13 octobre 2020 • Entretien •
En deux mois, plusieurs crises ont éclaté dans des pays qui appartiennent à la sphère d’influence traditionnelle de la Russie. Analyse avec Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More et auteur d’un dictionnaire qui paraît ce mois-ci au PUF, Le monde vu de Moscou, Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétique.
Répression en Biélorussie, guerre entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, manifestations violentes au Kirghizstan… Autant de territoires qui appartenaient à l’URSS. La concomitance de ces crises est-elle due au hasard ? Quels liens peut-t-on faire ?
De prime abord, ces situations géopolitiques variées ont leur propre tempo et elles évoluent en fonction de facteurs régionaux différents. Néanmoins, il y a bien un contexte général. Cela fait désormais une génération que le système soviétique a implosé. Les conflits géopolitiques régionaux, comme ceux du Caucase du Sud, sont nés de la dislocation de l’URSS. Les conflits en Géorgie (Abkhazie, Ossétie du Sud), au Haut-Karabakh (Arménie/Azerbaïdjan) ont ensuite été « gelés », avec des résurgences (Géorgie, 2008 ; Haut-Karabakh, 2016) qui ne remettent pas en cause le statu quo résultant de la phase guerrière.
Mais s’il rassure, ce statu quo est fragile et ces conflits peuvent se « réchauffer » brutalement : la guerre azéro-arménienne nous le rappelle. Par ailleurs, les systèmes de pouvoir post-soviétiques sont usés : les nomenklaturas locales ne peuvent apporter de réponses aux citoyens et l’horizon est barré. Enfin, dans ces trois pays, le pouvoir russe a ses affidés qu’il soutient : Babariko et l’équipe « Gazprom » en Biélorussie ; Kotcharian et le « clan du Karabakh » en Arménie ; Atambaev et le « clan du Nord » pro-russe au Kirghizstan.
Ces territoires font partie de la zone d’influence de la Russie de Vladimir Poutine et possèdent tous des bases militaires russes. Pourquoi Moscou se garde-t-elle d’intervenir directement ?
Il est probable que la concomitance des crises incite le Kremlin à une certaine prudence. Dans le cas de la Biélorussie, la protestation civique est vue par ailleurs comme le moyen de contraindre Alexandre Loukachenko à plus de « flexibilité », ce dernier résistant au projet d’intégration du Kremlin (l’Union Russie-Biélorussie, inachevée). Dès lors, pourquoi se précipiter ? Dans le cas du Haut-Karabakh, la pression militaire de l’Azerbaïdjan rappelle à l’Arménie l’importance de l’alliance russe. Au pouvoir depuis 2018, à l’issue d’une « révolution de velours », le président arménien Nikol Pachinian a écarté les pro-Russes. Son réformisme et son ouverture à l’Occident dérangent à Moscou. Le déploiement de forces russes de « maintien de la paix » et le dégagement de Nikol Pachinian renforceraient l’emprise de Moscou sur le Caucase du Sud. Il se peut cependant que Vladimir Poutine ait sous-estimé la détermination et l’audace de son homologue turc, très engagé auprès de l’Azerbaïdjan. Encore les deux hommes partagent-ils l’intérêt d’évincer les Occidentaux, au Caucase comme en Syrie et en Libye.
Ces pays ne cherchent pas à sortir de la sphère d’influence russe. Est-ce aussi pour cela que Poutine se montre prudent dans son approche de ses crises ?
Les effets et conséquences de tels mouvements dépassent parfois l’intention et les objectifs initiaux des manifestants et mécontents. De fait, le système de pouvoir et les pratiques qu’ils contestent sont étroitement liés à la situation géopolitique d’ensemble ; la domination russe garantit ces régimes autoritaires-patrimoniaux. Les dirigeants locaux ne s’y trompent pas : si Alexandre Loukachenko doit choisir entre la souveraineté de la Biélorussie et son maintien au pouvoir, aux conditions de la Russie, il choisira le second terme de l’alternative. Vladimir Poutine ne s’y trompe pas non plus : il est conscient de la portée géopolitique de ces mouvements, c’est-à-dire la fragilisation de l’emprise russe, ce qui renforce son hostilité de principe à tout mouvement civique autonome (les « révolutions de couleur »).
Des raisons de politique intérieure, comme l’affaire Navalny, ou les manifestations à Khabarovsk et la crainte d’une situation semblable, en Russie, expliquent-elles également la prudence du Kremlin ?
N’attribuons pas au pouvoir russe l’échelle des priorités qui est celle des gouvernements occidentaux, focalisés sur la politique intérieure. Je doute que l’affaire Navalny, c’est-à-dire son empoisonnement, perturbe l’esprit de Vladimir Poutine. Si le Kremlin est obsédé par la possibilité d’une « révolution de couleur », la menace est perçue comme une subversion téléguidée depuis l’Occident. Cette grille de lecture incite Vladimir Poutine à refuser tout compromis durable avec des mouvements de ce type, dans les pays de l’« étranger proche ». Voir son hostilité à l’égard de Nikol Pachinian, ouvertement exprimée par Evgueni Prigozhin (le « cuisinier » de Poutine). Plus généralement, ne sous-estimons pas les manœuvres russes : en Biélorussie, des siloviki (les « services ») et des journalistes russes encadrent les mass-médias.
Peut-on s’attendre à des soulèvements populaires comme en Biélorussie et au Kirghizstan dans d’autres pays de l’ex-URSS ?
D’un point de vue occidental, faudrait-il redouter des soulèvements populaires au sein de systèmes bloqués et liberticides ? La perpétuation d’un illusoire statu quo dans l’espace post-soviétique n’incitera pas les dirigeants russes à emprunter la voie d’un grand arrangement avec l’Occident. Ces gens ont leur vision du monde et ils sont animés par un esprit de revanche. A tort ou à raison, ils pensent que la longue hégémonie occidentale a vécu : les cercles eurasistes ont lu Oswald Spengler. Bref, la Russie est une puissance hostile et révisionniste. A l’échelon européen, soyons conscient de ce que la satellisation de la Biélorussie par le Kremlin signifierait pour la sécurité des Etats baltes, voire de la Pologne. Quant à d’autres soulèvements dans cette zone, soyons attentifs à la situation en Moldavie. En dehors de la zone post-soviétique, les Balkans pourraient être demain un théâtre d’affrontement (Serbie, Monténégro, Macédoine).
Les trois pays en crise appartiennent à l’Union économique eurasiatique avec la Russie et le Kazakhstan… Cette Union est-elle (si) mal en point ?
Si le Kremlin a présenté l’Union eurasienne comme l’équivalent de la CEE, au sein de l’Eurasie post-soviétique, le projet est de part en part géopolitique. L’enjeu principal réside dans l’institutionnalisation de la domination russe sur l’« étranger proche », afin de l’inscrire dans la durée. L’issue de ces crises politiques (Biélorussie, Kirghizstan) et de ces guerres (Haut-Karabakh) permettra d’énoncer un jugement sur la solidité de l’emprise russe sur ces territoires.