Trump pourrait mener l’Amérique à l’autodestruction géopolitique

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

21 février 2025 • Entretien •


Dans un grand entretien au Figaro, Jean-Sylvestre Mongrenier, souligne la difficulté de comprendre le comportement du président américain, pris dans « la fiction géopolitique d’une toute-puissance américaine ».


Vivons-nous un changement de monde et une rupture d’alliances, avec le début brutal et si difficile à lire de la présidence Trump ? Comment comprendre ce moment dans l’histoire longue de l’Amérique ?

Les propos répétés de Donald Trump, ces derniers jours, donnent une idée de l’objectif qu’il vise, un « Nixon in reverse », c’est-à-dire faire le contraire de ce que Nixon et Kissinger avaient réussi au début des années 1970 : retourner la Chine populaire contre l’URSS. Le président américain et ceux qui lui murmurent à l’oreille prétendent retourner la « Russie Eurasie » contre la Chine populaire. Poutine et ses hommes exploiteront cette illusoire grande manœuvre diplomatique qui affaiblira les alliances américaines, voire les détruira. On peine à voir quelque chose de semblable dans l’histoire américaine.

En 1867, la vente de l’Alaska par la Russie aux États-Unis avait pour toile de fond une certaine hostilité partagée à l’encontre du Royaume-Uni : aux États-Unis, l’héritage des deux guerres d’Indépendance (1776-1783 ; 1812-1814) était encore vif ; l’Empire russe, en raison de sa défaite dans la guerre de Crimée (1853-1856), préférait voir l’Alaska américain plutôt qu’anglais (le Canada était un dominion britannique). Mais cette proximité russo-américaine n’alla pas plus loin. Par la suite, il y eut la Grande Alliance de la Seconde Guerre mondiale, à l’issue de laquelle les services soviétiques avaient largement pénétré le système américain…

Justement, divers analystes expliquent le retournement actuel par une pénétration de certains cercles de la droite américaine par des agents russes, ou au minimum la propagande du Kremlin. Qu’en pensez-vous ?

De fait, il est difficile de faire la part entre la manipulation extérieure, l’ignorance et la cupidité. Il semblerait que Russia Today ait joué le rôle de rabatteur pour Fox News, Donald Trump sélectionnant ensuite ses équipes à partir du spectacle offert par cette chaîne.

On n’est pas face à un isolationnisme, mais plutôt à un activisme de puissance impériale dont les nouvelles élites sont persuadées d’avoir été abusées par leurs alliés et ne croient plus aux alliances comme vecteur d’influence et de prospérité. C’est pourquoi Trump menace ses alliés et amadoue ses ennemis ?

L’isolationnisme américain est un fait psychologique qui ne s’est pas véritablement traduit par une politique cohérente, même au XIXe siècle. Alors que l’Angleterre tenait la mer, interdisant toute intervention des puissances européennes dans l’« Hémisphère occidental », les États-Unis étendaient leurs possessions territoriales au-delà des Appalaches (la conquête de l’Ouest), ainsi que leur pouvoir dans l’océan Pacifique. En 1898, les îles Hawaï, Guam et les Philippines passèrent sous la souveraineté des États-Unis, entre autres territoires insulaires. Bref, la « Destinée manifeste » n’était pas une proclamation d’isolationnisme.

Il reste que les vues de Donald Trump ne sont guère aisées à saisir. Il semble pris par une fiction géopolitique, celle d’une toute-puissance américaine qui l’autoriserait à sacrifier alliés, partenaires et amis (au sens politique du terme). Une hubris qui pourrait mener au pire, au regard des intérêts géopolitiques américains. Inflation égotique ? La science politique et la théorie des relations internationales ne prennent pas assez en compte le rôle des personnalités, que l’on voudrait dissoudre dans des « structures » ou des moyennes comportementales. Quelque chose en Trump relève de la psychologie des profondeurs. On peine à voir la rationalité stratégique de cette grande manœuvre. S’agirait-il d’une forme de millénarisme comme il s’en produit à certains âges de l’histoire ?

Sur la question de l’Ukraine, il se comporte en Ponce Pilate, qui décide de tout mais se lave les mains de l’avenir, laissant aux Européens la responsabilité de garantir un accord de paix auquel ils n’auraient pas été associés… Quant à l’Ukraine, elle est sommée de céder. Yalta ou Munich ?

La conférence de Yalta, en février 1945, entérina le rapport des forces sur le terrain, Roosevelt et Churchill ne disposaient que d’une faible marge de manœuvre : les troupes soviétiques étaient alors à 70 kilomètres de Berlin, toute l’Europe centrale et orientale était occupée. À Munich, en septembre 1938, Anglais et Français avaient abandonné la Tchécoslovaquie, l’invasion allemande des Sudètes n’entraînant pas immédiatement de guerre. Dans le cas présent, la guerre est en cours et la Russie n’est toujours pas victorieuse. Voici trois ans que l’armée ukrainienne résiste dans cette guerre de haute intensité. Avec succès. L’armée russe contrôle moins du cinquième du territoire ukrainien. Elle n’a pu acquérir ni la suprématie aérienne, ni le contrôle de la mer Noire. Dans le domaine du cyberespace, la Russie n’a pas infligé le KO initial redouté. L’Ukraine est donc invaincue. Son éventuel lâchage par les États-Unis, pour en finir au plus vite et se lancer dans une mirifique OPA sur la Russie, n’aurait guère de précédent historique.

La confiance entre Américains et Européens semble durablement détruite. L’historien russe Vladimir Pastoukhov disait hier que « L’Amérique a quitté la gare Europe et est déjà à Saint-Pétersbourg »… Êtes-vous d’accord ?

En politique extérieure, Trump semble se comporter comme l’« idiot utile » de Poutine, mais j’espère que le cours des événements démentira ce jugement. Marco Rubio, que l’on voyait comme un « reaganien » soucieux de « clarté morale », sera-t-il l’idiot utile de Trump ? Quant au « terminus » de Saint-Pétersbourg, rappelons que l’Administration Clinton avait tenté une politique de « Russia first » avant de se heurter à la force des choses : pour mémoire, la doctrine de « l’étranger proche » fut énoncée en 1992, bien avant l’élargissement de l’Otan aux pays d’Europe centrale et orientale. Après les attentats du 11 septembre 2001, George W. Bush tenta de ranimer la flamme de la Grande Alliance. Un sommet énergétique américano-russe fut alors organisé à Saint-Pétersbourg. En vain. Avant d’accepter l’idée d’une négociation avec les États-Unis, Poutine a pris soin de réaffirmer ses alliances avec la Chine populaire, l’Iran, la Corée du Nord. Il est convaincu que les équilibres de puissance basculeront vers l’Asie et il compte se jouer de Trump, qui est en position de demandeur. L’objectif de la Russie est de prendre le contrôle de l’Europe, ce qui renforcera sa puissance et rééquilibrera les rapports de force dans l’alliance sino-russe.

C’est un retour au jeu de grandes puissances, de grands fauves, comme au XIXe siècle ? Chine, Russie, États-Unis…

De tels jeux n’ont jamais cessé, mais la puissance n’est pas un objectif en soi : elle ne vaut que par le champ des possibles qu’elle ouvre. Quant à l’idée d’un partage du monde entre ces trois puissances, avec leurs zones d’influence respectives, elle laisse dubitatif. Voilà trente ans que le pouvoir russe cherche à contrôler l’Eurasie post-soviétique, sans véritable succès. Voyez le Caucase ou l’Asie centrale. Trois ans après l’« opération militaire spéciale » de février 2022, l’armée russe n’a ni pris Kiev, ni détruit l’État-nation ukrainien, ce qui était l’objectif déclaré. Si une Europe unie prend le relais des États-Unis, l’Ukraine résistera encore. Quant aux États-Unis, la grande manœuvre de Trump consiste à menacer ou molester leurs principaux alliés et partenaires géopolitiques. En Amérique du Nord (Canada, Mexique) comme en Europe. Quid de la zone d’influence américaine ? Qu’en sera-t-il demain en Asie-Pacifique ? Abandon de Taïwan ? Guerre économique et commerciale contre le Japon et la Corée du Sud ? Trump ouvre la voie à la Chine, confortée dans l’idée spenglerienne de la « fin de l’Occident ».

L’Europe, dont les nations sont drastiquement affaiblies sans que l’Union ait réussi à s’y substituer, est-elle condamnée à l’impuissance ? La défense de l’Ukraine et de l’Europe, plutôt que « la défense européenne » si chère aux Français, ne peut-elle pas être la grande cause du sursaut ?

Il faut vouloir et espérer un regroupement de quelques puissances européennes, une masse critique capable de soutenir l’Ukraine, bouclier de l’Europe : l’armée ukrainienne fixe des forces russes qui ne sont pas disponibles pour d’autres agressions. En matière de défense de l’Europe, une première étape consistera à prendre les Américains au mot et à européaniser l’Otan. Cela suppose beaucoup plus de moyens financiers, plus de capacités militaires et d’officiers européens dans les états-majors de l’Otan. À l’avenir, le commandant suprême des forces alliées de l’Otan (Saceur) devrait être un officier général européen (français ? britannique ?). Un tel effort serait soutenu à la fois par le budget de l’UE, des emprunts communs, la Banque européenne de reconstruction et de développement, voire une banque de la défense d’envergure paneuropéenne.

Il importe en effet de concevoir des structures larges, au-delà de l’UE, pour y associer le Royaume-Uni, la Norvège et l’Ukraine. En somme, une « Europe géopolitique » : de l’Atlantique au bassin du Don, de l’Arctique à la mer de Sicile. À terme, cet ensemble paneuropéen pourrait être coiffé par un Conseil de sécurité continental, composé de cinq ou six puissances majeures renforcées par des membres temporaires dudit conseil (par rotation). Ainsi serait édifié un pilier européen au sein du monde occidental, alors que le leadership américain risque de faire défaut.

En misant sans prudence et sans discernement sur l’extrême droite européenne, Trump, Musk et Vance ne vont-ils pas préparer un grand retour de Poutine dans la politique européenne en alliance avec ces mêmes partis qui, excepté Meloni et le PiS polonais, sont plutôt anti-atlantistes ? En se mêlant de cette bataille idéologique, l’Amérique pourrait-elle finalement céder sa place géopolitique à la Russie ?

Cette « révolution trumpiste » donne le sentiment de vouloir détruire, au prétexte de construire quelque chose de beaucoup plus beau et grand, bien entendu. Il ne s’agit pas d’un conservatisme raisonné, ou d’une renaissance, mais d’une forme de révolution nihiliste. Tout cela en se référant à un âge d’or mythique. En vérité, ce processus révolutionnaire pourrait tourner à l’autodestruction géopolitique. Espérons que l’équilibre des pouvoirs du système politique américain permettra de tempérer ces violents emportements.