Octobre 2017 • Note d’actualité 46 •
Le dix-neuvième congrès du Parti communiste chinois donne lieu à un renouvellement des instances dirigeantes, dans le cadre d’une cérémonie parfaitement orchestrée. Il faut s’attendre, sans surprise, à la consécration et au renforcement du pouvoir de Xi Jinping. Mais ce rassemblement quinquennal illustre surtout le paradoxe d’une Chine tout à la fois ultra-moderne par son dynamisme économique, et archaïque dans sa forme politique. Curieusement, ce sont peut-être les catégories de la théologie qui sont les mieux adaptées pour saisir cet objet non-identifié qu’est encore pour nous la Chine.
Le 18 octobre 2017 s’ouvre à Pékin le dix-neuvième congrès du parti communiste chinois (PCC). Ce congrès, qui se tient tous les cinq ans, renouvèlera le comité central et les autres instances dirigeantes d’un parti dont le pouvoir sur l’État et la société chinoise ne souffrent aujourd’hui aucune contestation apparente. Pendant une semaine, les dirigeants du parti défileront à la tribune pour surenchérir d’autosatisfaction en un rituel parfaitement huilé. Si l’on s’en tient aux congrès précédents, tout devrait se dérouler sans anicroche. Plus de deux mille délégués éliront un comité central de deux cents personnes environ, qui lui-même élira un bureau politique de vingt-cinq personnes, d’où sera issu un comité permanent de seulement quelques membres (ils étaient neuf jusqu’en 2012, sept jusqu’en 2017).
Tout porte à croire que Xi Jinping, le Secrétaire général du parti, et président de la République Populaire de Chine (RPC), verra à cette occasion le pouvoir qu’il exerce déjà être consacré et renforcé au cours d’une cérémonie grandiose dont les moindres détails auront été méticuleusement mis en scène, sans doute dès l’été 2017. Comme le souligne l’universitaire britannique Kerry Brown, ce congrès ne vise aucunement à examiner des lignes politiques différentes ni a fortiori à trancher entre elles, sur le modèle des congrès des partis politiques dans les pays européens. Il vise au contraire à manifester l’unité du parti derrière Xi Jinping et, à travers lui, l’unité de la Chine tout entière sur la voie de la « renaissance de la nation chinoise » [1].
Il y a bien sûr des enjeux qui peuvent paraître strictement politiques à cette cérémonie. On examinera notamment la place faite aux proches de Xi Jinping, ou encore l’éventuel maintien, du reste peu probable, du responsable de la lutte anticorruption, Wang Qishan, touché par une informelle limite d’âge. Du point de vue des observateurs étrangers, on s’intéressera également à la place faite aux relations internationales, avec l’entrée possible au politburo, pour la première fois depuis longtemps, d’un responsable de la politique extérieure chinoise (Yang Jiechi, ancien ministre des Affaires étrangères et conseiller diplomatique de Xi Jinping), marquant la nouvelle importance accordée par le PCC au rôle de la Chine dans le monde. On se penchera enfin sur les projets de réformes économiques, aujourd’hui mis au second plan au profit de l’obsession de la stabilité politique et de l’emprise du parti sur la société chinoise dans son ensemble.
Mais cette obsession de la stabilité nous fait toucher du doigt l’objet véritable de ce congrès : il faut le voir comme une cérémonie religieuse, non pas en un sens métaphorique, mais au sens plein du terme. Son but est de réaffirmer à travers un rituel parfaitement orchestré, l’unité du corps tout uniment politique et religieux qu’est la Chine pour les Chinois [2]. Obsédé par le contrôle de la société chinoise, le PCC fera de ce congrès le symbole tangible de l’emprise qu’il exerce sur la Chine. La mise en scène d’une transition parfaitement contrôlée à la tête du parti (cinq des sept membres du comité permanent du bureau politique devraient quitter la scène politique) contribuera à manifester cette emprise.
Une Chine ultra-moderne et archaïque
A suivre René Girard, toutes les communautés humaines archaïques sont fondées sur des rituels qui visent à expulser la violence qui les menace hors d’elles-mêmes. Le sacrifice que Girard voit à la source des communautés humaines est la reproduction ritualisée d’une scène originelle : un lynchage qui a miraculeusement restauré la paix menacée par la discorde et les conflits mimétiques. L’objet du lynchage est ce que Girard appelle la victime émissaire : toute la violence réelle de la communauté se porte sur elle, tandis qu’elle est accusée d’être la seule responsable de cette violence.
En quoi la Chine moderne, ultra-moderne même quand on considère son dynamisme économique, ses réalisations architecturales ou technologiques, ou plus généralement son intégration dans la mondialisation, peut-elle être qualifiée d’archaïque ? Notons d’abord que c’est ainsi qu’elle se conçoit. Les dirigeants chinois s’inscrivent en permanence dans la continuité imaginaire de « 5000 ans d’histoire » qui sont moins une histoire vivante qu’une pure continuité idéalisée reliant la Chine mythique « de la terre jaune » originelle à ses « fils » [3], le peuple chinois d’aujourd’hui. La question de savoir ce qu’est la réalité de l’histoire chinoise, à travers l’analyse des faits infiniment complexes et variés qui la caractérise évidemment, est ici sans importance. Ce qui compte ce sont les représentations de la Chine et de son histoire au sein du PCC et de la grande majorité de la population chinoise qui lui est soumise. Le parti s’inscrit de plus en plus dans le cadre d’une Chine éternelle, qui trouve seulement au sein d’elle-même les ressources spirituelles pour devenir une puissance globale.
Depuis 2016, le PCC insiste sur la nécessaire « sinisation » des religions existantes en Chine, qui doivent ainsi se soumettre au cadre politique que leur impose le parti. Conçue a priori comme harmonieuse et pacifique, la Chine doit se garder de la « pollution spirituelle » en provenance des pays occidentaux dont le PCC considère qu’ils sont ceux qui viennent apporter de l’extérieur la discorde et le conflit au sein d’une population chinoise autrement spontanément pacifique. La lutte contre les influences étrangères se situe dans une forme de continuité avec les politiques traditionnelles de l’Empire, dans lesquelles l’aura sacré (德) de l’Empereur, ou Fils du Ciel (天子), grand ordonnateur du cosmos et opérateur du sacrifice au Ciel (sacrifice dont la pratique a duré de façon presque ininterrompue jusqu’après l’avènement de la République, au dix-neuvième siècle) doit suffire à purger le corps politico-religieux chinois de toutes les impuretés qui la polluent.
On a pu décrire la politique maoïste durant la Révolution culturelle (1966-1976) comme étant informée par un « paradigme démonologique », selon lequel la politique consiste sur le modèle taoïste à « chasser les démons » hors de la communauté qu’ils menacent [4]. D’une certaine manière, la volonté d’éradiquer les religions existantes (et donc les religions traditionnelles chinoises) relevait d’un processus sacrificiel caractéristique de ces mêmes religions. La religion était comprise comme un obstacle sur le chemin de la Chine vers le progrès. La visibilité de ceux qui pratiquaient ces religions était considérée comme la preuve insupportablement concrète de l’arriération de la Chine. En prétendant se débarrasser des religions traditionnelles, et dans certains cas extrêmes, de ceux qui les pratiquaient, le régime communiste rendait un hommage involontaire à la mentalité même qui informe ces religions : c’est par l’expulsion des démons de la superstition et de l’arriération culturelle que Pékin prétendait se débarrasser de la mentalité traditionnelle, qui cherche la solution dans l’expulsion des démons… « Comment Satan peut-il chasser Satan ? » (Matt, 12,26).
Une inspiration religieuse de plus en plus manifeste
Mais au-delà de la Révolution culturelle, et de la lutte contre la « pollution spirituelle occidentale » qui lui a succédée [5], le parti communiste développe une rhétorique dont l’inspiration religieuse est de plus en plus manifeste. Avec, depuis 1998, la répression des « cultes mauvais » [6], le parti communiste chinois se positionne en gardien du temple d’une orthodoxie politique qui passe par la pratique d’exorcismes dont la répression est la forme la plus directement sacrificielle. Ressuscitant et adaptant au goût du jour, grâce à la technologie moderne, de vieilles pratiques staliniennes et maoïstes, la télévision chinoise met en scène des séances d’autocritique au cours desquelles les victimes de la répression chinoise doivent manifester leur accord avec la sanction que leur infligent leurs bourreaux, marquant ainsi l’unanimité des persécuteurs (victime comprise) contre leur victime, en conformité avec les schémas les plus intemporelles de la violence sacrificielle décrite par René Girard [7]. Une fois encore, le schéma sacrificiel ici décrit n’a rien de métaphorique : la Chine, par ses rituels politiques les plus contemporains restaure les pratiques de la religion traditionnelle de l’Empire [8].
Plus d’un demi-siècle après le déclenchement de la Révolution culturelle, le paradigme démonologique reste donc vivant aujourd’hui, notamment dans les domaines les plus sensibles de l’action du parti-État chinois. Ce mouvement n’est pas un accident de l’Histoire contemporaine chinoise, une parenthèse refermée, mais constitue au contraire la forme aigue de la maladie sacrificielle qui structure l’action politique du parti depuis son avènement en 1949. Pékin a plusieurs fois qualifié l’octroi du prix Nobel de la paix à un fauteur de trouble (de son point de vue) tel que Liu Xiaobo de « blasphème » [9]. Ainsi, Liu Xiaobao, écrivain victime de la violence d’État du parti, devient dans l’esprit des dirigeants chinois le responsable des troubles et des désordres qui se propagent dans la société dans un renversement typique de la mentalité persécutrice.
Plus généralement, et de plus en plus, le parti communiste chinois use d’un vocabulaire d’inspiration religieuse dans son appréhension du monde qui l’entoure. En 1982, au moment même où dans le Document 19 le parti renonçait à son projet de suppression immédiate de toutes les religions [10], il introduisait à quatre reprises le terme « sacré » 神圣 (Shénshèng) dans la constitution chinoise. Le parti retrouvait ainsi, en insistant sur le « devoir sacré » de tous les citoyens de protéger l’intégrité territoriale de la Chine, la religion chinoise la plus archaïque selon laquelle « la « Chine« est un espace dans lequel tous les lieux sont conçus comme sacrés, c’est-à-dire habités par des énergies divines qui parce qu’elles nous soutiennent, doivent recevoir notre reconnaissance sacrificielle » [11].
Le dix-neuvième congrès comme célébration
Le congrès n’abordera sans doute pas la question de la place de la religion dans la Chine contemporaine. C’est que le parti incarne la seule vraie religion, c’est-à-dire celle qui est légitime pour exercer ses effets sur la population chinoise et au-delà d’elle sur le monde. De fait, au travers des thèmes de la stabilité et de l’unité de la Chine, c’est une mentalité sacrificielle qui structure aujourd’hui l’action du parti. Cette mentalité trouve ses racines dans la Chine traditionnelle et se situe en continuité avec elle, alors même qu’elle fait justement de la continuité de son action avec la glorieuse histoire chinoise un de ses buts essentiels. Le congrès qui s’ouvre sera une célébration, de nature théologico-politique, de la Chine par le parti, du parti par la Chine, de la Chine par la Chine, et du parti par le parti. Toute voix discordante en sera impitoyablement bannie et cette célébration manifestera aux yeux du monde l’unité parfaite du corps sacré de la patrie chinoise, en route vers la prééminence mondiale.
Le spectacle parfaitement orchestré qu’offrira le dix-neuvième congrès est bien entendu une vision idéale de la Chine. Au-delà des apparences, et dans les faits, la religion politique chinoise est menacée par un risque d’apostasie de masse. Les forces centrifuges qui s’exercent sur la Chine sont très puissantes. Le sentiment indépendantiste à Taiwan et même à Hong Kong progresse rapidement. Les élites chinoises placent souvent ce qui leur est le plus cher, leurs enfants et leur argent, à l’étranger. Beaucoup rêvent d’émigration, notamment vers les pays anglo-saxons, symboles de liberté et de prospérité. Les meilleures universités américaines sont pleines de brillants étudiants citoyens de la RPC, qui ne rêvent que de devenir américains. Les religions chrétiennes, notamment dans leur version protestante évangélique, progressent rapidement, marquant la volonté d’une partie croissante de la population chinoise de se rattacher à un corps religieux plus vaste que la seule Chine. Le sentiment de crise qui se diffuse au sein du vaste clergé (le PCC, 89 millions de membres) qui tente de faire tenir ensemble cette unité politico-religieuse qu’est la Chine n’est donc pas injustifié.
En Europe, après l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, de nombreuses voix se sont faites entendre pour suggérer que l’idée selon laquelle une « alliance » ou rapprochement stratégique avec la Chine, face à un président américain infréquentable, serait opportune. Cette idée s’est révélée difficile à mettre en œuvre : lors du dernier sommet EU-Chine, les deux parties se sont séparées sans communiqué commun et sur la constatation navrée de leurs désaccords [12]. Une des difficultés d’appréhender le « partenaire stratégique » qu’est officiellement pour l’UE la Chine tient pour une part à notre méconnaissance de la nature de l’objet « Chine ». Nous utilisons pour l’appréhender les catégories de la science politique occidentale (nation, Empire). Or, ce sont vraisemblablement celles de la théologie qui sont le mieux adaptées à cet objet non-identifié qu’est encore pour nous « le pays des dieux ».
Notes •
[1] Kerry Brown, « Order, order in Chinese Communist Party congresses », East Asia Forum, 15 octobre 2017.
[2] L’idée selon laquelle la Chine est la religion des Chinois est très banale sous la plume des meilleurs sociologues et sinologues. On la trouve sous une forme ou sous une autre notamment chez Max Weber, chez Marcel Granet, sous la plume de Simon Leys et plus récemment sous celle de John Lagerwey.
[3] Francois Bougon, Dans la tête de Xi Jinping, Actes Sud, 2017. Voir aussi Sébastien Billioud et Joël Thoraval, Le Sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine, CNRS, 2014.
[4] Barend J. ter Haar, « China’s Inner Demons: The Political Impact of the Demonological Paradigm » dans Woei Lien Chong (ed.), China’s Great Proletarian Revolution: Master Narratives and Post-Mao Counternarratives, Rowman & Littlefield, 2002, pp. 27-68.
[5] Cette campagne, sous l’autorité de Deng Xiaoping a été lancée en 1983 et reste d’actualité. Voir Geremie Barmé, « Spiritual Pollution Thirty Years On », Australian Centre on China in the World, 17 novembre 2013.
[6] 邪教, Xiéjiào, un terme théologique utilisé par le régime impérial pour qualifier les hérésies a été utilisé pour la première fois officiellement par le régime communiste en 1999 à propos de la « secte » Falungong, issu du mouvement communiste tout à la fois officiel et politico-religieux du Qigong. Voir David Palmer et Vincent Goossaert, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012 et du même David Palmer, La fièvre du « Qigong » Guérison, religion et politique en Chine, 1949-1999, EHESS, 2005.
[7] « Beijing’s Televised Confessions », chinafile.com, 20 janvier 2016.
[8] Le légisme, cette école de pensée du IIIème siècle avant JC, qui fait du châtiment le fondement de l’ordre social et qui a profondément influencé l’ensemble de la pensée politique chinoise est la forme politique de cette religion politique sacrificielle. Voir à ce sujet le grand livre de Jean Lévi, Les Fonctionnaires divins, Politique, despotisme et mysticisme en Chine ancienne, Seuil, 1989.
[9] 褻瀆, Xièdú. « China says awarding Nobel Prize to Liu Xiaobo was ‘blasphemy' », Economic Times, 14 juillet 2017. Le ministère chinois s’était déjà exprimé en ce sens dès l’octroi du prix Nobel à Liu Xiaobo en octobre 2010. Liu, qui faisait souvent référence au Christ dans ses écrits, avaient été condamné à onze ans de prison le 25 décembre 2009.
[10] Disponible sur https://www.purdue.edu/crcs/wp-content/uploads/2014/08/Document_no._19_1982.pdf.
[11] John Lagerwey, China A Religious State, Hong Kong University Press, 2010, p.17. Un des noms traditionnels de la Chine est 神州, Shénzhōu, le continent des esprits, ou le pays des dieux, dont un homonyme parfait, 神舟, Shénzhōu, « bâtiment divin », a servi à baptiser la première navette spatiale chinoise dans les années 1990, dans un jeu de mot parfaitement conscient que l’on doit paraît-il au président Jiang Zemin.
[12] Reuters, « EU, China trade spat blocks climate statement », 2 juin 2017.