En finir avec l’« absolutisme inefficace » de la Ve République

Jean-Thomas Lesueur, directeur général de l’Institut Thomas More

30 juin 2024 • Opinion •


Il a beaucoup été dit, depuis l’annonce de la dissolution, sur la légèreté et la brusquerie de la décision d’Emmanuel Macron. On parle de crise politique, de blocage des institutions et même de crise de régime. Le risque d’absence de majorité absolue à l’Assemblée nationale le 7 juillet au soir, bien réel, justifie-t-il de telles prédictions ? L’hypothèse d’un gouvernement technique minoritaire, comme en connut l’Italie entre 2011 et 2013 avec Mario Monti, conduirait-elle à une instabilité institutionnelle et à des contestations de toutes formes, périlleuses pour le pays ?

Oui, possiblement quand le parti du ras-le-bol est de loin le premier de France. Mais non pas à cause de la seule conduite du président de la République. Si délétères et malavisés soient-ils, ses choix ne suffisent pas à expliquer l’inquiétude sourde qui gagne de nombreux Français à la veille d’élections si cruciales. N’en déplaise aux gardiens du temple, à tous les docteurs tant-mieux qui louent la solidité de la constitution, la cinquième République a sa part de responsabilité dans le temps d’incertitude qui s’ouvre. Poser la question institutionnelle, c’est poser la question démocratique.

Le sentiment diffus d’un système institutionnel à bout de souffle, prêt à rompre, est de plus en plus partagé. Certes, Emmanuel Macron a porté sa décomposition à son stade ultime. Certes, les réformes ou les choix faits depuis vingt ans (quinquennat, inversion du calendrier électoral, non-cumul des mandats, décentralisation recentralisatrice, etc.) ont radicalisé le régime. Mais celui-ci portait en lui des déséquilibres profonds dès son origine. L’« absolutisme inefficace », dénoncé par Jean-François Revel il y a trente ans, est la pente naturelle de la Ve République.

Pourquoi ? Parce que loin d’être semi-présidentiel comme on le dit trop souvent, le régime est « hyper-présidentiel par nature », selon la très juste analyse de l’historien et avocat Philippe Fabry qui note qu’il n’existe pas d’autre exemple dans le monde démocratique où le chef de l’État « n’est pas, en pratique, distinct du chef du gouvernement puisqu’il préside le conseil des ministres » et qu’il est irresponsable devant le Parlement alors qu’il « tient l’Assemblée nationale sous la menace de la dissolution ».

Ajoutons que, si l’article 20 de la constitution confie au gouvernement le soin de déterminer et de conduire la politique de la nation, le président jouit d’une immense latitude d’action et d’intervention grâce à l’article 5. Bien sûr, c’est Nicolas Sarkozy qui parla du Premier ministre comme d’un « collaborateur » mais la confusion des rôles entre les deux têtes de l’exécutif est inhérente au régime.

S’il n’est pas le lieu ici de faire l’histoire de la constitution, il faut rappeler que, dans ses travaux préparatoires, Michel Debré avait sagement prescrit le mode de scrutin majoritaire à un tour qui favorise compromis et coalitions (à l’anglaise) et maintenu l’élection du président de la République au suffrage universel indirect (comme sous la IIIe et la IVe Républiques). C’est le général de Gaulle qui décida du scrutin majoritaire à deux tours. Et c’est lui qui souhaita la réforme de 1962 qui fit passer l’élection du président de la République au suffrage universel direct, qui conféra à celui-ci l’étrange « rôle d’arbitre engagé », selon la formule du constitutionnaliste Dominique Chagnollaud.

Cette décision constitue un véritable cadeau empoisonné au pays. Car, si l’on peut juger que l’économie générale des institutions fut maintenue sous les présidences de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou, elle commença à s’effriter sous celle de Valéry Giscard d’Estaing, empira avec François Mitterrand et Jacques Chirac. Les méfaits de l’hyper-présidentialisme furent avérés avec Nicolas Sarkozy et évidents avec Emmanuel Macron. La fonction présidentielle, tout à son omniscience et à sa prépotence, écrase l’ensemble de la vie politique de la nation. Il est tout de même significatif que Pierre Mazeaud, ancien président du Conseil constitutionnel et dernier gaulliste historique, ait récemment rappelé son opposition à l’élection du président de la République au suffrage universel direct qui fait de la présidentielle « l’obsession » de la vie politique.

L’hyper-présidentialisme a produit un système dans lequel tout procède du président et tout remonte à lui. Privés de respiration démocratique depuis l’alignement des élections législatives sur les présidentielles, privés de contre-pouvoirs réels (Parlement ou institutions locales), privés de référendums depuis le véritable hold-up de 2005, c’est à lui seul que les Français peuvent demander des comptes. Car ce sont les institutions qui donnent forme et équilibre à la vie démocratique. Les Français veulent être entendus et que leur vote ait un effet sur la vie de la nation. Le sentiment de dépossession, si puissant aujourd’hui, n’est pas seulement économique ou identitaire : il est tout autant démocratique quand les élites font sécession et sont tenté de gouverner sans le peuple. Quelques soient les résultats du 7 juillet prochain, on voit mal comment la France pourrait faire l’économie d’une réflexion sur ses institutions.