Sommet UE–Maroc · Entre consécration et déception

Jean-Baptiste Buffet, chercheur associé à l’Institut Thomas More pour les questions euro-méditerranéennes

10 mars 2010 • Analyse •


Tout un symbole. Le sommet entre l’Union Européenne (UE) et le Maroc, qui s’est tenu à l’Alhambra, à Grenade en Espagne, a réuni ces 6 et 7 mars derniers le Premier ministre marocain Abbas el-Fassi, le chef d’Etat espagnol José Luis Zapatero chargé de la présidence tournante de l’UE et le président du Conseil européen Herman Van Rompuy. Au menu : l’état des relations UE-Maroc et leurs développements futurs, et des sujets d’intérêts communs, comme la situation au Maghreb, au Sahel, la question migratoire et de l’Union pour la Méditerranée.

Qualifié « d’évènement sans précédent » par les deux parties, le sommet peut être considéré comme un moment historique, et ce à trois niveaux. Historique, d’abord, pour les relations entre l’UE et son voisin chérifien, car il est la reconnaissance d’une relation privilégiée entamée dès 1963 et les premiers accords commerciaux – six années seulement après la signature du Traité de Rome –, puis par une demande d’adhésion très précoce du Maroc à l’UE. Ce sommet consacre ensuite plusieurs décennies de relations commerciales fructueuses, constamment renforcées depuis dix ans par la signature d’un Accord d’association en 2000 sous le processus de Barcelone, d’un Plan d’action en 2005 sous la politique de voisinage, puis par l’octroi d’un « statut avancé » en 2008, permettant au Maroc de devenir le premier bénéficiaire de la région de fonds européens alloués aux pays de la politique de voisinage à l’est et au sud de l’UE, avec 654 millions d’euros pour la période 2007-2010.

Historique ensuite pour l’Europe, car il est le premier sommet bilatéral tenu avec un pays arabe et méditerranéen, une inflexion majeure de la politique extérieure européenne par la Présidence espagnole et qui ne sera pas sans suites. Un sommet bilatéral avec l’Egypte est en effet prévu pour le mois de juin et la demande d’un statut avancé pour la Tunisie à l’étude.

Historique aussi pour les institutions européennes, car il est le premier sommet bilatéral sous le régime du Traité de Lisbonne. Avec une UE surreprésentée, par son nouveau président du Conseil Van Rompuy, sa nouvelle Haute-Représentante Ashton, le Président de la Commission Barroso, le président du conseil chargé de la présidence tournante Zapatero ainsi que deux commissaires (De Gucht et Piebalgs), il devait clarifier la répartition des compétences de cet exécutif européen « multicéphal », notamment entre le président du Conseil et la Haute-Représentante. A ce titre, c’est le nouveau président du Conseil qui a dominé les débats et qui s’est imposé comme un « leader » naturel de l’Union sur la scène extérieure, aux côtés de l’hôte espagnol. Allant à l’encontre d’une vision largement répandue qui décrivait le Président du Conseil avant tout comme un négociateur interne, et un haut représentant assurant la visibilité extérieure de l’Union, le fameux « numéro de téléphone » européen… Ashton, elle, a une nouvelle fois déçu et n’est toujours pas à la hauteur des ambitions de sa fonction.

Un sommet de la reconnaissance, enfin, consacrant des évolutions internes du Maroc, prometteuses à bien des égards, même si elles ne doivent pas masquer des fragilités socio-économiques et des progrès à réaliser dans le respect des libertés fondamentales et des droits de l’homme.

Partageant avec l’Europe une proximité géographique, une histoire commune et des intérêts convergents, le Maroc a réitéré son attachement au « statut avancé » qui élargit le spectre des relations bilatérales en précisant de nouveaux objectifs sur trois axes principaux : la dimension économique (une intégration au marché intérieur sur la base d’une reprise progressive de l’acquis communautaire), politique (un approfondissement des relations par une concertation au niveau ministériel) et socio-culturelle, avec la prise en compte de la « dimension humaine ». L’UE comprend peu à peu que son flanc sud est porteur d’opportunités considérables, facteurs de paix et de stabilité pour la région. En filigrane, c’est la négociation d’une vaste zone de libre-échange, d’abord avec le Maroc, puis avec sa rive sud qui est en question : la création d’un espace économique commun, similaire à ce que l’Union fait déjà avec la Norvège par exemple, intégrée dans « l’EEE (Espace Economique Européen) ». Un compromis malléable qui permet d’aller plus loin que l’association, tout en contournant les obstacles politiques, démographiques et « existentialistes » de l’adhésion. Se faisant, l’Europe développe un nouveau modèle de politique de voisinage. Avec le Maroc, et bientôt avec d’autres, elle se dirige à terme vers la constitution d’un espace économique commun lui permettant de contourner les obstacles de l’élargissement tout en approfondissant les opportunités offertes par la politique de voisinage et l’Union pour la Méditerranée. Deux modèles coexistent ainsi : à une Europe-politique à 27 vient se greffer peu à peu l’érection d’une « Europe- grand marché » s’étendant à l’est et au sud du continent.

Côté déception, les négociations sur la libéralisation du secteur des services sont restées bloquées, remises à un « agenda opérationnel » pour la fin 2010, alors qu’elles portent des espoirs considérables, au vu de ce que représente ce secteur des deux côtés. La politique déclarative de l’UE a, quant à elle, atteint ses limites sur les droits de l’homme et le respect des libertés fondamentales, malgré les propos de Van Rompuy. Si l’UE veut se faire entendre, elle doit réaffirmer l’un des fondements de sa politique extérieure : celui qui lie préférence commerciale et respect des droits de l’homme, de la liberté de la presse et d’expression. Ce n’est que par cette « condition politique », qui différencie l’Europe des autres grandes puissances, que l’Union dispose d’une vraie force de frappe. Il est décevant aussi, que l’intégration intra-maghrébine n’ait pas été plus et mieux considérée, alors que c’est elle qui porte l’avenir du développement du Maghreb, Maroc inclus. En facilitant les échanges commerciaux de manière bilatérale, l’Europe oublie que ce n’est qu’en promouvant des accords entre les pays maghrébins eux-mêmes que leur stabilité sera assurée. Modèle d’intégration régionale dans le monde, l’Union doit nécessairement accompagner ce processus au Maghreb qui n’a toujours pas trouvé les leviers de la coopération et de l’intégration.

Porteur de nombreux espoirs pour le partenariat UE-Maroc, et pour les relations euro-arabes, le succès affiché du sommet ne doit pas masquer l’hétérogénéité des États composant la rive sud de la Méditerranée. Si les relations euro-marocaines ont connu un essor remarquable ces dix dernières années, le Maroc fait aussi figure de cas atypique dans la région. « L’espace de paix, de prospérité et de stabilité » sur le flanc sud de l’UE est encore loin d’être atteint. Mais une chose est certaine : les sociétés maghrébines s’éveillent, de nouvelles lignes se dessinent, et l’Europe regarde de plus en plus vers « son » Sud, vers « ses » Sud.