9 janvier 2025 • Opinion •
À l’annonce du décès de l’ancien homme fort du Front national et figure de l’extrême droite, des Français sont sortis dans la rue par centaines pour célébrer la nouvelle. Une réjouissance obscène dont l’extrême gauche n’a jamais bénéficié, note Chantal Delsol, dans une tribune publiée par Le Figaro.
Ce qui s’est passé lundi dans les rues de plusieurs villes de France est à la fois sidérant et révélateur : des Français descendus dans les rues par centaines pour fêter ensemble la mort d’un homme. Le vieil adage qui murmure « On ne se réjouit pas de la mort de quelqu’un » nous a été répété par nos éducateurs – et ce n’est pas spécialement une admonition chrétienne, mais une admonition de sagesse et de spiritualité universelle. Juste un conseil éthique pour ne pas déroger à la simple civilisation humaine – les peuples premiers aussi respectent la mort d’où qu’elle vienne. C’est donc bien naturellement qu’on se demande à quelle profondeur sont tombés ces Français qui bambochent au champagne sur une tombe fraîche. Comportement obscène, au sens étymologique.
Il ne faut pas croire que l’adage en question est toujours respecté, et il a parfois des raisons de ne pas l’être. L’exemple le plus probant est celui de la mort du tyran. Il arrive aux époques anciennes que les peuples se chargent de le tuer, ce qui est bien manière de vouloir la mort et de s’en réjouir. L’Antiquité raconte les gouvernants pourchassés et massacrés par leurs peuples : Caligula, Néron, Vitellius. On peut largement comprendre la nécessité de se débarrasser de certains monstres qui transforment leur société en cauchemar. Et à l’époque moderne où il est plus rare d’assister à la traque de Néron dans les ruelles, les peuples se réjouissent de la mort d’un gouvernant qui laisse derrière lui des prisons remplies d’innocents persécutés, et toutes sortes d’injustices du même genre.
Qui n’en ferait autant ? En décembre 2006, les Chiliens sont en nombre descendus dans la rue pour se réjouir de la mort de Pinochet. Il s’agissait de fêter la fin d’une tyrannie vécue, et que les participants avaient vécu dans leur chair. Il arrive aussi que certains, très opposés à tel gouvernant, trinquent dans la joie d’être débarrassés, comme c’est arrivé à la mort de de Gaulle : on le fait chez soi et presque en cachette, et aucun n’aurait l’idée honteuse de descendre dans la rue pour manifester bruyamment la pensée obscène qui consiste à fêter une mort.
Les deux totalitarismes
Mais nous nous trouvons là devant une situation différente. Jean-Marie Le Pen n’est pas Polpot, ni Bachar el-Assad. Il n’a pas soumis un peuple à son joug. Si on lui fait subir le pire outrage – se réjouir bruyamment de sa mort –, c’est en raison de ses idées. Ici s’exprime le caractère profondément idéologique du peuple français, capable de déroger aux principes moraux les plus élémentaires pour brandir un étendard théorique. Il est donc intéressant de s’interroger : quel genre de diable est-ce là ? Car il faut bien que ce soit le diable, pour qu’on ose sabler le champagne en public à l’annonce de sa mort.
Bien sûr on trouve ici la hantise de l’extrême-droite, ennemi public numéro un depuis l’après-guerre, héritière du nazisme ou supposée telle (car c’est beaucoup plus compliqué que cela). On n’imagine guère que des Français fassent à Jean-Luc Mélenchon l’injure, le jour de sa mort, d’envahir la rue pour crier leur joie. L’extrême gauche peut bien avoir soutenu Polpot ou la Corée du Nord ou le communisme cubain, elle n’attirera pas la détestation des Français. Il faut donc préciser : le diable Le Pen n’est pas honni parce qu’il a défendu des régimes détestables – puisque défendre d’autres régimes détestables n’attire pas la haine au même titre. Dit autrement : si seule la tyrannie d’extrême-droite est honnie, et pas la tyrannie d’extrême-gauche, alors ce n’est pas la tyrannie qui est haïe, mais la droite. C’est là qu’il faut chercher pour comprendre la diabolisation de Le Pen.
On est bien obligé de se rappeler le traitement si disproportionné que nous avons réservé, et que nous réservons encore, ici au nazisme et là au communisme. Lesquels peuvent être comparés avec rigueur, comme Hannah Arendt l’avait fait dans son grand livre sur le totalitarisme (ce n’est pas un hasard si ce livre a mis tant de temps à voir le jour en France). Si l’on voulait, par un comptage sordide, les comparer au nombre de morts, le communisme remporterait facilement la palme – mais nous ne le ferons pas : l’abomination et la férocité totalitaire s’expriment des deux côtés avec le même talent. Pourtant, si nous n’avons pas assez de mots (de films, de livres) pour fustiger le nazisme, le communisme, lui, bénéficie toujours d’une espèce d’indulgence grave, et la France a encore un parti communiste, alors que l’idée même d’un parti nazi fait frémir d’horreur. Cette disparité dans le jugement des deux totalitarismes, permet de comprendre la diabolisation de Le Pen.
Intention antimoderne
Il faut placer les deux totalitarismes, non pas dans la balance des horreurs, où ils sont de compagnie et à parts égales, mais dans la balance de la modernité. C’est là, et là seulement, que gît le crime majeur. Le crime majeur n’est pas dans les camps de la mort, dans les tortures en série, dans les génocides, non : mais dans les camps et les tortures antimodernes. Comment cela ? Le crime majeur est de ne pas aller dans le sens de l’émancipation, de l’inclusion, de l’égalité. Le communisme a été brutal, violent, sauvage : oui mais son intention était d’aller vers la modernité. Tandis que le personnage de Jean-Marie Le Pen affichait comme un drapeau son intention antimoderne.
C’était un patriarche insupportable et fier de l’être, très antipathique comme j’ai pu le vérifier moi-même. Nous avons eu beaucoup de ces patriarches narcissiques et odieux, et il en reste encore quelques-uns, mais au moins ils se sentent à présent coupables et ne se dandinent pas. Tandis que lui était heureux de décliner avec talent le machisme, l’autoritarisme, le mépris pour le « progrès ». Cela dans la provocation permanente. Or c’est là, là exactement, que le bât blesse, là que se trouve le point d’Archimède ou l’œil du cyclone : la question de la modernité. Le Pen pouvait bien être un vichyste ou même un post-nazi, tout cela n’a aucune importance et ne sert que de prétexte – puisque les gardiens des goulags ou les ex-admirateurs de Polpot ne sont pas du tout traités au même bouillon. Mais il était antimoderne, voilà l’histoire. On ne s’en remet pas. On mérite, sur ce point très précis, la damnatio memoriae.