Prédation économique chinoise en Europe · Il est temps de (ré)agir

Cyprien Ronze-Spillaert, chercheur associé à l’Institut Thomas More, et Alban Magro, économiste dans le secteur public

Juin 2025 • Note 75 •


L’Union européenne face à la stratégie de conquête silencieuse de la Chine

À l’approche du sommet UE-Chine du 20 juillet prochain, les tensions entre Pékin et Bruxelles atteignent un niveau inédit. Dans un contexte de durcissement géopolitique mondial, les États européens prennent conscience d’une réalité préoccupante : la Chine ne se contente plus d’être un simple partenaire commercial, elle agit en puissance prédatrice. À travers une stratégie sophistiquée de conquête économique, technologique et normative, le régime de Xi Jinping tente de remodeler à son avantage l’ordre mondial, tout en exploitant les failles de l’Union européenne. Ce constat impose une question cruciale : l’UE peut-elle encore protéger les intérêts fondamentaux de ses États membres face à une Chine qui fait du commerce un levier de puissance politique ?

Pékin : la puissance économique au service d’une domination globale

Loin d’un simple mercantilisme, la stratégie économique et commerciale chinoise s’inscrit dans un projet de puissance globale piloté depuis Pékin. Depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, le Parti communiste chinois met au service de ses ambitions géopolitiques l’intégralité de son appareil économique, en ciblant les secteurs critiques : ports, réseaux 5G, terres rares, modules solaires ou véhicules électriques. L’objectif est clair : rendre les démocraties dépendantes des usines chinoises, capturer leur innovation et imposer les standards de Pékin dans les nouvelles chaînes de valeur mondiales. En 2024, la Chine représentait plus de 70 % de la production mondiale de batteries et plus de 80 % du raffinage des terres rares. La « guerre hors limites » revendiquée par les stratèges chinois se mène sans armes, mais avec des rachats, du dumping, des subventions et des cyberattaques. Et l’Europe est en première ligne. A terme, cette stratégie prédatrice menace la souveraineté industrielle des Européens, conduisant à une éventuelle vassalisation et dégradation des termes de l’échange en faveur de la Chine. Plus encore, l’hégémonie économique et industrielle de la Chine lui permettrait d’acquérir une supériorité opérationnelle dans le domaine militaire, tandis que la dépendance des Européens vis-à-vis de l’économie chinoise offrirait à Pékin d’importants leviers de pression diplomatiques.

Les États européens réagissent, mais trop lentement face à une offensive bien rodée

L’Union européenne a commencé à réagir, notamment avec la stratégie de « derisking » portée par Ursula von der Leyen. Mais cette riposte reste timorée et fragmentée. Plusieurs pays continuent d’ouvrir grand leurs infrastructures et marchés aux entreprises chinoises, parfois par naïveté, parfois par intérêt à court terme. Pendant ce temps, la Chine verrouille ses positions : elle capte les matières premières critiques, contrôle les normes émergentes, exploite les brèches réglementaires et finance massivement ses entreprises pour tuer la concurrence. Les tentatives européennes de rééquilibrage se heurtent à la puissance de feu économique et à la cohérence stratégique de Pékin.

Vers une perte d’autonomie stratégique irréversible

Si aucune inflexion sérieuse n’est opérée, l’UE risque un déclassement durable. D’ici 2040, la Chine pourrait représenter plus de 25 % du PIB mondial contre à peine 10 % pour l’UE. Dans un tel scénario, c’est Pékin – et non plus Bruxelles – qui fixerait les règles du jeu global. L’Europe deviendrait un marché captif, un réservoir de talents à siphonner, un pôle technologique dominé. Ce basculement affaiblirait non seulement notre capacité d’influence, mais également notre liberté de décision dans un monde où l’économie conditionne la souveraineté politique. Plus grave encore : en cas de crise majeure (Taïwan, tensions en mer de Chine), Pékin pourrait faire levier sur ses dépendances économiques pour dissuader ou diviser les Européens. Le chantage économique ne serait plus une menace abstraite, mais un outil opérationnel.

Reprendre l’initiative : pour une doctrine européenne de puissance économique

Les Européens n’ont plus le luxe du temps. Face à cette offensive rampante, ils doivent bâtir une véritable doctrine de puissance économique : contrôle renforcé des investissements sensibles, relocalisation ciblée, stratégie industrielle coordonnée, normes communes, alliances technologiques avec des pays sûrs. Nous formulons douze recommandations en ce sens. Il ne s’agit pas de rompre avec la Chine, mais de négocier d’égal à égal, sans naïveté. À titre d’exemple, la Chine est aujourd’hui le premier partenaire commercial de l’UE, avec un déficit commercial qui a dépassé 390 milliards d’euros en 2023 – un niveau record. L’Europe doit redevenir un acteur stratégique, capable de défendre ses intérêts vitaux dans un monde où les rapports de force dictent les équilibres économiques. Faute de quoi, elle risque d’être reléguée au rang de zone d’influence passive – spectatrice d’un monde redessiné par d’autres.

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Les auteurs

 

 

Normalien et ancien diplomate, Cyprien Ronze-Spilliaert est économiste dans le secteur public et officier de réserve. Il est par ailleurs enseignant à l’université Paris-Dauphine et chercheur associé à l’Institut Thomas More ainsi qu’au Centre de recherche de la Gendarmerie nationale

Diplômé de l’EDHEC Business School, Alban Magro est économiste dans le secteur public et officier de réserve