25 octobre 2017 • Analyse •
L’Europe est une région riche et paisible. Sa prospérité relative et son équilibre social font que des millions d’extra-Européens la voient comme une sorte de terre promise. Le sous-continent, situé à l’extrémité occidentale de la vaste masse continentale de l’Eurasie, a réussi à s’intégrer pacifiquement après les guerres et les effusions de sang du début du vingtième siècle. Cette intégration était basée sur des intérêts économiques communs, un désir d’échange et les avantages offerts par un marché intérieur. Cela confirme à nouveau la sagesse historique selon laquelle la libre circulation des biens et des personnes est un élément contraignant qui favorise la paix. Le marché intérieur avec ses quatre libertés fonctionne. Il a fourni la force économique qui a aidé l’Union européenne à soutenir le développement de ses régions les plus faibles et des nouveaux États membres qui l’ont rejoint. Tout ceci constitue une réussite certaine.
Le problème aujourd’hui est que l’institution que nous appelons l’Union européenne (UE) s’est confondue, dans l’esprit de chacun, avec l’Europe elle-même. Cette « union » politique s’est vue confier au fil du temps de nombreuses tâches qui vont bien au-delà du simple bon fonctionnement du marché intérieur. Comment cela s’est-il produit ? A la fois par le fait que les États membres ont transféré la responsabilité de questions difficiles ou impopulaires au niveau européens (permettant ensuite « blâmer Bruxelles »…) et par celui des ambitions de croissance de l’administration de l’UE.
Grands projets
Comme cela arrive dans de nombreuses organisations arrivées à maturité, l’UE est tombée dans une sorte de « piège institutionnel » qui conduit à traiter les préoccupations bureaucratiques finissent comme des principes généraux. La création d’une monnaie unique a été un grand projet couronné de succès, dont les Européens peuvent être fiers malgré les difficultés actuelles. Pourtant, la décision de rattacher ce projet monétaire au cadre institutionnel de l’UE est à l’origine du « problème de l’euro » d’aujourd’hui. La monnaie et la Banque centrale européenne ont été politisées, mélangeant les politiques monétaires et budgétaires dans un cocktail toxique. La sentence de la chancelière allemande Angela Merkel selon laquelle « si l’euro échoue, l’Europe échoue » est un exemple transparent de cette manière erronée d’assimiler les institutions à l’Europe.
Un autre grand projet a été la création de l’espace Schengen. Schengen a permis de voyager librement et sans contrôles à travers la plupart des pays d’Europe, y compris des pays non membres de l’UE tels que la Suisse et le Liechtenstein. Il a fallu créer un appareil administratif, dont Frontex – l’agence responsable du contrôle des frontières extérieures de la zone –, mais cela aurait facilement pu être rendu indépendant de l’UE.
La force de l’Europe a toujours été sa diversité, qui puise néanmoins dans des racines culturelles communes. Aujourd’hui, cette diversité pourrait être la base d’une saine rivalité institutionnelle entre les régions : une telle concurrence est le meilleur moyen de réaliser des améliorations continues tout en préservant les avantages offerts par l’identité et le caractère local. Ce dont l’Europe a besoin, c’est la subsidiarité – un principe qui pourrait contribuer à faire progresser l’intégration sans une « harmonisation » excessive.
L’autre élément essentiel est une politique étrangère globale bien coordonnée et un système de défense commun, garantissant la capacité de l’Europe à décourager les attaques extérieures. En raison principalement des dissensions, de la timidité et du manque d’intérêt pour la défense parmi les dirigeants politiques européens, l’OTAN n’est plus suffisante pour la défense du continent devenu de plus en plus vulnérable. Une nouvelle coalition de gouvernements européens désireux, y compris les grandes puissances militaires et économiques (dont le Royaume-Uni), devrait être prête à produire cet effort commun.
Fausse piste
La surcharge institutionnelle a plongé l’UE dans une crise. Certains spéculent même sur son effondrement – scénario que je déplorerais personnellement. Pourtant, nous devons reconnaître que le Brexit n’est pas seulement la conséquence des insuffisances des responsables politiques britanniques ; il est aussi le symptôme d’un malaise plus profond. Entre autres choses, cela témoigne d’une absence de leadership qui a laissé depuis des années les affaires européennes se déliter. Et il faut affirmer que c’est là une responsabilité partagée puisque les décisions finales sont prises par le Conseil européen, qui comprend les chefs de gouvernement de tous les États membres de l’UE.
La principale compétence et la force de l’UE sont son marché unique. Cela comprend le soutien financier des zones structurellement plus faibles, pour combler les lacunes dans les infrastructures et encourager les nouvelles entreprises. Telle était l’intention initiale des fondateurs de la Communauté économique européenne. Leurs idées ont bien fonctionné et sont largement acceptées.
Toutefois, le principe de l’intégration « si nécessaire » a été remplacé par l’intégration « toujours plus étroite » et l’idée d’« harmonisation » – ce qui revient à appauvrir la diversité de l’Europe. Non seulement cette vision a engagé l’UE sur la mauvaise voie, mais elle l’y a menée trop vite. Ce sont les les institutions européennes et les gouvernements nationaux qui tiennent le volant, ce qui signifie qu’une bureaucratie centralisée a progressivement supplanté la démocratie décentralisée. Le résultat en est un système technocratique qui ne respecte pas suffisamment les particularités locales et régionales. Cela a conduit à ce que les pays germanophones appellent l’Europamuedigkeit, « La fatigue de l’Europe ». Une union beaucoup plus souple aurait plus de facilité à négocier le Brexit avec les Britanniques et pourrait mener des négociations de manière plus pragmatique. Il en va de même pour des questions telles que l’indépendance de la Catalogne, qui resterait un problème ibérique et ne serait pas compliquée par la politique interne de l’UE.
Les questions de démocratie, d’État de droit et de droits de l’homme ont toujours été de la compétence du Conseil de l’Europe basé à Strasbourg, qui ne fait pas partie de l’UE. Mais l’hypothèse d’une union politique de plus en plus étroite a conduit Bruxelles et certains gouvernements nationaux à croire qu’ils ont le droit et même l’obligation d’intervenir dans les affaires intérieures des Etats membres comme la Hongrie et la Pologne. Cela a nécessairement un effet perturbateur.
Questionner les dogmes
La simple observation de la scène politique européenne révèle peu de leadership et encore moins de vision. Sur le plan national et européen, disons qu’il y a des administrateurs capables mais pas de figures politiques courageuses ni d’un grand sens politique. Cela tient probablement à la sclérose des principaux partis politiques partout en Europe qui a favorisé l’apathie et la frustration des électorats et accéléré l’émergence de mouvements radicaux.
On aurait pu espérer, un moment, que le nouveau président français Emmanuel Macron oserait remettre en cause certains dogmes de l’intégration européenne. Cela aurait permis l’ouverture d’un débat aussi indispensable que sain… Mais en réalité, les propositions de politique de M. Macron, qui flirtent avec le protectionnisme ou le centralisme, risquent de nuire à la croissance économique et à une saine intégration à long terme. Ce qui est nécessaire, c’est la diversité et la concurrence régionale. L’Europe à la carte de M. Macron favoriserait en pratique un noyau dur européen centralisée risquant d’écraser la « périphérie ».
L’Europe est basée sur la diversité. Dans le même temps, la grande majorité des Européens soutiennent l’intégration européenne. La fusion de ces deux idées largement acceptées a été sabotée par les notions technocratiques et égalisatrices de l’« harmonisation » européenne et d’une « union toujours plus étroite ». L’intégration européenne fonctionnerait beaucoup mieux dans une union « incomplète » fondée sur des principes forts de subsidiarité, la diversité et la compétition amicale entre les systèmes, les États et les régions. Les États-Unis ont combattu une guerre civile cruelle pour devenir une nation. L’Europe n’a pas besoin d’en être une. Ce dont elle a besoin, c’est un cadre permettant aux différentes nations de travailler ensemble. Seule la mise en commun de leurs atouts peut permettre à l’Europe de rester compétitive politiquement et économiquement, de gagner le respect de la communauté internationale et de travailler sur un pied d’égalité avec les autres puissances.