale à être omnisciente pour apporter réponse à tout, contribue inévitablement à l’hyper-bureaucratisation de la vie sociale, complexifiant toujours plus le quotidien des citoyens. À l’inverse, l’État-partenaire adopte un modèle responsabilisant, délégant compétences et pouvoirs au plus proche des citoyens, voire aux citoyens eux-mêmes. Il s’appuie sur des institutions intermédiaires et locales pour instaurer des rapports de confiance avec les citoyens (et non un rapport purement bureaucratique). En octroyant davantage d’autonomie aux acteurs de terrain et en assumant moins de responsabilités locales et sociales, l’État peut enfin jouer un rôle de stratège. Il peut se concentrer sur une vision d’ensemble, coordonnant les différents acteurs autour d’objectifs à long terme.
Fidèles à leur empirisme historique, les Britanniques tentent de transformer le rapport entre les services publics et les citoyens non seulement par intérêt normatif mais surtout par nécessité pragmatique devant le constat partagé de l’effondrement du modèle social d’après-guerre. Insistons-y : il ne s’agit pas ici d’élucubrations d’intellectuels en chambre mais bien de principes concrets qui nourrissent les programmes politiques des partis en lice pour les élections du 4 juillet prochain. La comparaison avec la France est saisissante et n’est pas à son avantage. Ces réflexions d’outre-Manche pourraient pourtant être une bouée de sauvetage pour la France. Le modèle étato-consumériste est dans une impasse cuisante. Acheter la paix sociale en maintenant une dépense sociale exorbitante ne sert qu’à s’y engouffrer davantage. Comme au Royaume-Uni, il serait aujourd’hui urgent qu’un consensus trans-partisan redéfinisse les termes du débat afin de trouver une nouvelle voie : « citoyen acteur » plutôt que « citoyen usager », État-partenaire plutôt qu’État obèse, contribution plutôt que redistribution.