Quelles implications de la guerre en Iran pour l’Ukraine ?

Jean-Sylvestre Mongrenier, directeur de recherche à l’Institut Thomas More

6 juillet 2025 • Analyse •


En rupture avec les thèmes isolationnistes et la tonalité générale de sa campagne électorale, Donald Trump a finalement décidé de bombarder les sites nucléaires iraniens. D’aucuns voudraient que cette décision bénéficie à la Russie poutinienne. Or, rien ne dit que l’armée russe aurait toute liberté d’action dans sa guerre contre l’Ukraine. Au contraire, le nouveau désordre du monde pourrait remettre la question ukrainienne au cœur des préoccupations stratégiques américaines. Pour le comprendre, il faut dépasser le fétichisme du droit international au profit d’une approche politique.


Passons sur l’augmentation des cours du pétrole provoquée par les bombardements américains : elle s’est révélée brève et ne pourra compenser les coûts pour la Russie de son agression en Ukraine ainsi que les effets d’une ruineuse économie de guerre (d’autant plus si le cessez-le-feu tient). S’il est vrai qu’une fermeture prolongée du détroit d’Ormuz entraînerait des conséquences sur le marché mondial, le devenir de l’économie russe dépend d’abord et avant tout des achats chinois et du soutien multiforme de Pékin (1). Il reste que la guerre entre Israël et l’Iran a éclipsé la question ukrainienne lors du récent sommet du G7 (Kananaskis, 15-16 juin 2025), rapidement abandonné par Donald Trump, et qu’il en fut de même dans le cadre de l’OTAN (La Haye, 24-26 juin 2025). Dans l’un et l’autre format, le président ukrainien Volodymyr Zelensky voulait plaider sa cause et s’assurer du soutien minimal des États-Unis, avec la possibilité d’acheter des armes américaines. Mais l’actualité géopolitique moyen-orientale a imposé un autre calendrier stratégique.

Cela dit, il importe de rappeler que l’Ukraine demeure invaincue. Trois ans et demi après l’« opération militaire spéciale » du 24 février 2022, point de départ d’une guerre de haute intensité, les armées russes contrôlent moins du cinquième du territoire de l’Ukraine. De surcroît, il importe de considérer les autres champs de confrontation. Ainsi l’aviation russe n’a-t-elle pu conquérir la maîtrise de l’espace aérien et décapiter le système politico-militaire ukrainien au moyen de frappes chirurgicales. En mer Noire, les drones navals et missiles ukrainiens ont contraint la flotte russe à évacuer les ports de Crimée, pour se replier dans ceux du Caucase du Nord (Novorossiïsk) et d’Abkhazie (Otchamtchira). Dans le cyberespace, le coup de massue russe que l’on redoutait tant, car supposé réduire à néant les infrastructures de l’État-nation ukrainien, ne s’est pas produit. Une fois de plus, l’opération « Toile d’araignée », aux premiers jours du mois de juin, a montré la capacité ukrainienne à frapper dans la profondeur du territoire russe.

Par ailleurs, la question de l’avenir de l’OTAN semble moins pressante qu’on ne pouvait le penser lors des premiers mois de l’administration Trump. Alors qu’on redoutait une dévitalisation de l’OTAN et le transfert pur et simple du «  fardeau » (le « burden-shifting ») aux alliés européens, l’option du « partage du fardeau » (le « burden-sharing »), en l’état des choses, l’a emporté aux États-Unis. Conformément à l’article 3 du traité de l’Atlantique Nord, il faudra que les alliés européens produisent un bien plus grand effort budgétaire (3,5 % du PIB en dépenses militaires et 1,5 % en dépenses de sécurité lato sensu), l’objectif étant que ces volumes financiers aient leurs prolongements concrets, en termes de systèmes d’armes et de capacités militaires (2). Ajoutons qu’un engagement militaire américain plus prononcé et continu au Moyen-Orient redonnerait de l’importance des bases et des facilités en Europe, dont l’existence conditionne la projection de puissance des États-Unis dans l’Ancien Monde (Eurasie et Grand Moyen-Orient).

Certes, la volonté américaine de conserver le contrôle opérationnel de l’OTAN éloigne le scénario d’une européanisation de ladite structure, à tout le moins dans la perspective d’une redistribution des pouvoirs et des responsabilités entre les deux rives de l’Atlantique Nord. Quant à la candidature de l’Ukraine, elle est une nouvelle fois reportée sine die. Mais cela n’est pas nouveau et si l’OTAN se disloquait ou se vidait de toute substance, la situation pour l’Ukraine serait pire encore. Quant à l’Ukraine, en proie à une guerre d’agression dont Donald Trump juge qu’elle est un problème spécifique au Vieux Continent (à tort, mais peu importe ici), il revient aux alliés européens d’en assumer la responsabilité principale : l’Ukraine constitue la première ligne de défense des États membres de l’OTAN et de l’Union européenne (3).

Loin d’être un « État failli », réduit à la mendicité internationale, l’Ukraine paie le prix du sang et, sur le plan militaro-industriel, atteint un taux d’autosuffisance de 50 %, les États-Unis et l’Europe assurant la moitié de l’effort requis (un quart pour chacun). Si l’Europe devait prendre en charge la part des États-Unis, ce qui est probable, nul doute que l’effort serait à sa portée. Dans le contexte de durcissement des rapports internationaux, Moscou et Pékin apportant leur soutien politico-diplomatique à leur allié et partenaire iranien (un soutien sans participation active), l’Administration Trump (ou la suivante) pourrait un jour réévaluer la place et le rôle l’Ukraine : cet État est un « actif » géostratégique de premier ordre, dont la volonté opiniâtre des citoyens et la force militaire faciliteront la réallocation future des ressources américaines sur d’autres théâtres, du Grand Moyen-Orient à l’Indo-Pacifique (4). Quoi qu’il en soit, il revient d’abord et avant tout aux alliés européens d’assurer cet effort financier et militaro-industriel.

Il faut enfin revenir sur l’accusation d’irrespect du droit international et la prétendue pratique par les Occidentaux d’un « double standard », censé ruiner leur position dans la guerre d’Ukraine. Le philosophe et polémologue Julien Freund qualifie d’« impolitique » cette incompréhension du phénomène politique, saisi dans son essence (5). Par « essence », il entend une « activité originaire », consubstantielle à la condition humaine : le Politique est l’activité qui prend en charge le destin d’une collectivité pour assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure ; elle est intrinsèquement conflictuelle, les antagonismes entre les groupes humains ne pouvant se résoudre définitivement dans une synthèse-dépassement finale. A cet égard, la longue hostilité de l’Iran islamique envers Israël, ou celle de la Russie-Eurasie à l’encontre de l’Ukraine, illustrent cette violence fondamentale toujours susceptible de submerger une communauté humaine ; l’« état de nature » n’est pas une situation antéhistorique ou une fiction théorique, mais une virtualité qui sans cesse menace de se réaliser. Ce type de situation (situations d’exception et guerres) permet de saisir la spécificité du Politique par rapport à d’autres activités humaines : la dialectique ami-ennemi, le recours à la puissance et à la violence armée, la logique de montée aux extrêmes.

Les opposants à des frappes préventives arguent de la légalité internationale, ce qui appelle des réflexions, là encore inspirées par Julien Freund. Celui-ci définit la légalité comme « le système des normes, des règles, des conventions et des coutumes qui permet au gouvernement d’étendre son autorité à la fois sur la collectivité dans son ensemble et sur chacun de ses membres ». En l’absence d’un « Léviathan » supra-territorial, placé au-dessus des États souverains, le concept de légalité internationale n’a donc pas la même consistance que dans l’ordre politique interne d’un peuple ; l’humanité ne constitue pas un grand corps politique et les régimes juridiques internationaux reposent sur de simples promesses d’engagement des États (traités et conventions). Il faut donc être conscient du fait que le droit ne se pose pas lui-même : « C’est l’autorité et non la vérité qui fait la loi » (Freund cite ici Hobbes). De fait, le cours des choses peut aboutir à des configurations conflictuelles que les juristes ne sauraient résoudre. En ce cas, la situation exceptionnelle suspend le droit et ses conjectures normatives. Dès lors, c’est à la décision politique qu’il revient de prendre en charge la marge d’indétermination, pour que l’état de fait soit maîtrisé.

En somme, la référence aux principes généraux du droit et à la légalité internationale ne saurait servir d’alibi à l’impuissance, fût-elle sublimée par l’expression d’« ordre international libéral ». Lorsque les règles ne peuvent subsumer une situation d’exception, il est impératif de poser des actes. Aussi la guerre menée par Israël en Iran, avec le concours des États-Unis, ne ruine pas l’argumentaire juridique et moral qui justifie l’aide et le soutien apportés par l’Occident à l’Ukraine. In fine, comment omettre l’appui réciproque de l’Iran islamique et de la Russie-Eurasie, deux puissances perturbatrices engagées dans la destruction des équilibres internationaux et des quelques règles qui encadrent la violence interétatique et communautaire. Il est donc juste et bon que l’Ukraine ait soutenu l’entreprise israélo-américaine, et il faut espérer qu’un jour prochain, la ruine du régime islamique iranien, maillon faible d’une chaîne de puissances néfastes, retentira sur la situation générale de la Russie.

Notes •

(1) Large d’une cinquantaine de kilomètres dans sa partie la plus étroite, le détroit d’Ormuz, qui commande le passage entre le golfe Arabo-Persique et l’océan Indien, voit transiter le cinquième de la production mondiale de pétrole, auquel il faut ajouter l’exportation du gaz naturel liquéfié du Qatar. Voir Adrien Pécout, « Ormuz, plaque tournante du pétrole mondiale », Le Monde, 24 juin 2025.

(2) Dans leur déclaration finale du 25 juin, les membres de l’OTAN « réaffirment » leur soutien à Kyïv et leur « engagement inébranlable » à se défendre mutuellement. Cette déclaration finale a été approuvée par les 32 dirigeants des pays membres, y compris par le président américain, Donald Trump. Ce dernier a rencontré son homologue ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui a affirmé qu’ils avaient discuté d’un « cessez-le-feu » en Ukraine.

(3) Voir Félix Pennel, « Comment l’Europe est en passe de réussir à remplacer l’aide militaire américaine à l’Ukraine », La Voix du Nord, 24 juin 2025.

(4) Voir Paul Jones, « Ukraine is a US Strategic Asset- Don’t Lose It », CEPA, 15 mai 2025.

(5) Voir Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965.