11 septembre 2010 • Analyse •
Selon un schéma simple, la Turquie de l’après-guerre était une forme de « démocratie dirigée » au sein de laquelle l’armée avait pour mission la défense des institutions séculières mises en place sous Mustafa Kemal (1881-1938), le fondateur de la république turque (1). Les interventions des militaires dans la vie politique – qu’elles soient directes (1960, 1971, 1980) ou indirectes (1997) –, étaient l’une des données constitutives de ce système de pouvoir (2). Dans l’intervalle, les magistrats et la haute fonction publique avaient pour fonction d’assurer la reproduction du modèle kémaliste. Adoptée en 1982, suite au coup d’Etat militaire de 1980, la constitution aujourd’hui en vigueur n’a jamais fait que renouveler cette formule politique. L’actuelle majorité AKP (Parti de la Justice et du Développement) a entrepris de la remettre en cause.
Tout à la fois cause et symptôme, l’accès au pouvoir de Recep Tayyip Erdogan et de l’AKP, en novembre 2002 (les néo-islamistes ont été reconduits en juillet 2007), marque l’ébranlement des équilibres politico-partisans hérités du passé (3). Une nouvelle victoire des néo-islamistes lors du prochain référendum constitutionnel, le 12 septembre 2010, accélèrerait les évolutions en cours. Entre autres dispositions, les amendements adoptés par les députés de l’AKP, le 6 mai dernier, comportent une modification de la Cour constitutionnelle, bastion du kémalisme, et une réorganisation d’ensemble de l’appareil judiciaire. Il reviendrait au président de la république, Abdullah Gül, membre fondateur de l’AKP, – et non plus aux hautes cours civiles et militaires ainsi qu’aux hautes instances universitaires -, de nommer la majorité des juges constitutionnels, dont le nombre passerait de onze à dix-sept. Quant au Haut Conseil des juges et magistrats (HSYK), lui aussi élargi, son pouvoir serait dilué. Ainsi, la « juristocratie » vilipendée par le ministre AKP de la justice, Sadullah Ergin, prendrait-elle fin (4).
A Bruxelles et dans les capitales européennes les plus favorables à la candidature turque, cette réforme constitutionnelle est vue comme l’étape décisive vers l’adoption des normes qui sont celles des régimes constitutionnels-pluralistes occidentaux. Si l’on va à l’essentiel, la victoire du « oui » et la « démocratisation » du système judiciaire (l’un des trente-cinq chapitres des négociations d’adhésion à l’UE) permettrait d’assurer la suprématie du pouvoir civil sur les autorités militaires (5). Voire. Divisée et affaiblie, l’opposition turque (kémalistes du CHP et nationalistes du MHP) dénonce l’atteinte au principe fondamental de séparation des pouvoirs, la concentration de puissance entre les mains de l’AKP qu’entraînerait la réforme judiciaire et, par voie de conséquence, les menaces pesant sur la « laïcité ». Certains des membres de l’opposition craignent qu’un « agenda secret » ne guide les dirigeants actuels de la Turquie ; de larges parties de l’opinion publique semblent aussi s’en inquiéter (les sondages annoncent des résultats serrés).
Certes, l’on ne saurait sonder les cœurs et les reins des chefs de l’AKP pour déterminer avec certitude leurs arrière-pensées. Pourtant, il semble évident que cette nouvelle étape renforcerait plus encore l’hégémonie de l’AKP sur la scène politique turque. Après sa victoire aux législatives de novembre 2002, les premiers pas ont été prudents mais l’AKP s’est ensuite enhardi. Les néo-islamistes ont largement emporté les législatives de juillet 2007, ce qui a permis aux députés de l’AKP de porter Abdullah Gül à la présidence, point d’appui essentiel pour le fonctionnement des institutions. Dans la foulée, les vainqueurs ont décidé de faire passer un amendement constitutionnel autorisant le port du voile à l’université, une disposition ensuite jugée inconstitutionnelle. Lancée l’année suivante par le pouvoir judiciaire (14 mars 2008), pour atteinte à la laïcité, la procédure d’interdiction de l’AKP n’a pas abouti; la Cour constitutionnelle a préféré une forme de compromis (6). Le gouvernement a depuis contre-attaqué en arrêtant quelque trois cents civils et militaires, accusés d’avoir tenté de déstabiliser le pays. L’affaire « Ergenekon » (7) n’en est qu’à ses débuts et, dans l’ « opinion éclairée » (politiques, universitaires, journalistes, etc.), nombreux sont ceux qui s’inquiètent de la lourdeur du climat politique. Désorganisé, le camp « laïque » est sur la défensive – les défaites électorales des dernières années ne sont pas le seul fruit du hasard et n’ont pas encore produit d’aggiornamento- et l’absence de véritable force politique en mesure de contrebalancer le pouvoir de l’AKP est certainement source de déséquilibres.
Il faudrait aussi se préoccuper des contrecoups d’une telle hégémonie politique interne – un Etat-AKP sans contrepoids – sur la diplomatie turque et la politique internationale. Les conséquences de l’interception sanglante du Mavi-Marmara au large de Gaza, le 31 mai dernier, les postures prises par Erdogan pour flatter alors l’opinion publique et la « rue arabe », le refus d’Ankara de voter les sanctions de l’ONU contre le programme nucléaire iranien (9 juin 2010), ont suscité nombre d’analyses sur le « néo-ottomanisme » d’Ankara et les ambitions moyen-orientales du ministre AKP des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, partisan d’une doctrine de « profondeur stratégique » (résolution des différends frontaliers et autres et bonne entente régionale). D’aucuns craignent que le renforcement de l’AKP n’accélère la recomposition des alliances, au détriment de l’OTAN et des Occidentaux, et n’aille dans le sens d’une « Eurasie » fermée aux acteurs extérieurs à la zone.
La prétention de la Turquie à se poser en hégémon régional et sa liberté d’action dans un environnement difficile ont probablement été exagérées. Dans le Sud-Caucase, la Russie renforce ses positions – voir le déploiement systèmes anti-aériens dans les régions séparatistes de Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) ainsi que le renforcement des liens militaires entre Moscou et Erevan (8) – et la réconciliation turco-arménienne, hâtivement anticipée à l’automne 2009, relève encore de la géopolitique-fiction. Au Moyen-Orient, la Turquie n’est plus une puissance médiatrice à même de faciliter les rapports entre Jérusalem et Damas ou d’influer positivement sur la destinée de l’Autorité palestinienne. Quant à l’apparente complaisance dont Ankara fait preuve envers l’Iran et son programme nucléaire, elle ne saurait occulter les rivalités latentes entre les diplomaties des deux pays dans la région. Enfin, la « question kurde » n’est pas réglée et le conflit menace même de se rallumer dans le Sud-Est anatolien (9). On approche ici les limites de cette « nouvelle diplomatie », sans même parler de Chypre et des relations avec la Grèce. Voici plus d’une décennie que Turcs et Grecs n’en finissent pas de se réconcilier, ce qui n’est pas de bon augure, et l’occupation de la partie nord de Chypre obère, entre autres facteurs, la candidature turque à l’UE.
Bien que la puissance effective de la Turquie et la capacité de sa diplomatie à remodeler son environnement soient surestimées, il ne faudrait pas pour autant négliger la propension du gouvernement et de la majorité AKP à exploiter, en guise de martingale politique, le ressentiment historique envers l’Occident et les « passions tristes » d’une partie de la population. Aussi, une nouvelle victoire de l’AKP, une emprise accrue sur l’appareil de pouvoir et un sentiment de puissance renforcé pourraient entraîner des dommages collatéraux sur le plan diplomatique, même si les hommes au pouvoir à Ankara ont provisoirement renoncé à jouer sur les émotions populaires. En Turquie comme sous d’autres cieux, bien des politiciens sont malheureusement prompts à sacrifier les règles de juste conduite, qui conditionnent l’art diplomatique, à la loi du nombre.
Conformément aux « lois du tragique », il est donc possible que les effets émergents du prochain référendum constitutionnel contrarient l’objectif affiché à Bruxelles comme à Ankara d’une plus grande convergence turco-européenne. C’est à partir de ses logiques propres et dans son environnement que la Turquie doit être saisie, intellectuellement parlant. La réduction du « dossier turc » au respect des critères de Copenhague, la focalisation sur l’acquis communautaire et même la prise en compte des enjeux énergétiques ne suffiront pas à penser et anticiper les évolutions géopolitiques régionales.
Notes •
(1) La République de Turquie est proclamée en 1923 après que le général Mustafa Kemal ait remis en cause, les armes à la main, le traité de Sèvres (10 août 1920). Le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 reconnaît la souveraineté de la Turquie sur l’ensemble de l’Asie mineure. Après le sultanat, c’est le califat qui l’année suivante est aboli.
(2) En 1997, la coalition formée par les islamistes de Necmettin Erbakan (le Refah ou Parti de la Prospérité) et le centre-droit de Tansu Ciller (DYP) est fortement contestée par de larges segments de l’opinion publique et de la société civile (organes de presse, notamment). Il est déstabilisé par les militaires, via le Conseil de sécurité nationale (MGK), qui émettent des « recommandations » (28 février 1997) et demandent des mesures « à l’encontre des groupes radicaux œuvrant contre la laïcité ». Le premier ministre islamiste cède et il est acculé à la démission en juin de la même année ; le Refah est dissous en janvier 1998. Une fragile structure est reconstituée, le Parti de la Vertu, mais une tendance dite modernisatrice, emmenée par Recep Tayyip Erdogan et Abdullah Gül, s’émancipe pour donner ensuite naissance à l’AKP (2001).
(3) Les élections législatives de novembre 2002 ont été emportées par l’AKP avec plus du tiers des voix (34,22%) mais, sous le coup d’une condamnation pour incitation à la haine, Erdogan doit attendre mars 2003 avant d’entrer au parlement pour ensuite prendre la tête du gouvernement. Suite au conflit entre l’AKP et les forces kémalistes au sujet de la présidence, le parlement (la Grande Assemblée nationale turque) est dissous en mai 2007. L’AKP emporte les élections législatives de juillet 2007 avec 46,6% des voix ; A. Gül est de suite porté à la présidence par la majorité AKP. Le référendum constitutionnel du 21 octobre 2007 prévoit notamment l’élection au suffrage universel direct du prochain président de la République pour un mandat de cinq ans (69,1% de « oui »).
(4) Au nombre de vingt-sept, ces amendements n’ont été votés que par une courte majorité alors qu’il eût fallu atteindre la majorité des deux tiers (367 voix) pour qu’ils entrent automatiquement en vigueur d’où l’organisation du référendum constitutionnel du 12 septembre prochain.
(5) Le 7 septembre 2010, la Commission européenne a reproché aux autorités turques l’absence de grand débat public avant le référendum constitutionnel mais réitéré son soutien à la réorganisation de l’appareil judiciaire. « Nous regrettons que ces projets de réformes n’aient pas été précédés d’un vaste processus de consultation de l’éventail politique et de la société tout entière », a déclaré à la presse Angela Filote, porte-parole de la Commission. Stefan Fule, commissaire à l’élargissement, s’est « inquiété de la manière dont la campagne référendaire a été menée », a-t-elle souligné. Dans une lettre adressée à la Commission, des représentants de la société civile turque ont fait part de leurs inquiétudes.
(6) Six juges sur onze se sont déclarés en faveur de l’interdiction alors qu’il aurait fallu sept voix pour procéder à la chose. Dix juges sur onze ont toutefois suivi le procureur général dans ses accusations et condamné l’AKP à une sanction financière de plus de douze millions d’euros (la moitié du financement public de l’AKP). Sur le plan juridique, la procédure d’interdiction était conforme à la constitution de 1982 et elle a été plusieurs fois mise en œuvre contre diverses formations extrémistes ou kurdes. Depuis 1960, une vingtaine de formations politiques ont été interdites (la dernière en date est un parti kurde, le DTP, en décembre 2009). En 2008, la procédure visait un parti largement majoritaire dans le pays et au parlement, ce qui était source d’inquiétudes quant aux retombées politiques.
(7) « Ergenekon » est le nom d’une vallée des monts Altaï, patrie originelle des peuples turcs, et renvoie à leur mythologie (une louve grise ayant recueilli deux enfants rescapés d’une tribu turque). Dans le cas présent, il s’agirait du nom de code d’un complot militaro-nationaliste visant à abattre le pouvoir de l’AKP. Cette affaire est vue comme une attaque de l’AKP contre l’ « Etat profond », l’expression désignant le pouvoir occulte qui s’opposerait à toute modernisation des structures politiques kémalistes.
(8) En août 2010, Moscou et Erevan ont signé un accord prolongeant la présence russe sur la base arménienne de Gumri, à proximité de la frontière turque, et ce jusqu’en 2044 (le précédent accord datait de 1995). Selon cet accord, la Russie se porterait garante de la sécurité de l’Arménie en cas de conflit avec l’Azerbaïdjan (voir la question toujours en suspens du statut du Haut-Karabakh). Rappelons que l’Arménie est membre de l’OTSC (Organisation du Traité de Sécurité collective), une alliance qui rassemble autour de la Russie certains des Etats membres de la CEI (Communauté des Etats Indépendants).
(9) Le 19 juin 2010, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) a tué 11 soldats. Ankara a riposté en déclenchant des opérations aériennes et terrestres dans le Sud-Est anatolien et dans le nord de l’Irak. Si l’AKP n’a pas encore administré la preuve de sa capacité à régler de manière satisfaisante pour les deux parties la question kurde, qualifiée d’ « autre front du Moyen-Orient » par le politologue Hamit Bozarslan, il faut toutefois souligner le bon développement des relations tant diplomatiques qu’économiques entre Ankara et Erbil, capitale du Kurdistan irakien (doté d’un large statut d’autonomie). Cf. Guillaume Perrier, « Le potentiel économique du Kurdistan irakien aiguise l’appétit de la Turquie », Le Monde, 12 août 2010.