27 novembre 2017 • Opinion •
L’ouverture à Genève d’un nouveau cycle de négociations sur l’avenir de la Syrie (« Genève V ») a été précédée de diverses manœuvres diplomatiques. L’organisation à Sotchi d’un ballet chorégraphié par Vladimir Poutine et la restructuration de l’opposition syrienne, conviée à Riyad, invitent à se pencher sur les relations russo-saoudiennes et leurs perspectives. Pour mémoire, il importe de rappeler que les relations diplomatiques entre Moscou et Riyad n’ont été instaurées qu’en 1991. Le soutien de la Russie aux forces serbes en Bosnie, puis les deux guerres menées contre la république de Tchétchénie (1994-1996 et 1999-2005) ont eu leurs contrecoups, Riyad se posant en protecteur des populations musulmanes des Balkans et du Caucase. Au vrai, les relations russo-saoudiennes sont plus suivies qu’on peut le penser, l’alliance entre Moscou et Téhéran limitant toutefois la possibilité d’une étroite entente.
Riyad parraine la Russie au sein de l’OCI
De prime abord, il convient de comprendre que les dirigeants russes considèrent leur pays comme une puissance musulmane, et ce depuis les conquêtes opérées par Ivan le Terrible, qui règne de 1533 à 1584, aux dépens des Tatars de la Horde d’Or, puis lors de la poussée territoriale au-delà de l’Oural et vers le Turkestan occidental. De fait, la Russie contemporaine compte environ un cinquième de musulmans et elle constitue le réceptacle d’une importante immigration en provenance d’Asie centrale. C’est à ce titre que Moscou a revendiqué un statut d’observateur au sein de l’OCI (Organisation de la Coopération Islamique), qu’elle obtient en 2005, avec l’appui de l’Iran, mais aussi celui de l’Arabie Saoudite.
A cette occasion, Sergueï Lavrov, inamovible ministre des Affaires étrangères, déclare : « La Russie est une grande puissance eurasienne située à la charnière des civilisations et riche d’une expérience unique de la coexistence et de la coopération de multiples cultures. Nous faisons partie intégrante des mondes chrétien aussi bien que musulman. L’Islam nous est parvenu dès les origines » (Sanaa, 29 juin 2005). Poutine reprend ensuite à son compte cette profession de foi multiculturaliste (Riyad, 12 juin 2007). Notons que ce discours est méconnu par tous ceux qui voient en la Russie une barrière contre l’Islam.
Au milieu des années 2000, l’amélioration sensible des relations avec l’Arabie Saoudite laisse donc espérer une percée diplomatique dans le Golfe, avec son lot de contrats d’armements et de commissions juteuses. Du côté de Riyad, l’idée directrice consiste à instrumentaliser ces hypothétiques contrats afin d’introduire un coin au beau milieu du partenariat géopolitique russo-iranien élaboré dans le cadre de la « doctrine Primakov » et d’obtenir de la Russie qu’elle rallie le front des pays hostiles au programme nucléaire de Téhéran. Déjà, les régimes arabes sunnites s’inquiètent des ambitions régionales de l’Iran et d’un futur « croissant chiite », faussement présenté en Europe comme une pure construction idéologique.
L’Arabie Saoudite face au front russo-chiite
Bientôt, le « Printemps arabe » (2011) et ses développements guerriers mettent fin à ce rapprochement inabouti entre la Russie et l’Arabie Saoudite. En Syrie, Moscou et Riyad se tiennent sur les deux versants opposés du conflit. Quand l’Arabie Saoudite et d’autres pays arabes sunnites, ainsi que la Turquie, soutiennent l’opposition syrienne et une nébuleuse de groupes armés, la Russie renforce ses liens avec le régime de Bachar Al-Assad, lui-même allié depuis les années 1980 au régime chiite-islamique de Téhéran. C’est au cours des premières années de guerre qu’une stratégie russe de retour sur la scène moyen-orientale est élaborée.
Dans le même mouvement, le partenariat russo-iranien se transforme en une alliance militaire, les forces des deux pays intervenant sur le théâtre syrien (septembre 2015). Avec cette intervention combinée, un front russo-chiite prend forme ; il permet à Moscou comme à Téhéran de développer leur domination dans la partie septentrionale du Moyen-Orient. En contrepartie, la Russie se retrouve engagée dans la guerre froide irano-saoudienne, avec en toile de fond un double affrontement séculaire : entre Perses et Arabes sur le plan ethnico-linguistique ; entre Chiites et Sunnites sur le plan religieux.
La guerre en Syrie, le surgissement de l’« Etat islamique » dans une zone à cheval sur les frontières issues de la dislocation de l’Empire ottoman et ses prolongements en Irak, mis à mal par le retrait précipité des troupes américaines, placent le Moyen-Orient sous la menace d’une déflagration régionale. Le contexte géopolitique met fortement à l’épreuve les relations entre l’Arabie Saoudite et la Russie. A certains égards et sans véritablement le vouloir, les deux pays sont plongés dans une guerre par procuration. A contrario des thèses anti-interventionnistes qui dominent les politiques occidentales, le chaos syrien ne peut pas être strictement borné.
Le rapprochement entre Moscou et Riyad
Dans cette superposition de conflits conduits par des alliances hétérogènes entre acteurs aux objectifs contradictoires, il existe cependant des marges de manœuvre pour une diplomatie de guerre. L’impéritie de la politique menée par Barack Obama, avant tout soucieux de négocier un accord nucléaire avec Téhéran, a ouvert un boulevard à l’activisme militaire de la Russie et de l’Iran, renforcés par le Hezbollah et les milices panchiites qui lui sont affidées. Au total, le régime de Damas et ses « parrains » parviennent à reconquérir une large partie du territoire perdu, davantage au détriment de l’opposition syrienne que de l’« Etat islamique » et du djihadisme sunnite. Il faut bien que l’Arabie Saoudite prenne en compte le nouveau rapport des forces.
Avant même que le front russo-chiite ne produise ses effets sur le terrain, le contre-choc pétrolier qui, depuis 2014, affecte gravement les économies des pays exportateurs, aura conduit Moscou et Riyad à agir ensemble sur ce front. La Russie, on le sait, n’appartient pas à l’OPEP, cette organisation dont l’Arabie Saoudite est le leader. Historiquement, Moscou privilégie la hausse de la production et l’accroissement de ses parts de marché. Contre toute attente, Poutine soutient la position de Riyad et les quotas fixés par l’OPEP l’an passé (Vienne, 30 novembre 2016). Bien que les résultats soient mitigés, Moscou et Riyad ont depuis décidé de prolonger leur accord pétrolier jusqu’en mars 2018.
Dans l’intervalle, les 4 et 5 octobre 2017, le roi Salman effectue la première visite d’un souverain saoudien sur le sol russe. A Moscou, le souverain saoudien rappelle les lignes de force de la politique étrangère du royaume : la dénonciation des ingérences iraniennes, le soutien au président yéménite contre la rébellion chiite houthiste, la résolution 2254 et le processus de Genève dans le cas de la Syrie. Quatorze protocoles commerciaux sont ratifiés pour concrétiser l’amorce d’un rapprochement, l’un d’eux concernant l’achat de missiles S-400. D’autres accords portent sur la création de deux fonds communs d’investissement, dans le domaine de l’énergie et des routes, d’un montant d’un milliard de dollars chacun.
In fine, jusqu’où ?
Depuis, les manœuvres diplomatiques en aval de « Genève V » ont confirmé le rapprochement russo-saoudien. Tandis que le président russe, après la rencontre de Sotchi avec Assad, le 20 novembre 2017, reçoit deux jours plus tard ses homologues iranien et turc, afin de verrouiller la paix et la transition politique en Syrie, l’Arabie Saoudite accède en partie aux demandes russes. Convoquée à Riyad, du 22 au 24 novembre, l’opposition syrienne est remaniée, le nouveau « Comité de négociation » (en lieu et place du « Haut Comité des négociations ») intégrant désormais les « plates-formes » du Caire et de Moscou, autrement plus conciliantes avec le régime de Damas. Le départ d’Assad n’est plus un préalable à la transition politique.
La presse russe veut voir dans ce rapprochement le triomphe de la politique moyen-orientale conduite par Poutine. Il importe de nuancer la chose. Outre que le processus d’Astana engagé par le trio Russie-Iran-Turquie est confronté à la complexité de la situation sur le théâtre syro-irakien (voir notamment la question kurde), les gestes de l’Arabie Saoudite ne constituent pas un ralliement pur et simple à un nouvel hégémon régional. A nouveau, l’objectif est de désolidariser la Russie de l’Iran. Au regard de la puissance des intérêts stratégiques russo-iraniens, dont la volonté d’expulser les Occidentaux de la zone, le rapprochement russo-saoudien devrait buter sur ses limites. Cette probabilité n’interdit pas une politique occidentale plus active et cohérente dans la région.