7 février 2011 • Entretien •
Entretien avec Masri Feki, doctorant à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris 8), auteur, parmi d’autres ouvrages, de L’Iran et le Moyen-Orient, constats et enjeux (Studyrama, Paris, 2010), Géopolitique du Moyen-Orient (Studyrama, Paris, 2008) et L’axe irano-syrien, géopolitique et enjeux (Studyrama, Paris, 2007).
Depuis les événements en Tunisie et en dépit de leur dimension « révolution de palais », le régime égyptien est confronté à une importante contestation de rue. Dans quelle mesure les mouvements d’opposition, temporairement réunis derrière El-Baradei, expriment-ils cette « colère » ? Existe-t-il d’autres forces constituées que les Frères musulmans ?
Vous soulignez une problématique centrale. Dans quelle mesure l’opposition légale, très peu active jusque là, représente-t-elle ces centaines de milliers de jeunes qui ont mené ce mouvement contestataire sans précédent ?! Je pense que ce que l’Égypte est en train de vivre actuellement est une véritable révolution, qui va transformer radicalement les rapports de force sur la scène politique égyptienne. Tous les partis d’opposition ont fini par s’intégrer dans cette marée humaine : le Wafd libéral (créé en 1918 et majoritaire en 1952), le Ghad (Demain) libéral d’Ayman Nour, le Tagamo’ (Rassemblement) socialiste, le Karama (Dignité) de Hamdin Sabahi, la gauche nassérienne avec ses différentes variantes, et aussi les Frères musulmans qui sont loin d’être la première force de l’opposition.
Tous ces partis, dont le tiers agit encore dans la clandestinité, ont été à l’écart durant les premiers jours. El-Baradei lui-même était à Vienne le 25 janvier et ne s’est joint aux manifestations que deux jours plus tard. Il a néanmoins réussi à s’intégrer au mouvement et beaucoup de jeunes se reconnaissent en lui aujourd’hui. Nous assistons à une normalisation entre l’opposition traditionnelle et la jeunesse. Car ce sont ces jeunes de 20-25 ans qui ont été à l’initiative de la révolte. Ils ont d’ailleurs prouvé qu’ils étaient très efficaces, très organisés et qu’ils maîtrisaient parfaitement les moyens de communication, à tel point qu’ils n’ont pas été déstabilisé par l’interruption d’Internet et de la téléphonie mobile. Mais ils ont surtout démontré qu’ils avaient une vision politique, celle qu’illustrent leurs revendications : le départ du président, la dissolution du Parlement et l’organisation de nouvelles élections législatives sous le contrôle de l’ONU, la révision de la constitution et la limitation du mandat présidentiel, la mise en place d’une véritable séparation des pouvoirs, la lutte contre la corruption, la mise en place d’un système de redistribution sociale avec une indemnité chômage pour les diplômés sans emploi… un vrai programme.
On voit donc que l’instauration de la charia (qui est d’ailleurs partiellement appliquée en Égypte) ne fait pas du tout partie de leurs préoccupations. Ils ont choisi comme slogan central « La Tunisie est la solution » par opposition au slogan emblématique des Frères musulmans « L’islam est la solution ». Enfin, c’est la première fois qu’une révolte populaire ait pu réunir autant de composantes de la société égyptienne. Beaucoup de femmes et de Coptes ont participé à l’organisation de ces événements, c’est du jamais vu.
Le corps militaire conserve-t-il suffisamment d’homogénéité pour canaliser les dynamiques à l’œuvre, voire réagir de manière cohérente en cas de scénario du pire ?
Je le crois et je pense que c’est une chose positive. Depuis le déclenchement de la révolte, l’institution militaire a démontré son unité, son acceptation par la rue égyptienne et sa capacité relative à faire face au chaos et à l’insécurité qui paralysent le pays. En revanche, on a pu remarquer des divergences de vue et d’attitude entre l’armée et la police, cette dernière étant étroitement subordonnée au gouvernement et au parti du pouvoir. Cela s’explique par le fait que l’armée égyptienne, qui n’est pas une armée de métier, est véritablement représentative de la rue. Il n’y a pas une seule famille qui n’a pas un fils ou un proche envoyé à l’armée. En même temps, il n’y a pas un seul soldat qui n’a pas un membre de la famille impliqué de près ou de loin dans ces événements. A contrario, la police est un appareil sécuritaire de métier et très sélectif. Elle est donc plus strictement subordonnée à la volonté présidentielle, d’où sa brutalité et sa détestation par le peuple.
L’enchaînement des événements, depuis le Maghreb jusqu’au Moyen-Orient, semble illustrer tout à la fois la théorie des dominos et ce qui, dans les années 1990, était nommé l’ « effet-CNN ». Quels autres régimes arabes et moyen-orientaux seraient sérieusement menacés, en l’état actuel des choses ?
Je pense que les régimes les plus menacés sont ceux qui, sous la pression de l’administration Bush junior, avait entamé une certaine libéralisation, aussi insuffisante soit-elle, comme l’Egypte, le Yémen ou la Jordanie. Les régimes les plus policiers, de type baasiste par exemple, ont une capacité de résistance plus importante. C’est en quelque sorte une récompense dont peut se vanter les dictatures qui ont su se préserver de tout processus de réformes. C’est sans doute injuste, mais vrai.
Si l’on prend le cas du Soudan, dans l’hinterland africain de l’Egypte, un tel vent est-il susceptible de conjuguer ses effets avec ceux liés au référendum (victorieux) sur l’indépendance du Sud-Soudan ? Le pouvoir islamique en place à Khartoum est-il suffisamment solide pour faire face ?
Absolument. Ébranlé par la sécession du Sud, mais aussi par l’éclatement du Nord à la suite de la médiatisation du terrorisme d’État pratiqué au Darfour, le régime de Khartoum est fortement affaibli. Son président est d’ailleurs très isolé sur la scène mondiale et régionale depuis l’émission à son encontre d’un mandat d’arrêt international. En outre, des liens historiques et sociaux unissent le Soudan à l’Égypte, qui faisaient un seul pays jusqu’en 1956. Les manifestations qui apparaissent aujourd’hui à Khartoum ressemblent beaucoup aux premiers rassemblements de l’opposition égyptienne. Elles ont lieu devant les mêmes institutions publiques et sont animées par les mêmes slogans.
Si l’on revient à la situation égyptienne, quelles sont les probables retombées des événements, à court et moyen-terme, sur le traité de paix avec Israël et le blocus de Gaza ? La situation géopolitique d’Israël ne serait-elle pas encore plus dramatique que présentement ?
Je pense que le plus dramatique, c’est l’attitude des dirigeants israéliens. Le gouvernement Nétanyahou commet trois erreurs. La première est d’avoir exagéré le poids des islamistes au sein de l’opposition égyptienne.
La deuxième est d’avoir tendance à concevoir ses rapports avec les gouvernements arabes modérés sur la base de relations personnelles entre dirigeants. Je sais bien que les peuples arabes sont hélas globalement hostiles à Israël et qu’il reste encore beaucoup de travail à faire avant d’arriver à une véritable normalisation entre les peuples. Mais entre ces deux extrémités que sont les dirigeants et les peuples, il existe des institutions, et c’est sur elles qu’il faut compter parce qu’elles seules expriment une continuité. La véritable garantie du traité de paix israélo-égyptien n’est en réalité pas la personne de Moubarak, mais l’institution militaire égyptienne qui a démontré à plusieurs reprises son attachement aux engagements signés par le passé, son efficacité sur le terrain et sa présence sur la scène égyptienne quelque soit l’évolution de la situation.
Troisièmement, Nétanyahou et ses ministres ont commis l’erreur la plus cruciale en suppliant publiquement les dirigeants du monde de sauver Moubarak. Ce manque de retenue n’a d’ailleurs fait qu’affaiblir le président égyptien à l’intérieur, susciter l’hostilité de toutes les forces de l’opposition et ternir l’image de la seule démocratie du Moyen-Orient. Le vice-Premier ministre Silvan Shalom est même allé jusqu’à regretter publiquement la disparition de Ben Ali alors que ce dernier avait déjà été renversé, ce qui ne témoigne pas d’une grande intelligence politique.
La « diplomatie Obama » n’est-elle pas étonnamment prise à contrepied par les effets à retard du « Freedom Agenda » mis en avant par l’administration précédente, celle de George W. Bush ? La chute de Saddam Hussein et son retentissement dans les opinions publiques arabes, par-delà le déchaînement anti-américain de la « rue arabe », n’ont-ils pas ouvert la voie ?
Ce déchaînement anti-américain de la rue a toujours été encouragé par les gouvernements arabes, pourtant pro-américains. Jusqu’à la semaine dernière, un journaliste proche de Moubarak expliquait que le régime a été lâché par Washington pour avoir refusé de se soumettre à Obama et de lui accorder une base militaire en Égypte… Il est d’ailleurs curieux de voir que la première réaction de Moubarak à la révolte était d’envoyer son ministre de la Défense à Washington pour négocier un soutien américain, alors que de nombreuses associations égyptiennes avaient été interdites ces dernières années et leurs présidents emprisonnés pour le seul motif d’avoir reçu une aide de l’étranger sans l’autorisation des autorités égyptiennes. Je pense à Saadeddin Ibrahim qui avait été arrêté pour avoir reçu une subvention de l’Union européenne au moment de la création du Centre Ibn Khaldoun pour les études de développement, et ce en dépit de sa nationalité américaine. Vous avez raison d’évoquer la chute de Saddam Hussein, car c’est de là que tout a commencé. En dépit des divergences de vue qui existent entre républicains et démocrates, il me semble que la défense des libertés dans le monde et la promotion des valeurs libérales sont des constantes dans la politique étrangère des États-Unis. Elles peuvent être atténuées lorsque sont mis en jeux les intérêts nationaux de Washington, ce qui est compréhensible et légitime. La politique volontariste du président Bush est indéniablement à l’origine de cet élan démocratique.