La social-démocratie européenne au secours des « valeurs asiatiques » ? Quand l’enfer des autres est pavé de nos bonnes intentions

Delphine Alles, doctorante en relations internationales à Sciences Po Paris, chercheur associé au CERI

10 avril 2009 • Analyse •


Delphine Alles est doctorante en relations internationales à Sciences Po Paris et chercheur associé au CERI (Centre d’Etudes et de Recherches Internationales). Elle est actuellement basée au Centre for Strategic and International Studies (CSIS) de Jakarta et travaille sur l’analyse des politiques étrangères en Asie du Sud-Est.


L’affaire est entendue : la présidence suédoise de l’Union Européenne, qui succèdera en juillet prochain à celle de la République tchèque, sera placée sous la bannière de la social-démocratie. Avec l’aide de l’organisation intergouvernementale International IDEA (Institute for Democracy and Electoral Assistance), le gouvernement suédois a d’ores et déjà lancé une série de « Consultations globales sur le rôle de l’UE dans la promotion de la démocratie ». L’étape sud-est asiatique de ce tour du monde se tenait les 6 et 7 avril derniers à Jakarta, capitale du seul Etat « libre » de la région, selon une récente étude de l’organisation Freedom House.

En expliquant qu’il ne s’agit pas d’importer un système mais de présenter le modèle social-démocrate comme un exemple, en insistant sur le fait que la démocratie réelle ne se mesure pas à l’aune des seules institutions ou libertés individuelles mais doit prendre en considération le niveau de développement et les services publics, les Européens entendent capitaliser sur leur différence avec l’épouvantail américain qui, lui, démocratise « au son du canon »… Armés de ces bonnes intentions qui pavent parfois l’enfer, les Suédois semblent vouloir contourner la méfiance de leurs pairs sud-est asiatiques : le sésame « social » n’ouvre-t-il pas la porte à tous les interventionnismes, en estompant des soupçons d’ingérence ou de paternalisme particulièrement sensibles dans une région où les susceptibilités souverainistes ont été exacerbées par une histoire récente de colonisation et de conflits ?

Cette approche sous-tend pourtant une redoutable confusion entre démocratie (au sens technique) et développement. Dans un contexte où droits et libertés sont mal enracinés, l’équivoque peut se révéler désastreuse. Seule l’Indonésie, sortie du système Suharto il y a tout juste onze ans, répond aujourd’hui aux critères d’une démocratie fonctionnelle. Parmi les dix autres Etats-membres de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN), quatre (Birmanie/Myanmar, Vietnam, Laos et Cambodge) sont régulièrement mis à l’affiche pour des violations massives des droits de l’Homme. La liberté d’expression est limitée à Brunei et de plus en plus en Malaisie, tandis que la situation se dégrade en Thaïlande et aux Philippines.

Expliquer que les droits-créances (« droits à », dits de seconde génération, faisant référence aux droits économiques et sociaux) doivent être poursuivis simultanément et au même titre que les droits-libertés (« droits de » ou de première génération, qui couvrent les libertés individuelles et politiques dont découlent entre autres la liberté d’expression, la liberté de contracter et les droits de propriété), conduit à entériner une logique suivant laquelle libertés et démocratie constituent un luxe pour pays développés. Cette vision, promue à l’échelle globale par une approche extensive de la sécurité humaine qui place la satisfaction des besoins (freedom from want) sur le même plan que les libertés et la sécurité (freedom from fear), estompe la limite entre droits de première et seconde génération. Sans même ouvrir la boîte de Pandore hayekienne, qui voit dans la social-démocratie une antichambre du totalitarisme, il n’est pas difficile d’observer que le second terme de l’équation vient rapidement dominer le premier dans un contexte où les droits de première génération sont mal implantés.

En Asie du Sud-Est, où l’on justifiait récemment tous les autoritarismes sous couvert de « valeurs asiatiques » supposées soutenir un modèle unique de développement, ce type de campagne revient à jouer le rôle du pompier pyromane. Les nostalgiques du général Suharto ne demandent pas mieux qui, surfant sur les frustrations attisées par la crise financière, vantent l’âge d’or de leur mentor : « Nasi goreng (riz frit) pour tous ! » Fi des fâcheux qui évoquent les assassinats d’étudiants ou d’opposants politiques sous l’Ordre Nouveau. Le bol de nouilles contre la sûreté personnelle et la liberté de l’esprit.

Moralement déplorable, cette approche est historiquement fausse. Il serait bon de rappeler que parmi les 25 pays les plus développés, 24 sont des démocraties. Qu’aucun des 25 Etats les plus en retard n’est démocratique. Même en Suède, les droits de deuxième génération n’ont pu être instaurés que parce que les premiers étaient bien implantés. Alors que des références aux Droits de l’Homme commencent à se substituer, au moins dans les discours, aux valeurs asiatiques (la récente Charte de l’ASEAN instaure un organe chargé de la protection des droits de l’homme, avancée symboliquement significative malgré l’absence de portée contraignante), il serait cruellement ironique de voir ces dernières revenir avec le soutien bien intentionné de l’Union Européenne.

L’idée de donner un supplément d’âme à la PESC est louable. Gardons-nous cependant, en vantant  un modèle qui brouille la frontière entre social et démocratie dans des régions où les libertés ne sont pas enracinées, de donner des arguments à ceux qui exploitent cette confusion pour légitimer l’oppression.