« Brainwashing sur les faits divers » · Macron disqualifie le réel pour mieux contrôler le récit

Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

13 juin 2025 • Analyse •


En dénonçant un « brainwashing sur les faits divers », le président n’a pas dérapé : il a appliqué une méthode rodée de disqualification du réel, fondée sur le brouillage des statistiques et la délégitimation de l’expérience vécue, analyse Cyrille Dalmont, directeur de recherche à l’Institut Thomas More.


« Il y a un brainwashing sur les faits divers » : en une phrase, le président Macron n’a pas simplement provoqué un tollé politique et médiatique. Il a confirmé une méthode, sa méthode : s’assigner le contrôle du réel en en contrôlant la description. Ce que beaucoup ont pris pour une maladresse ou une provocation relève, en réalité, d’une stratégie délibérée et bien rodée. Depuis plusieurs années, le pouvoir exécutif s’emploie à construire un système cohérent de déni organisé du réel.

L’expérience vécue est disqualifiée, les données statistiques sont rendues illisibles, les instruments de mesure neutralisés, les mots tordus et dévoyés. Tout concourt à brouiller les repères et à confier le monopole de la parole légitime à des acteurs (politiques, administratifs, académiques, médiatiques, etc.) dûment patentés, représentants autorisés de l’élite « éclairée » chargée de distribuer la bonne parole à une masse forcément crédule… Ce dispositif ne cherche pas comprendre, ni à dire le réel mais à le désarmer (de son euphémisation à sa négation pure et simple) pour le faire disparaître derrière un écran idéologique.

La réaction du procureur général Rémy Heitz, après les inconcevables violences entourant le sacre du PSG (plus de 560 interpellations, deux décès, des dizaines de blessés, des millions d’euros de dégâts), en est une parfaite illustration : « Il y a un décalage très fort entre les images à la télévision et la réalité des faits ». Ce qu’on voit n’est pas la réalité, ce qu’on ressent n’est pas recevable, ce qu’on vit n’existe pas tant qu’une autorité qualifiée n’a pas validé son existence. Le réel devient suspect et les images, un problème.

Cette « méthode Macron » a connu plusieurs étapes préalables à la « phase sémantique » que nous venons de vivre. La première a consisté à enfermer l’expression publique dans un couloir normatif aussi complexe qu’étouffant. La loi anti-fake news (2018), la loi Avia (2020), la commission Bronner sur « les fake news et le complotisme » (2022), la loi sur l’espace numérique (2024), les fermetures administratives de médias (NRJ12 et C8 en 2025), la surveillance particulièrement vétilleuse de la chaîne Cnews, la désactivation de comptes sur les réseaux sociaux jugés « problématiques », la prolifération de plateformes de fact-checking fortement subventionnés : tout cela forme un arsenal d’étouffement systémique.

La deuxième étape est statistique : il s’agit de rendre les données chiffrées de la délinquance – mais aussi sur l’emploi, sur l’énergie, etc. – illisibles et de plus en plus difficiles à exploiter avec des catégories mouvantes, des indicateurs agrégés, des publications décalées d’un an minimum, une absence de métadonnées exploitables pour l’analyse fine. Comme le disait déjà en 2021 Alain Bauer dans L’Express : « Il n’y a pas d’outils fiables ou stables de calcul de la criminalité et de la délinquance. Ça n’existe pas. Il n’y a que des outils partiels, parcellaires et partiaux ».

Dans cette perspectives, les chiffres ne servent pas à décrire le réel mais à le rendre indéchiffrable. La fermeture de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) en 2020, chargé d’étudier l’évolution des phénomènes de délinquance, illustre cette volonté d’aveuglement organisé. Il a été remplacé par un service ministériel (le SSMSI), dont les rapports agrégés, non interactifs, souvent obsolètes et limités interdisent tout pilotage opérationnel. On fabrique ainsi une invisibilité utile.

Troisième étape : substituer un discours relativiste (et condescendant) au diagnostic. Quand l’ancien garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti déclare que « la peur n’est pas un chiffre, c’est un sentiment » (juillet 2020), et Gérald Darmanin que « le sentiment d’insécurité est parfois plus fort que l’insécurité elle-même » (mars 2023), l’insécurité n’est plus une réalité, mais un ressenti, une émotion qu’il convient de raisonner. Et d’ailleurs, les violences urbaines sont souvent réduites à des « perceptions » par les préfets, comme dans le rapport de la DGPN de 2023 dans lequel les émeutes de l’été sont qualifiés de « réponses émotionnelles à des situations de relégation ». Ce brouillard lexical empêche toute lecture causale, notamment sur les sujets les plus sensibles.

Nous avons connu cela également dans le champ économique, lorsque l’ancien ministre de l’Économie Bruno Le Maire affirmait encore au printemps 2024, en dépit du réel et des mises en gardes de certains économistes (François Ecalle) ou parlementaires (Charles de Courson) encore lucides, que le budget serait à l’équilibre en 2027, avec un déficit ramené sous les 3 % du PIB… Bruno Le Maire a quitté ses fonctions en septembre 2024, juste avant la publication du chiffre réel : un déficit de 6,1 %.

Mais ce sont naturellement les questions de l’immigration et de la délinquance qui constituent les exemples paroxystiques de cette méthode. Le rapport conjoint de l’Inspection générale de l’administration et de l’Inspection générale de la justice, publié en octobre 2023 à la suite des émeutes de l’été, établissait ainsi que plus de 90 % des interpellés étaient de nationalité française mais issus de l’immigration récente, en majorité originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Au lieu d’être regardée en face, cette réalité fut écartée au nom du maintien d’un récit apaisé de la société multiculturelle. Quand le ministre de l’Intérieur nous expliqua que ces violences avaient été le fait de « beaucoup de Kevin et de Mathéo », on était prié de le croire. Deux ans après, les violences qui ont éclaté à l’issue du match entre le PSG et l’Inter de Milan, abondamment documentées sur les réseaux sociaux, sont venues confirmer ce lien entre délinquance urbaine et immigration récente. Pourtant les statistiques ethniques (ou même d’origines nationales) restent interdites.

Nous vivons un moment dans lequel le réel ne fonde plus le débat mais gêne le récit des élites. En 1992, l’écrivain et dramaturge Steve Tesich forgeait le terme de « post-vérité » pour désigner ce moment où les sociétés libres renoncent volontairement au réel au profit de récits plus confortables. Nous y sommes à plein. Ce mécanisme n’est pas propre à la France. Il s’observe partout où la parole des pouvoirs publics passe à l’état gazeux, se détache du terrain, où les chiffres deviennent des éléments de langage, où les images sont disqualifiées si elles échappent au contrôle, où le vocabulaire est réécrit pour éviter ce qu’il nomme.

De Washington à Pékin, de Moscou à Bruxelles, la vérité n’est plus ce qui correspond au réel, mais ce qui permet au pouvoir de tenir. Le mensonge n’est même plus nécessaire : il suffit d’un discours alternatif, fluide, émotionnel, validé par des figures d’autorité et relayé par des médias dociles. La version marconienne de cette post-vérité est simplement plus policée : tout y est présenté comme rationnel, modéré, éclairé — mais dans un cadre où le réel est systématiquement disqualifié au nom d’un récit supérieur. Ce n’est pas une dérive. C’est une méthode. Et cette méthode repose sur une conviction simple : la réalité est secondaire, tant que le récit tient.