La Russie nous épie, nous guette, nous harcèle

Cyprien Ronze-Spilliaert, chercheur associé à l’Institut Thomas More

6 octobre 2025 • Analyse •


Les incursions de drones dans le ciel européen témoignent d’une entreprise de déstabilisation des sociétés occidentales par Moscou, alerte Cyprien Ronze-Spilliaert, chercheur associé à l’Institut Thomas More mais aussi au Centre de recherche de la Gendarmerie nationale et enseignant à l’université Paris-Dauphine. Avec pour objectif de fragiliser le soutien à l’Ukraine, pourtant en première ligne pour contenir l’offensive russe.


Dans la nuit du 2 au 3 octobre, l’aéroport de Munich a dû suspendre pendant plusieurs heures son trafic en raison de la présence de drones non identifiés, tandis que d’autres engins étaient repérés aux abords d’une emprise militaire en Belgique, près de Liège. Des incidents survenus quelques jours après des faits similaires au Danemark, au-dessus de plusieurs aéroports et d’une base aérienne. Ces incursions illégales de drones ne touchent pas que les infrastructures aéroportuaires et militaires : un essaim de drones a été aperçu, le 26 septembre, dans le ciel de l’État de Schleswig-Holstein, tandis qu’une vingtaine de drones provenant du territoire biélorusse ont survolé une large partie du territoire polonais le 9 septembre. Enfin, toujours en septembre, quatre avions de combat russes ont pénétré dans l’espace aérien estonien.

Si l’origine russe de ces incursions aériennes ne fait aucun doute, le Kremlin continue de nier les faits. Et pour cause, le pouvoir russe poursuit, par tous les moyens possibles, en deçà du seuil de l’affrontement armé, son entreprise de déstabilisation des États européens. Les dénis « plausibles » brandis par le pouvoir russe permettent d’éviter une escalade militaire à laquelle il n’a, pour le moment, aucun intérêt.

Agression, déni, accusation

De plus, en niant toute velléité belliqueuse, Vladimir Poutine continue d’inverser les faits et les valeurs, en accusant l’Otan de menacer une Russie qui ne chercherait qu’à se défendre face à l’impérialisme occidental. Le président russe a ainsi affirmé, le 2 octobre : « nous n’avons nous-même jamais engagé une confrontation militaire », rejetant toute responsabilité quant à la guerre en Ukraine et aux actions hybrides sur le territoire de l’Union européenne. Surtout, chaque réaction d’un État européen face aux actions hostiles russes offre à M. Poutine une occasion de mettre en scène la soi-disant agressivité de l’Otan à l’égard de la Russie. Par exemple, M. Poutine a qualifié d’acte de « piraterie » l’arraisonnement par la Marine nationale du Boracay, un vieux pétrolier russe au large des côtes françaises, le 1er octobre.

Cette logique en triptyque d’agression, de déni puis d’accusation prévaut pour toutes les opérations hybrides russes : cyberattaques, opérations navales avec sa flotte fantôme, désinformation, raids aériens, sabotages… La menace hybride russe est devenue une menace sérieuse pour l’UE, que l’on aurait tort de sous-estimer. Les actions hybrides sont parfois – notamment dans le champ cyber ou informationnel – difficiles à détecter et à attribuer. Pour cette raison, nous n’avons probablement connaissance que de la face émergée de l’iceberg des actions subversives russes déployées dans l’UE.

Une guerre insidieuse, clandestine

Pourtant, cette menace russe désinhibée s’intensifie, avec des actions de plus en plus nombreuses et de plus en plus édifiantes. La présence inattendue du Boracay dans le golfe de Gascogne, à l’écart des routes habituelles du transport maritime, est un énième indice que la Russie nous épie, nous guette, nous harcèle. Elle nous rappelle que la Russie mobilise sa flotte fantôme (un ensemble de tankers et de cargos vétustes au service du transport d’armes et de pétrole pour le compte de la Russie) pour mener des opérations militaires navales.

Utiliser des bateaux de commerce plutôt que des navires militaires permet un déni plausible aisé, quand bien même les opérations menées sont de nature militaire : ce n’est pas par nonchalance que des bateaux de la flotte fantôme ont laissé traîner leur ancre dans les fonds marins pour endommager des câbles sous-marins et électriques en mer Baltique. De même, la présence de bateaux fantômes au large des côtes des pays européens, loin des routes commerciales, vise évidemment à recueillir du renseignement sur les infrastructures et télécommunications sous-marines occidentales.

Il s’agit d’une guerre insidieuse, clandestine, mais aux graves et potentiellement systémiques conséquences. Par ces opérations hybrides combinant actions dans les champs physiques (drones, bateaux espions…) et virtuels (désinformation, cyberattaques), la Russie déstabilise les sociétés occidentales, collecte du renseignement, nuit à nos activités économiques et, parfois, critiques (cyberattaques paralysant les hôpitaux par exemple). Mais la finalité est bien de faire vaciller les gouvernements pro-ukrainiens et de supprimer, chez les Européens, la volonté de combattre, de se défendre et de soutenir l’Ukraine.

Soutenir l’Ukraine

En suivant une logique de harcèlement qui s’intensifie petit à petit, la Russie cherche à provoquer des sentiments de lassitude, de crainte, voire de panique, afin d’amener les citoyens européens à abandonner leurs idéaux de paix juste et durable pour transiger avec la Russie. La guerre hybride menée par la Russie donne corps aux arguments dits « réalistes » (ou munichois de façon plus péjorative), soutenant que le coût de soutenir l’Ukraine et de contrarier les revendications du Kremlin est trop élevé par rapport aux gains espérés.

Pourtant, c’est bien l’Ukraine qui est en première ligne, et qui neutralise chaque jour d’importants moyens russes, notamment des drones. La guerre en Ukraine, qui est une guerre d’attrition, ponctionne des ressources considérables à la Russie, et préserve d’autant plus l’UE des opérations hybrides russes. Pour cette raison, il importe de continuer à soutenir l’Ukraine. Ce serait se mettre le doigt dans l’œil que de considérer que la Russie cessera sa guerre hybride au lendemain de la signature d’un traité de paix en Ukraine.