Conférence sur l’avenir de l’Europe · Beaucoup de bruit pour rien ?

Jérôme Soibinet, chercheur associé à l’Institut Thomas More

Décembre 2019 • Note d’actualité 64 •


Les éléments de la « conférence sur l’avenir de l’Europe », annoncée par Ursula von der Leyen, se mettent en place. Elle durera deux ans, de 2020 à 2022. Le Parlement européen s’est déjà mis au travail. Angela Merkel et Emmanuel Macron posent des jalons. La Commission avance prudemment. Mais, entre l’ambition fédéraliste de certains, qui prônent toujours plus d’intégration, et la vision fonctionnaliste des autres, qui croient en la méthode des petits pas, on peut craindre que le débat passe une nouvelle fois à côté de l’essentiel. L’UE est un OPNI (objet politique non identifié) dont les peuples européens se défient. La seule solution est confédérale…


Quelques mois après les élections européennes, quelques semaines après l’installation de la nouvelle Commission européenne, une nouvelle séquence institutionnelle est en train de s’ouvrir pour l’Union européenne. A bas bruit, sans que les opinions publiques européennes n’en aient encore bien pris conscience, les éléments d’une grande conférence sur l’« avenir de l’Europe » se mettent en place. Il est intéressant, et utile, d’analyser de près cette phase initiale et de se demander si et à quoi la séquence pourra aboutir.

Dans une récente note d’actualité, nous avions abordé les premiers échanges de vues organisés par la commission des affaires constitutionnelles (AFCO) du Parlement européen au sujet de la prochaine Conférence sur l’avenir de l’Europe, soulignant qu’« Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen, en poussant l’un à la souveraineté européenne, et l’un et l’autre à une [telle] conférence […] ont ouvert une boîte de Pandore » (Emmanuel Macron au piège de la « souveraineté européenne », octobre 2019, note d’actualité 62). Et cela n’a pas manqué puisqu’en effet, depuis, le calendrier s’est accéléré. La commission AFCO a ainsi organisé, le 4 décembre dernier, une audition publique intitulée « Leçons à tirer des élections de 2019 et propositions en vue du débat sur l’avenir de l’Europe » puis a voté le 9 décembre un avis contenant sa vision détaillée de ces propositions.

Ces dernières ont été ensuite envoyées au Président du Parlement, en vue de servir de base aux travaux de la Conférence des présidents (réunissant ledit Président et les présidents des groupes politiques) qui devra déboucher sur une résolution définissant la position du Parlement sur le concept, la structure, le calendrier et la portée de la prochaine conférence. Cette résolution pourrait être soumise à la plénière dès janvier 2020. En parallèle, le Parlement a mis en place un autre cadre préparatoire via un groupe de travail créé pour définir la position du Parlement sur la structure et l’organisation de la conférence ; il est composé, sous la présidence du président du Parlement, d’un représentant par groupe politique et d’un représentant de la commission AFCO.

Divergences, convergences, consensus : quelles sont les positions des acteurs ?

De son côté, le Conseil européen, réuni à Bruxelles le 12 décembre, a « examiné l’idée d’une conférence sur l’avenir de l’Europe, qui débuterait en 2020 et s’achèverait en 2022, et à laquelle seraient associés le Conseil, le Parlement européen et la Commission dans leurs rôles respectifs ». Sur le fond, « le Conseil européen rappelle qu’il convient d’accorder la priorité à la mise en œuvre de l’Agenda stratégique adopté en juin et à l’obtention de résultats concrets au profit de nos citoyens. La Conférence devrait contribuer au développement de nos politiques à moyen et à long terme afin que nous puissions mieux relever les défis actuels et futurs » (1).

Ces conclusions marquent d’ores et déjà un clivage non seulement entre le Conseil européen et les membres du Parlement mais aussi au sein du Conseil européen lui-même. En effet, en amont de cette réunion, Angela Merkel et Emmanuel Macron avaient pris l’initiative de ce qu’on appelle dans le jargon bruxellois un « non-paper », littéralement un « non-papier », marquant le caractère modestement suggestif et quasi non-officiel de la démarche, tant sans doute les deux auteurs sont personnellement et politiquement fragilisés, en politique interne comme au cœur des instances bruxelloises (2). D’autant plus modeste que, outre leur situation politique respective, ils sont sans doute conscients de se trouver à une charnière sur ce sujet, pris entre un Parlement promouvant d’ambitieuses « propositions de réforme constitutionnelle » et un Conseil européen préférant travailler à droit constant et axant les réformes envisagées d’avantage sur les politiques menées que sur les institutions elles-mêmes, chacune devant rester « dans son rôle respectif », là où le président français souhaite « proposer tous les changements nécessaires à notre projet politique, sans tabou, pas même la révision des traités » (3).

Quant à la Commission, elle reste prudente. Ursula von der Leyen, sa présidente, après avoir encouragé le processus, est restée très générale dans son discours du 27 novembre dernier, souhaitant le voir « mobiliser les meilleures énergies de l’Europe, de toutes les parties de notre Union, de toutes les institutions, de tous les milieux, pour participer à la Conférence sur l’avenir de l’Europe qui devrait être inclusive pour toutes les institutions et tous les citoyens, et [dans laquelle] le Parlement européen devrait jouer un rôle de premier plan » (4).

Sur ce dernier point, l’avis de la commission AFCO évoqué plus haut souligne, si besoin en était, la volonté du Parlement : ainsi suggère-t-il au Parlement « d’accueillir la Conférence dans [ses] locaux [ainsi que] des ressources humaines pour soutenir le fonctionnement de la Conférence ». Par ailleurs, sur le fond, les députés proposent de « présenter sans tarder à la Commission et au Conseil un projet d’accord interinstitutionnel sur les objectifs, le concept, la structure, la gouvernance, la portée, le calendrier et le format de la conférence sur l’avenir de l’Europe, sur la base de la résolution du Parlement ». Enfin, l’avis « soutient, à cet effet, la proposition de la présidente de la Commission européenne selon laquelle la présidence de la Conférence devrait être confiée à un membre du Parlement européen » (5).

Angela Merkel et Emmanuel Macron quant à eux, se montrent sur le fond également ambitieux : « La conférence devrait aborder toutes les questions en jeu pour orienter l’avenir de l’Europe, pour rendre l’UE plus unie et plus souveraine – comme le rôle de l’Europe dans le monde, sa sécurité et sa défense, les politiques de voisinage, digitalisation, changement climatique, migration, lutte contre les inégalités, notre modèle d’ »économie sociale de marché » (y compris les droits sociaux, la politique industrielle et de l’innovation, le commerce, l’UEM, la compétitivité), l’État de droit et les valeurs européennes. La conférence devrait se concentrer sur les politiques et identifier, par blocs de politiques, les principales réformes à mettre en œuvre en priorité, en précisant les types de changements à apporter (juridiques y inclus des modifications possibles du traité, financiers, organisationnels, etc.). Les questions institutionnelles pourraient également être abordées comme une question transversale afin de promouvoir la démocratie et les valeurs européennes et d’assurer un fonctionnement plus efficace de l’Union et de ses institutions ».

Outre donc les politiques sectorielles, qui peuvent à n’en pas douter légitimement faire individuellement l’objet d’un examen détaillé, les deux dirigeants souhaitent donc surtout et essentiellement, une « Union européenne plus unie et plus souveraine ».

« Ambition fédéraliste » au Parlement contre « vision fonctionnaliste » au Conseil

Une « Union plus unie » : ce n’est après tout que la reprise synthétisée du texte actuel des Traités qui appellent à une « Union sans cesse plus étroite » (6). Cette formule, d’apparence anodine, recèle bien des malentendus et participe fortement au maintien de l’Union européenne à l’état d’« Objet Politique Non Identifié » décrit par Jacques Delors il y a bientôt trente-cinq ans (7). En effet, comment s’étonner qu’une structure politique à laquelle on accorde des compétences d’attribution, par définition limitées, et en même temps la mission d’établir une « union sans cesse plus étroite » entre ses membres, ne se saisisse de cette seconde pour élargir les premières ? De plus, les mots choisis sont lourds de signification. La locution « sans cesse » ne fixe ainsi à cette mission aucun terme politique, institutionnel ni temporel, mais l’établit ad vitam aeternam, sans limites dans son étendue, installant une sorte de mouvement perpétuel par définition toujours inachevé. Et même si cet aspect semble gelé depuis quelque temps, on peut appliquer mutatis mutandis cette dimension à la question territoriale, l’Union se voulant « sans cesse plus étroite » mais sur un territoire toujours plus étendu. L’autre point à souligner est que, au fil du temps, l’« union » s’est muée en « intégration », qui est devenue l’impératif, le mot d’ordre et la seule voie possible de la construction européenne. L’idée de rapprochements « si nécessaire » s’est effacée au profit de celles d’intégration et d’« harmonisation », autre mot fétiche.

Très logiquement l’avis de la commission AFCO s’en revendique pourtant en rappelant, un peu rapidement toutefois, « que le principe de l’intégration européenne depuis la création de la Communauté économique européenne en 1957, et reconfirmé par la suite par tous les chefs d’État et de gouvernement ainsi que par tous les parlements nationaux des États membres au cours de chaque cycle d’intégration et de modification successives des traités a toujours été la création d’une « Union sans cesse plus étroite » » (8).

Quant à une « Union plus souveraine », on retrouve sans doute là davantage la « patte » d’Emmanuel Macron que celle d’Angela Merkel. Le premier développe depuis un certain temps ce vocabulaire dans le cadre européen, en septembre dernier encore devant des patrons français et allemands (9), il promouvait une « souveraineté européenne ». Mais la seconde n’ignore pas que dans son pays les mots ont encore un sens et que, si besoin en était, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe l’a explicitement rappelé le 30 juin 2009, dans son arrêt « Lisbonne » soulignant alors qu’« aussi longtemps qu’aucun peuple européen unifié, comme source de légitimité, ne pourra exprimer une volonté majoritaire par des voies politiques effectives, tenant compte de l’égalité dans le contexte de la fondation d’une État européen fédéral, les peuples de l’Union, constitués dans les États membres demeurent les titulaires exclusifs de l’autorité publique » (10).

Ici aussi, la commission des affaires constitutionnelles du Parlement, prenant sa dénomination au pied de la lettre, et faisant fi de l’arrêt de la Cour de Karlsruhe, amplifie la question puisqu’elle considère « que cette conférence est l’occasion d’associer étroitement les citoyens à un processus qui conduira à des propositions de réformes institutionnelles et constitutionnelles concrètes pour rendre l’Union européenne plus forte, plus démocratique et plus efficace, plus de transparence, avec une plus grande capacité d’agir et de servir l’intérêt général » (11) : « constitutionnel », le mot est lâché. Un bémol toutefois, puisque le président du Parlement européen, le socialiste italien David Sassoli « ne sait pas s’il y aura besoin [d’un nouveau traité]. [Sa] conviction, c’est que l’Europe ressortira renforcée avec des politiques concrètes. Les gens ont besoin de ressentir l’efficacité européenne dans leurs écoles, leurs magasins, le développement de l’économie… C’est cette philosophie qui est à l’origine de la construction européenne. Nos Pères fondateurs n’ont pas commencé par une constitution mais par des objectifs concrets, comme la communauté du charbon et de l’acier. Des réalisations utiles et perçues comme telles » (12).

Face donc à l’ambition fédéraliste cohérente et assumée du libéral Guy Verhostadt, prétendant affiché à la présidence de la future conférence, le président de l’assemblée européenne oppose la vision fonctionnaliste des fondateurs : une nuance stratégique de taille quand on sait que ledit président est également, bien qu’officieusement encore, sur les rangs pour la présidence de la conférence, avec comme « troisième homme », pour faire bonne mesure, son prédécesseur au « perchoir » le démocrate-chrétien italien Antonio Tajani, désormais président de la commission… AFCO (13) !

Un point en tout cas sur lesquels tous s’accordent, c’est le calendrier. Et si celui-ci prévoit d’accorder à l’ensemble de la conférence deux ans pour ses travaux, ce délai n’est sans doute pas sans arrière-pensées puisque la phase 2, axée sur les priorités politiques, devrait être lancée à la mi-2020, pendant la présidence allemande du Conseil de l’Union, et clôturée au début de 2022, sous présidence française, ce qui à n’en pas douter permettra aux deux poids lourds d’encadrer fort opportunément, tant médiatiquement que politiquement, le débat de son début à sa fin.

Phase 2 donc, mais quid de la phase 1 ?

Avec cette question, nous entrons dans le cœur du sujet. En effet, si la phase 2 traitera des politiques de l’Union, donc du contenu de son action, la phase 1 se consacrera à des questions plus structurelles liées au « fonctionnement démocratique de l’UE», donc des modalités et de la légitimité de son action (14). Sur ces questions fondamentales du fonctionnement des institutions européennes – donc de leur légitimité démocratique et de leur nature institutionnelle et politique –, le délai imparti serait de quelques mois, entre février et l’été 2020. Etrange…

Sur les politiques menées par l’Union européenne (le contenu), il faudrait selon la commission AFCO « aller au-delà d’une discussion interinstitutionnelle et assurer une large consultation et une participation équilibrée, en adoptant une approche inclusive fondée sur l’âge, le sexe et la diversité socio-économique, et l’équilibre géographique des membres du Parlement européen, des membres des parlements nationaux, de la Commission européenne, du Conseil, de la société civile, des partenaires sociaux et des citoyens » (15). Mais sur les questions éminemment politiques de la nature et du fonctionnement démocratique des institutions européennes (le contenant), quelques mois suffiraient… Quelques mois dont on peut supposer, sans grand risque d’erreur, qu’ils ne permettraient pas matériellement la mise en place des moyens assurant aux citoyens, selon le même avis, « une réelle et complète possibilité de participer (au débat) dans les mêmes conditions que les représentants institutionnels » et donc que les conclusions qui en sortiraient, seraient le fait de ces derniers plus que de quiconque.

Selon Vera Jourova, vice-président de la Commission chargée des valeurs et de la transparence, « l’expérience des élections européennes de 2019 montre clairement la nécessité de revoir le mode de désignation et d’élection des dirigeants des institutions européennes. Dans ce contexte et en tant qu’outil complémentaire au soutien de la démocratie européenne, nous devrions mettre à profit l’expérience du système de « têtes de liste » et étudier la question de listes transnationales aux élections européennes. Ces listes pourraient renforcer la dimension européenne des élections car elles offriraient aux citoyens des différents États membres la possibilité de voter pour les mêmes candidats, à l’échelle européenne. Dans le même temps, si une circonscription transnationale devait être créée, il importerait de veiller à ce que les parlementaires soient en mesure de représenter les électeurs qui les auront élus et d’être en contact étroit avec eux, tant pour des raisons de responsabilité que pour pouvoir être à leur écoute et relayer leurs préoccupations […]. Nous devrions, d’ici l’été 2020, présenter des propositions concrètes sur des thèmes tels que les listes transnationales, de sorte que ces dernières soient établies à temps pour les élections de 2024 » (16). Ce serait donc l’urgence de mettre en place ce système dès 2024 qui justifierait que l’on n’en débatte peu, voire pas, avec les citoyens, eux qui seront les premiers concernés par ces potentiels changements qui affecteront la cadre politique et institutionnel dans lequel ils exerceront leurs droits électoraux.

Changer la « carrosserie » ou le « moteur » ?

Un projet de création de « listes transnationales » avait déjà été soumis au Parlement européen à la fin de la dernière législature, fortement encouragé et soutenu alors par Emmanuel Macron. Il avait pourtant alors été rejeté par la même assemblée qui le promeut aujourd’hui (17). Ce rejet ne fut pas seulement le fait de contingences politiciennes, mais aussi le résultat de la prise en compte d’une série de difficultés tant juridiques que politiques : « Adopter des listes transnationales pour les élections européennes s’avère […] un projet difficile à mettre en œuvre. En effet, un changement du traité de Lisbonne pourrait être nécessaire à la création de telles listes, entraînant une procédure longue et complexe passant par des ratifications nationales. De plus, la mise en œuvre d’une circonscription européenne peut s’avérer complexe. La composition des listes, par exemple, nécessite de répartir équitablement les candidats de différentes nationalités, dont certains ne seront pas éligibles en raison de leur position sur la liste. De plus, l’organisation du scrutin se heurte à la multiplicité des lois électorales nationales, notamment sur les questions de financement des campagnes. [Certains] soutiennent par ailleurs, qu’elles vont accentuer la distance entre les députés européens et leurs attaches locales, créant des élus « hors-sol ». Ce qui accentuerait « l’éloignement » entre députés européens et citoyens. Certains craignent, en outre, que l’existence de parlementaires élus sur une liste transnationale crée une hiérarchisation entre les députés provenant de listes nationales et ceux de listes paneuropéennes. Ces derniers formant, ainsi, une élite au sein du Parlement européen reléguant les eurodéputés provenant de circonscriptions nationales à un rang inférieur » (18).

Jean-Louis Bourlanges, longtemps député européen et excellent connaisseur des institutions européennes, ne dit pas autre chose. Lors des débats à l’Assemblée nationale préalables à l’adoption de la loi du 25 juin 2018 relative à l’élection des représentants au Parlement européen et rétablissant une circonscription électorale unique sur l’ensemble du territoire français, il expliquait qu’« un mode de scrutin national ne rapprochera pas l’Europe des citoyens. Car cet éloignement a d’autres sources. D’abord le fait que, si le Parlement européen a beaucoup de pouvoirs dans l’Union, l’Union européenne a en elle-même peu de pouvoirs vraiment politiques : la concurrence, la monnaie, la politique agricole commune, etc. L’essentiel de ce qui fait le pouvoir politique reste au niveau national » (19). Jean-Louis Bourlanges déplore ce dernier point mais il reconnaît avec sagesse que vouloir l’occulter ou bien y répondre via des listes transnationales ne résoudra rien : « Nous avons des ambitions qui sont celles d’un État fédéral et nous avons un moteur qui est complètement paralysé par l’intergouvernemental. Tant que nous resterons dans cette contradiction, l’Europe sera condamnée aux bonnes intentions et à l’inefficacité pratique » (20). Ce n’est donc pas selon lui la « carrosserie » qu’il faut changer mais le « moteur ». Et l’idée, exprimée avec insistance lors des débats en commission AFCO (mais non reprise dans son avis du 9 décembre) ainsi que par le président Sassoli (21), d’un droit d’initiative législative conféré au Parlement européen ne résoudrait pas le problème puisque, outre les difficultés institutionnelles qu’il ouvrirait (avec probablement la demande d’un même droit pour le Conseil), il resterait encadré par le champ de compétences tel que défini par les Traités (22).

Et le système du Spitzenkandidat (ou candidat « tête de liste ») n’y répond pas mieux. L’expérience des dernières élections européennes en a apporté la preuve : d’un « échec relatif en 2014 : aucun effet sur la participation électorale, mais une hausse de l’influence du Parlement européen », le processus est passé à un « échec terminal en 2019 : hausse non attribuable de la participation et baisse de l’influence du Parlement européen. Le système Spitzenkandidaten promeut implicitement la « parlementarisation » de l’UE et un modèle fédéral de démocratie européenne, dans lequel le Parlement européen reçoit un mandat démocratique de l’électorat lui permettant de sélectionner l’exécutif – et de le tenir pour responsable. Cette tentative de construire un système quasi parlementaire ne correspond pas à la nature de l’Union européenne qui n’est pas un véritable système parlementaire. La structure institutionnelle de l’UE en tant que système politique hybride implique des limitations structurelles dans lesquelles des domaines clés de la prise de décision restent entre les mains des gouvernements nationaux en tant qu’« acteurs constituants«  » (23).

Ici encore, il y a fort à craindre que le fait de graver dans le marbre un tel processus ne répondrait pas à cette nature institutionnelle hybride, mais ne ferait qu’en amplifier les contradictions. Le phénomène a été d’autant plus flagrant l’été dernier qu’il fut le fait d’un partisan de la « souveraineté européenne », le chef de l’État français. C’est en effet Emmanuel Macron qui fut le plus actif opposant à l’application de ce processus aux dernières élections européennes qui aurait voulu que ce soit le candidat « tête de liste » du PPE, l’Allemand Manfred Weber, qui fut nommé président de la Commission européenne. Dès avant le scrutin, le président français n’avait pas fait mystère de son détachement par rapport au processus en général et de son opposition quant à la candidature Weber en particulier. Et de fait ce-dernier a été évincé au bénéfice d’Ursula von der Leyen, qui n’avait pourtant jamais détenu de mandat européen. Là donc où, bon gré mal gré, le Conseil européen avait accepté en 2014 de se soumettre à une procédure promue par le Parlement pour accroître son poids dans le processus décisionnel, les chefs d’État et de gouvernement sont revenus à la lettre des traités en 2019, à savoir qu’« en tenant compte des élections au Parlement européen, et après avoir procédé aux consultations appropriées, le Conseil européen, statuant à la majorité qualifiée, propose au Parlement européen un candidat à la fonction de président de la Commission. Ce candidat est élu par le Parlement européen à la majorité des membres qui le composent. » (art. 17§7-1 TUE).

Mais là encore, la commission AFCO fait fi de tous ces aspects pour s’en tenir à sa vision, balaie la réalité pour s’attacher à l’idée, et considère qu’« afin de préparer bien à l’avance les prochaines élections européennes en 2024, les travaux relatifs à l’amélioration du système des candidats « tête de liste » et à la question des listes transnationales devraient avoir lieu au cours de la conférence en tenant compte des délais existants en travaillant avec tous les outils interinstitutionnels, politiques et législatifs disponibles » (24).

L’Union européenne est-elle arrivée à son « moment cicéronien » ?

Tout le monde s’accorde à souligner la nécessité d’une réforme de l’actuelle construction européenne. Bien sûr là n’est pas la seule cause de cette situation, mais les récents résultats des élections britanniques peuvent être considérés comme un signal en ce sens : la majorité des commentateurs prédisaient, depuis le référendum de 2016, que les Britanniques, même parmi les Brexiters, regretteraient son issue et que si l’occasion leur en était donnée, ils se prononceraient différemment. Or ils viennent d’en avoir une et parmi les partis présentant des candidats pour la Chambre des Communes, c’est celui à la ligne clairement favorable à un Brexit rapide (et si nécessaire sans accord) qui l’a emporté : le parti Conservateur a même ainsi retrouvé, sur cette ligne politique explicite, une majorité parlementaire qu’il n’avait pas connu depuis 1987, sous la conduite de Margaret Thatcher.

Il n’est peut-être pas nécessaire d’en arriver là tant, d’une manière ou d’une autre, une étroite collaboration entre nations européennes est une évidente nécessité. Mais à l’heure où, qu’on le regrette ou non, on assiste à un retour des nations sur la scène internationale, il est vain de croire que l’Union européenne constituerait la seule région du monde où les États seraient prêts à se fondre dans une entité supranationale, fut-elle seulement fonctionnaliste. Les nations restent et demeurent fondamentalement le cadre de nos démocraties, même imparfaites. Elles sont le seul cadre pérenne de la vie démocratique, principalement au travers de leurs cadres électoraux respectifs, fussent-ils là aussi sujets à caution. A l’inverse, les organisations internationales, et même le modèle le plus intégré d’entre elles, formant une nouvelle catégorie à elle seule, l’Union européenne, ne tirent leur légitimité que de ce socle jusqu’à maintenant indépassable.

Alors oui, quitte à ouvrir une grande réflexion sur la réforme de l’Union, il faut oser proposer de sortir de la « contradiction » capitale relevée par Jean-Louis Bourlanges, de corriger fondamentalement ce « système politique hybride » inefficace, de donner une vraie nature à l’« OPNI » de Jacques Delors. L’Union européenne est-elle prête à vivre son « moment cicéronien », selon la belle formule de Pierre Manent, ce point de bascule entre deux régimes politiques ?

Propositions pour une Europe confédérale

Pour cela, une piste que nous avions proposée dans le cadre des dernières élections européennes est de « repenser fondamentalement la construction européenne sur une base à la fois modeste et solide, en proclamant la fin de toute tentation fédéraliste, en actant le caractère intergouvernemental de la coopération européenne et en concentrant l’Union européenne sur les missions où sa valeur ajoutée n’est objectivement pas contestable. C’est donc sur une base qu’on peut qualifier de « confédérale«  et qui applique strictement le principe de subsidiarité qu’il faut la refonder » (25). Nous proposions une démarche en trois axes.

Redéfinir les principes fondateurs de l’Union européenne Pour sauver l’Union européenne, y compris d’elle-même, il faut inévitablement aborder la question de la réécriture des traités. Beaucoup s’accordent en privé sur cette nécessité mais sans oser ouvrir publiquement cette boîte de Pandore. Quand le moment sera venu, c’est sur trois principes directeurs forts qu’il faudra le faire : l’affirmation d’une coopération libre et volontaire des peuples et des nations en lieu et place d’une « union sans cesse plus étroite » qui sert de totem aujourd’hui ; l’établissement d’un principe de subsidiarité strictement et pleinement appliqué en rupture avec la dynamique centralisatrice et homogénéisatrice actuelle ; un cadre juridique redéfini et remis « à l’endroit » qui s’affranchisse largement du principe de primauté du droit européen.

Réformer les institutions européennes  Conseil, Parlement, Commission, Cour de Justice, Banque centrale, agences européennes, etc. : l’ensemble des institutions doivent en effet être mises en conformité avec une Union européenne ainsi refondée. Et si l’on veut obtenir des changements tangibles, cet exercice devra non seulement réviser en profondeur l’architecture institutionnelle mais aussi remettre en cause la philosophie politique qui la sous-tend et que l’actuelle rédaction des traités prévoit et induit.

Réviser les compétences de l’Union  Une évaluation et une redéfinition des compétences exercées à l’échelon européen, passe nécessairement par la réécriture des articles 3, 4 et 6 TFUE. En la combinant à la redéfinition des principes fondateurs de la construction européenne et à la réforme des institutions, cette révision générale des compétences doit permettre de concentrer l’Union sur des missions-clés sur lesquelles sa valeur ajoutée est avérée. Les autres doivent, selon le principe de subsidiarité, revenir aux États membres. C’est en rendant des services tangibles et en répondant aux attentes des peuples européens que l’Union européenne parviendra à se forger une nouvelle légitimité.

Vingt-huit propositions opérationnelles donnent sens et direction à cette démarche. Elles ne manqueront pas d’alimenter les débats dans les mois à venir.

 

Notes •

(1) Conclusions du Conseil européen, communiqué de presse, 12 décembre 2019, disponible ici.

(2) Conference on the Future of Europe-Franco-German non-paper on key questions and guidelines, disponible ici.

(3) Emmanuel Macron, Pour une renaissance européenne, 4 mars 2019, disponible ci.

(4) Ursula von der Leyen, President-elect of the European Commission, Strasbourg, 27 novembre 2019, disponible ici.

(5) L’avis final, sous forme de lettre, n’est à ce jour pas disponible en ligne, mais ses principaux éléments sont disponibles sur le site de la commission AFCO du Parlement européen, 9 décembre 2019, disponible ici, avec la vidéo du vote en commission, disponible ici.

(6) Traité sur l’Union européenne, préambule, 13 décembre 2007, disponible ici. et Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, préambule, 13 décembre 2007, disponible ici.

(7) Jacques Delors, première conférence intergouvernementale, Luxembourg, 9 septembre 1985, disponible ici.

(8) Voir supra note 5.

(9) « Macron plaide pour « la souveraineté européenne » devant des PDG français et allemands », Challenges, 7 septembre 2019, disponible ci.

(10) Voir Jean-Thomas Lesueur et Jérôme Soibinet, Après les élections du 26 mai, la « doctrine Macron » à l’assaut de l’Europe, Institut Thomas More, Note d’actualité 57, juin 2019, disponible ici.

(11) Voir supra note 5.

(12) « Il faut donner aux eurodéputés un droit d’initiative législative », entretien à La Croix, 18 décembre 2019, disponible ici.

(13) « Wanted: Another EU president », Politico, 12 décembre 2019, disponible ici.

(14) Conference on the Future of Europe-Franco-German non-paper on key questions and guidelines, op. cit.

(15) Voir supra note 5.

(16) Réponses au questionnaire du Parlement européen à l’intention de Madame la commissaire désignée Věra Jourová, vice-président désigné chargé des valeurs et de la transparence, Parlement européen, sans date, disponible ici.

(17) « Le Parlement européen rejette le principe des listes transnationales pour les européennes », Le Monde, 7 février 2018, disponible ci.

(18) « Elections européennes : la constitution de listes transnationales est-elle possible ? », Toute l’Europe, 28 février 2018, disponible ici.

(19) Pieyre-Alexandre Anglade, Rapport d’information déposé par la commission des affaires européennes portant observations sur le projet de loi relatif à l’élection des représentants au Parlement européen, Assemblée nationale, 24 janvier 2018, disponible ici.

(20) Jean-Louis Bourlanges, « Macron n’a pas perçu ce qu’était le système institutionnel européen ! », L’Opinion, vidéo, 16 octobre 2019, disponible ici.

(21) « Il faut donner aux eurodéputés un droit d’initiative législative », op. cit.

(22) Jérôme Soibinet, Emmanuel Macron au piège de la « souveraineté européenne », Institut Thomas More, Note d’actualité 62, octobre 2019, disponible ici.

(23) Michael Malherbe, « Élections européennes : la procédure des Spitzenkandidaten est-elle morte ? », La Com Européenne, 8 juillet 2019, disponible ici.

(24) Voir supra note 5.

(25) Institut Thomas More, Principes, institutions, compétences : recentrer l’Union européenne, Rapport 19, mai 2019, disponible ici.