7 novembre 2017 • Analyse •
Donald Trump a donc entamé une tournée diplomatique en Asie. Après une escale à Hawaii, ce poste de commandement à l’échelle du Pacifique, le président américain a rendu visite au Japon et à la Corée du Sud, les deux principaux alliés des Etats-Unis en Asie du Nord-Est. Ses pas le mèneront ensuite en République populaire de Chine, puis au Vietnam, où se tiendra un sommet de l’APEC (le forum de Coopération économique Asie-Pacifique). Enfin, le périple s’achèvera aux Philippines, un ancien allié dont le « caudillo » local regarde vers Pékin, quitte à ignorer les conflits maritimes en mer de Chine du Sud.
A raison, les observateurs insistent sur l’enjeu nucléaire nord-coréen et les possibles réactions d’humeur du tyran qui sévit à Pyongyang, rappelant aussi les ambiguïtés de Pékin. Au-delà de cette question, il faut espérer que Donald Trump prendra la mesure de ce qu’implique le renoncement au Partenariat Transpacifique négocié par son prédécesseur. La défection américaine a ouvert un boulevard à Xi Jinping et aux dirigeants chinois qui pensent leur heure venue. Le fait que Pékin se soit emparé du thème des « routes de la soie », dont on sait l’importance dans l’imaginaire occidental, donne la mesure et la portée historique du défi chinois.
La geste d’Alexandre le Grand et les routes de la soie
Forgée par le géographe allemand Ferdinand von Richthofen (1833-1905), l’expression de « routes de la soie » fait d’emblée référence au grand ensemble eurasiatique parcouru par les itinéraires de pistes reliant la Chine (le « pays des Sères » des anciens Grecs) à l’Europe. Sur ces routes circulaient de nombreux produits exotiques (soie, porcelaine et jade, échangés contre l’encens, l’ambre, les épices et divers métaux), mais aussi les idées et les innovations (papier, boussole, poudre) ainsi que les mythes et les dieux. La geste héroïque d’Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.), archétype du grand capitaine et du conquérant civilisateur, fut le préambule à l’ouverture des routes de la soie, le souverain gréco-macédonien reprenant l’œuvre des Achéménides, des côtes méditerranéennes jusqu’à l’Indus et à la Transoxiane. Ces conquêtes ouvrirent à l’hellénisme un vaste espace indo-méditerranéen.
A l’autre extrémité de l’Eurasie, ce fut l’empereur chinois Han Wudi qui, au IIe siècle avant J.-C., inaugura les routes de la soie, l’idée étant d’utiliser ce tissu comme présent et moyen d’échange, afin de nouer des alliances en Haute Asie et d’acheter les chevaux nécessaires à la lutte contre les nomades septentrionaux. S’il existe des traces archéologiques d’un commerce bien antérieur (la soie est présente dans des tombes princières celtiques d’Europe centrale, datées du Ve siècle avant J.-C.), c’est à cette époque que ces échanges se développèrent, mettant indirectement en relation les empires romain et chinois. Les routes de la soie partaient de Chang’an (Xi’an), capitale de l’empire chinois, et menaient jusqu’à Antioche. Elles contournaient par le nord et le sud le désert du Taklamakan pour traverser la Transoxiane. Certains de ces itinéraires suivaient la vallée de l’Indus et empruntaient des voies maritimes, via le golfe Persique et la mer Rouge, et rejoignaient les côtes méditerranéennes.
Longtemps, le royaume iranien des Parthes, intermédiaire obligé entre Orient et Occident, a contrôlé ces routes. Au Moyen-Age, ce furent les Sogdiens de Transoxiane, autre peuple de langue indo-européenne, qui jouèrent le rôle de « passeur de mondes », avec les cités légendaires de Samarcande et Boukhara comme carrefours entre Byzance et l’Occident chrétien d’une part, le « pays des Sères » d’autre part. Les Sogdiens acheminaient la soie vers l’ouest où ce tissu était utilisé pour envelopper les reliques des saints. Ils diffusèrent aussi religions et métaphysiques vers l’est (nestorianisme, manichéisme et zoroastrisme, bouddhisme). Les itinéraires étaient jalonnés d’oasis, de caravansérails et de postes fortifiés, mais l’acheminement était long, risqué et coûteux. Par la suite, ce réseau fut sous la protection de la Pax Mongolica, la fin de cet empire des steppes, au XIVe siècle, fragilisant les routes de la soie.
Contournement et coupure des routes de la soie
Dans l’Antiquité, les Romains tentèrent de contourner les Parthes et des navires de commerce partirent un temps de Bérénice, port égyptien situé sur la mer Erythréenne (la mer Rouge) pour atteindre l’île de Ceylan. Au Moyen-Age, marchands vénitiens et génois (voir le récit de Marco Polo) s’aventurèrent sur les routes de la soie ainsi qu’ambassadeurs et hommes d’Eglise (Jean de Plan Carpin, Guillaume de Rubrouck). Les conquêtes ottomanes et la chute de Constantinople (1453) poussèrent les Occidentaux à chercher d’autres voies. En 1497, le navigateur portugais Vasco de Gama passa le Cap de Bonne Espérance, le contournement de l’Afrique ouvrant une nouvelle « route des épices ». Dès que les voies maritimes et océaniques entre Orient et Occident furent substituées aux itinéraires terrestres, les routes de la soie perdirent leur raison d’être. Les puissances occidentales prirent le contrôle des échanges dans l’océan Indien, puis dans les mers du Sud et le Grand Océan (le Pacifique). Lorsque l’Empire russe acheva la conquête de l’ancien Turkestan, au cours du XIXe siècle, Samarcande et Boukhara (actuel Ouzbékistan) n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes.
Toutefois, le souvenir des routes de la soie conservait d’autant plus sa puissance d’évocation auprès des explorateurs et découvreurs que le « Grand Jeu » de rivalités géopolitiques entre les Russes et les Anglais se pratiquait sur des espaces autrefois parcourus par ces itinéraires entre Orient et Occident. Sur un autre plan, il faudrait aussi se reporter au grand rallye Paris-Pékin (1907) ou à la Croisière jaune (1931-1932). Par la suite, la constitution de l’URSS, le compartimentage de l’espace eurasiatique par les frontières de la Guerre Froide et la rupture sino-soviétique, avec ses conséquences en Eurasie, devaient reléguer ce « Grand Jeu » à l’arrière-plan. La thématique des « routes de la soie » ne resurgit qu’après la Guerre froide, avec en toile de fond l’indépendance des ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, affranchies de Moscou.
Dès lors, l’expression est utilisée pour désigner divers projets économiques et géopolitiques. Ainsi la « Silk Road Strategy » de l’Administration Clinton, au milieu des années 1990, recouvre-t-elle un ensemble de programmes visant à désenclaver la Caspienne et l’Asie centrale. L’enjeu est d’assurer la liberté d’accès aux ressources en hydrocarbures et de consolider le pluralisme géopolitique centre-asiatique. Parallèlement, l’Union européenne met en place des programmes de désenclavement et de modernisation des infrastructures (TRACECA et INOGATE). L’ouverture par les Occidentaux de nouvelles « routes de la soie » suscite l’opposition des dirigeants russes, soucieux de maintenir les régions concernées dans leur sphère d’influence (l’« étranger proche »). Avec l’intervention américano-occidentale en Afghanistan, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, un nouveau « Grand Jeu » s’impose.
L’heure de la Chine ?
Quinze années plus tard, Pékin prétend prendre le contrôle de « nouvelles routes de la soie », le projet OBOR (« One Belt, One Road ») et son financement recouvrant de larges ambitions. Lancé en 2013, ce grand programme d’infrastructures entre l’Asie et l’Europe, à travers les immensités eurasiatiques et par voie maritime, a pris forme. De prime abord, les enjeux sont avant tout logistiques et économiques, mais la carte des corridors met en évidence sa dimension géopolitique. Trois grands ensembles spatiaux ressortent de l’analyse. Le premier correspond aux liaisons entre la « Méditerranée asiatique » (la mer de Chine du Sud), l’Asie du Sud-Est et l’océan Indien, vers le Moyen-Orient et l’Afrique orientale. Outre la place de l’Iran, considéré comme un carrefour géographique et un nœud logistique essentiel, il convient de noter l’ouverture d’une base chinoise à Djibouti, une position-clé entre mer Rouge et océan Indien d’une part, entre Corne de l’Afrique et péninsule Arabique d’autre part.
Le deuxième ensemble spatial est celui que dessinent les itinéraires entre la partie occidentale de la Chine (le Sin-Kiang), la Haute Asie et la Russie, en direction de l’Europe. En l’occurrence, le projet suscite des réserves à Moscou où l’on craint que l’irruption massive des intérêts chinois en Asie centrale bouscule l’influence russe dans ce « pré carré ». En vérité, le processus est largement amorcé et l’étroit partenariat noué entre les deux capitales, renforcé après l’annexion de la Crimée, ne saurait dissimuler les inégalités de puissance. Enfin, un troisième ensemble spatial recouvre le corridor logistique sino-pakistanais, articulé sur la route du Karakorum, en direction du port pakistanais de Gwadar (financé par les Chinois) et du golfe Arabo-Persique. Non sans raisons, New Delhi y voit une manœuvre sur les arrières, alors que Chinois et Indiens sont en situation de rivalité, sur leurs frontières himalayennes comme dans le bassin Indo-Pacifique.
Les « nouvelles routes de la soie » recoupent donc un certain nombre de conflits et de rivalités géopolitiques, avec l’Inde, mais aussi la Russie, cette dernière préférant les ignorer afin de se concentrer sur le conflit latent avec l’Europe, sur leurs frontières occidentales. Les cartes des « nouvelles routes de la soie » ont également pour vertu de rappeler l’importance du Moyen-Orient, un temps considéré comme quantité négligeable. Plus largement, le projet chinois s’inscrit dans une vision géopolitique globale, avec en toile de fond des rivalités sino-américaines qui s’étendent désormais au-delà de la région Asie-Pacifique. De manière ouverte, la Chine néo-maoïste de Xi Jinping prétend succéder à la longue hégémonie occidentale.
En guise de conclusion
Confronté à ce défi, on peut certes deviser sur l’ascension et la chute des empires ou le devenir des civilisations. Il reste que si un individu, fatigué du monde, a toujours le loisir de se retirer – pour panser ses plaies et méditer son sort, voire se consacrer à Dieu –, une puissance, un regroupement d’États ou un ensemble géoculturel ne le peut pas. Une rupture d’équilibre suivie d’un bouleversement dans l’ordre du monde aurait des conséquences concrètes sur la paix et la prospérité des nations libres. En clair, une puissance à caractère despotique qui accèderait au premier rang s’efforcerait de remodeler le monde à son image. Signe des temps, nombre de gouvernements occidentaux ont déjà renoncé à inviter officiellement le Dalaï-lama.
Par ailleurs, le thème des « nouvelles routes de la soie » et sa place dans la géopolitique chinoise, soulignent le fait que la puissance ne peut être réduite à une approche transactionnelle, avec l’invocation des « intérêts » comme seul justificatif. Si l’on se reporte aux temps longs de l’histoire, la civilisation occidentale et les puissances qui l’ont incarnée ont porté une certaine idée de l’homme et du monde, irréductible à un simple « narratif » ou à une formule de domination. Des erreurs et des fautes ont pu être commises mais aucune autre civilisation n’a été animée par un tel sens de la vérité et des libertés. Assurément, cette «civilisation de la personne » doit relever le défi du nouveau despotisme oriental.