
22 juin 2025 • Entretien •
En quoi les frappes américaines sur les sites nucléaires de Fordo, Natanz et Ispahan marquent-elles la fin définitive de l’héritage diplomatique d’Obama vis-à-vis de l’Iran ? Et plus largement, la fin d’une approche multilatérale de la non-prolifération ?
Voilà bien longtemps que l’héritage diplomatique de Barack Obama est dispersé. En vérité, cet héritage n’était pas glorieux. Pour parvenir à un accord nucléaire très imparfait (le JCPOA/Joint Comprehensive Plan of Action), le 14 juillet 2015, le président américain avait détourné le regard de la répression à l’intérieur de l’Iran, limité le soutien américano-occidental à l’Armée syrienne libre, renoncé à faire respecter sa « ligne rouge » sur l’emploi par Damas d’armes chimiques, et favorisé les conditions d’un renforcement des relations russo-iraniennes. L’accord nucléaire de 2015 n’était pas encore finalisé que Moscou et Téhéran préparaient déjà leur intervention militaire combinée en Syrie. Déconsidérés depuis la reculade de septembre 2013 sur la « ligne rouge » des armes chimiques, les États-Unis et leurs alliés occidentaux perdirent alors le contrôle des événements sur le théâtre syrien et dans la région. Il fallut réagir en catastrophe au surgissement de l’« État islamique » (Daech), un temps maître d’un « Sunnistan », à cheval sur la Syrie et l’Irak.
Au regard de ce bilan géopolitique régional désastreux, il importe de conserver à l’esprit les imperfections du JCPOA. Le régime islamique iranien se voyait reconnaître un fantasmatique « droit à l’enrichissement » de l’uranium, en rupture avec le traité de non-prolifération nucléaire (1968) et le texte des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant le programme iranien. Diverses clauses, dites « Sunset clauses », étaient limitées dans le temps, les unes s’éteignant en 2025, les autres en 2030 ; l’idée était que ce délai serait suffisant pour qu’une sorte de « Gorbatchev » iranien émerge, s’affirme et fasse le choix de conduire des réformes politiques et économiques, au détriment de l’islamisme révolutionnaire, de l’axe chiite et du projet de domination du Moyen-Orient (la liberté et la prospérité plutôt que la coercition et l’expansion). Enfin, le programme balistique et la stratégie de déstabilisation de la région – au moyen de groupes panchiites et autres affidés fonctionnant comme des « forces par procuration » (les fameux « proxies ») -, n’étaient en rien ralentis, bien au contraire (le déblocage de fonds confisqués et les ventes de pétrole permirent à Téhéran de les financer). Bref, le multilatéralisme et la politique de non-prolifération étaient déjà bien atteints à cette époque. D’autant plus que le programme balistico-nucléaire de la Corée du Nord avait précédemment porté atteinte à ce dispositif diplomatique et juridique.
La stratégie américaine marque-t-elle un retour assumé à la politique de confrontation directe avec l’Iran ? Faut-il y voir une volonté de rupture stratégique de Donald Trump ?
A l’évidence, c’est une rupture. Soucieux de réparer une partie des dégâts causés par l’affaire irakienne, à l’intérieur du camp occidental, George W. Bush avait précédemment renoncé à frapper l’Iran pour laisser un espace à la diplomatie, l’UE-3 (Paris-Londres-Berlin) ouvrant des négociations avec Téhéran. Barack Obama les avait conclues (voir plus haut). En 2018, Donald Trump sortit les États-Unis du JCPOA et initia une politique de « pression maximale » mais il refusa de frapper l’Iran quand il en eut l’occasion ; rappelons qu’il ne riposta pas lorsque l’Iran et ses affidés bombardèrent des infrastructures en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis (ceci explique la prudence aujourd’hui des monarchies du golfe Arabo-Persique). Par la suite, l’Administration Biden tenta de renégocier cet accord mais le régime islamique s’y refusa.
Indubitablement, le bombardement américain des sites nucléaires iraniens ouvre une nouvelle phase. On peut penser que Donald Trump aurait préféré une négociation fructueuse mais les diplomates iraniens maîtrisent l’art de négocier pour négocier, afin de gagner du temps. Spécialiste de la géopolitique des club-houses, Steve Witkoff (l’envoyé spécial de Donald Trump), en aura fait les frais. Il se peut que ces bombardements ne suffisent pas, la confrontation militaire s’élargissant encore, notamment dans le golfe Arabo-Persique et le détroit d’Ormuz. Le président américain en est-il pleinement conscient ? Le néo-isolationnisme n’est décidément pas praticable. Au vrai, une puissance, plus encore une superpuissance, n’a pas la liberté d’entrer ou de sortir du système international, selon ses désidératas. Il faut aussi s’interroger sur les répercussions de cette guerre sur d’autres théâtres, de l’Ukraine au détroit de Taïwan.
En quoi la position de la France dans le dossier iranien est-elle également affaiblie par cette action américaine ? Paris peut-il encore jouer un rôle de médiateur crédible ?
Ce n’est pas un « dossier » mais une guerre d’envergure régionale, qui pourrait s’étendre encore. Au printemps 2024, lorsque l’Iran frappa pour la première fois le sol israélien, nous n’avons pas voulu voir que « les portes de la guerre étaient grandes ouvertes » (Jean Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1935). Il fallait dédramatiser et rassurer : « Nul n’a intérêt à escalader » ! La situation de guerre ouverte, ses causes profondes, l’arrivé à maturité du programme nucléaire iranien et le refus du régime islamique de Téhéran de négocier de bonne foi condamnaient à l’échec cette diplomatie française et européenne de la dernière chance. Non, Paris et les capitales européennes n’ont pas prise sur les événements. Du moins leur tentative aura-t-elle permis de clarifier la situation et de mettre en exergue l’intransigeance idéologique du régime iranien ; plus qu’une théocratie, il s’agit d’une idéocratie rigide. La souplesse dont les dirigeants iraniens savent faire preuve n’est faite que de ruses, de stratagèmes et de tactiques dilatoires.
Au fond, cette opération signe-t-elle la faillite d’une diplomatie occidentale fondée sur la retenue, le compromis et le multilatéralisme ? Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère de la politique étrangère marquée par la force unilatérale ?
Oui, d’une certaine manière. Beaucoup en Occident, y compris aux États-Unis, pensent que toute guerre est vaine et ne peut être remportée. Il ne faudrait ni vainqueur, ni vaincu. Ainsi le phénomène guerrier est-il dilué dans une théorie générale des conflits, l’usage de la force militaire étant vu comme un simple adjuvant de la diplomatie : l’objectif serait de parvenir à un compromis bancal supposé satisfaire tout le monde (un accord « win-win ») mais qui, bien souvent ne satisfait personne. Pacifisme viscéral ou réductionnisme économique ? L’essence du Politique, saisi comme une activité consubstantielle à la condition humaine, sa logique propre et ses spécificités (le primat du conflit, la distinction de l’ami et de l’ennemi, le recours à la puissance, y compris au moyen de la guerre), ne sont plus véritablement compris.
Au prétexte qu’aucune victoire militaire n’est pas définitive et totale, il faudrait renoncer à vaincre. Mais le Politique ne relève pas des fins dernières : cette activité a pour buts la concorde intérieure et la sécurité extérieure d’une collectivité humaine. A la différence des dirigeants iranien, ne confondons pas politique et eschatologie (Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965). Bref, la guerre reste notre « bel avenir ». Outre des régions où elle est de longue date endémique, comme sur le continent africain (Corne de l’Afrique, Afrique centrale), la guerre frappe l’Europe, où l’on redoute une extension de l’Ukraine à la zone euro-atlantique ; elle s’étend au Moyen-Orient et menace l’Extrême-Orient (détroit de Taiwan et Méditerranée asiatique).