« Simple ralentissement économique » ? Non, « crise financière bien plus grave qu’un simple trou d’air conjoncturel »

Sébastien Laye, chercheur associé à l’Institut Thomas More

8 décembre 2019 • Opinion •


Dans une tribune au Monde, Sébastien Laye décrit notre économie comme « bilancielle », c’est-à-dire que la richesse provient plus de la valeur financière des actifs que de la production effective, engendrant bulles et krachs.


Alors que les nuages s’amoncellent sur la croissance mondiale, la question qui taraude les économistes les plus sérieux, et devrait en conséquence nous alerter, est celle de la nature de la prochaine séquence négative du cycle économique : simple ralentissement comme les lois d’airain de l’économie nous en promettent tous les cinq ou six ans après une phase d’expansion ? Ou bien répétition d’une crise financière comme celles du début des années 1990, du début des années 2000 et enfin en 2008, avec des conséquences économiques et sociales bien plus graves qu’un simple « trou d’air » temporaire ?

A la suite de Richard Koo, dans son ouvrage phare The Holy Grail of Macroeconomics (Wiley, 2008), nous pensons que la nature de nos économies a changé depuis trente ans : du fait du retrait des États et de la baisse de l’investissement public, et surtout de la financiarisation de nos économies et du crédit, ces dernières sont devenues des économies « bilancielles » : elles ne reposent pas tant sur les bénéfices des entreprises ou les salaires des ménages que sur les patrimoines des divers acteurs économiques ; elles sont fondées sur la valeur d’actifs, tels que l’immobilier, le stock de liquidités (souvent empruntées), des titres obligataires.

L’exemple du Japon

Les bilans sont ainsi de plus en plus étendus par rapport à des revenus et à des rendements à faible croissance. Le pilier premier de la science économique, « les agents maximisent leurs profits », est mort. L’effet richesse est un effet papier : la hausse du cours d’une action ou d’une obligation détermine l’enrichissement d’un acteur économique. Il a supplanté la soif du profit en numéraire, sauf quand celui-ci provient de la revente d’actifs… souvent financiers !

Cela signifie que la valeur des actifs est bien plus importante pour la stabilité systémique que les rendements tirés de ces actifs. Là ou un gérant de fonds pouvait acheter de simples bons du Trésor pour atteindre un objectif de rendement de 7% à 8% il y a encore vingt ans, il lui faut aujourd’hui acheter à tour de bras tout type d’actifs risqués.

Les récessions elles-mêmes, au lieu d’être de simples récessions conjoncturelles comme avant les années 1990, se transforment en « récession bilancielle » : les acteurs économiques, réalisant qu’ils ne sont plus solvables (quel que soit le niveau des taux d’intérêt, même zéro !), cherchent à dégonfler leur bilan et n’empruntent plus ensuite pendant quelques années.

C’est ce qui s’est passé pendant vingt ans au Japon avant que les autorités ne comprennent que seule une forte reprise de la croissance permettrait de sortir de cette impasse. L’économiste Hyman Minsky fut le premier, dans les années 1980, à avoir étudié le rôle primordial de la finance dans les récessions. Son disciple David Levy, président du groupe de réflexion américain Jerome Levy Forecasting Center, montre dans une étude récente que ces bilans ont crû beaucoup plus rapidement que les revenus et les résultats au cours des vingt dernières années (Bubble or Nothing, septembre 2019).

Une situation de bulle

Lors de la crise de 2008, les autorités ont eu si peur d’une déflation brutale de ces bilans (comme en 1929 où, après la crise, certaines sociétés n’ont plus fait appel à l’emprunt jusque dans les années 1960) qu’ils ont regonflé la bulle de crédit en injectant des milliards de dollars dans l’économie pour éviter que, pris de panique, les acteurs économiques ne vendent en masse leurs actifs. Nous sommes aujourd’hui dans la même situation de bulle.

Ce n’est donc pas uniquement le niveau d’activité économique qui régit l’actuel ralentissement, mais bien la taille de la dette privée qui augmente à chaque pic de cycle, avec des taux de plus en plus bas afin de la soutenir et d’éviter son implosion.

La prochaine récession, selon Koo et Levy, sera donc inéluctablement similaire à celles du début des années 1990 et 2000 ; elle ne ressemblera pas au simple trou d’air conjoncturel analysé par la science économique. Les États-Unis y paraissent d’ailleurs mieux préparés depuis la crise de 2008 ; en revanche, l’Europe et les marchés émergents pourraient fortement souffrir de cette prochaine récession bilancielle.

Face à cette menace, l’exemple japonais nous montre qu’une normalisation par la hausse des taux, alors même que la demande de crédit pour des investissements productifs demeure atone, n’est pas une possibilité. Face à des tailles de dette trop importantes relativement aux revenus, il faut actionner deux leviers : élever le niveau de croissance par le stimulus fiscal (baisse des impôts) et budgétaire, y compris des investissements publics, et par ailleurs permettre au secteur privé de se désendetter par un soutien de la demande par les États.

Dans tous les cas, Koo et Levy nous enseignent que la politique macroéconomique est de retour et qu’elle devra faire preuve d’inventivité pour nous sortir du prochain ralentissement.