2 février 2005 • Opinion •
Au moment où l’accident se produit, il est trop tard pour apprendre les gestes qui sauvent. Quand une catastrophe survient, il est trop tard pour se demander ce que l’on aurait pu faire avant. Trop tard, ou trop tôt. Brutal, soudain, imprévu, gigantesque, le drame du 26 décembre a fixé lui-même l’ordre des priorités. C’est le règne de l’urgence.
Après l’urgence, il faut reconstruire. La vie reprend ou va reprendre. Elle devrait reprendre. On voit bien ici que les indicateurs monétaires de la pauvreté – séduisants mais trompeurs – ne disent pas l’essentiel. Après avoir été massivement victimes du désastre naturel, les populations locales sont maintenant exposées à la « réplique » économique du séisme initial : parce qu’elles sont pauvres (c’est-à-dire vulnérables), elles n’ont pas, sans aide extérieure, la capacité de reconstruire ce qui vient d’être détruit et qui représentait le résultat d’années de travail et d’efforts pour vivre mieux. Faute d’assurance, le paysan, l’artisan, le pêcheur sont devenus plus vulnérables qu’ils ne l’étaient avant la catastrophe, car chaque jour qui passe réduit encore la sûreté à long terme de leurs moyens de subsistance.
On sait que la réplique économique va se produire. On sait même de mieux en mieux en évaluer l’impact (1). Mais, en l’absence de dispositifs de prévention, on sait aussi que lorsqu’elle se produira, on devra la traiter comme on a traité le séisme initial : dans l’urgence. Or le travail dans l’urgence oblige à construire spécialement un système de gestion qui doit résoudre un grand nombre de problèmes dans un délai court : évaluer les besoins, trouver l’argent, répartir les tâches, convertir l’argent en ressources matérielles, désigner les bénéficiaires… et faire en sorte que les moyens correspondent bien aux besoins. Tout cela entraîne des coûts d’impartition, qui sont à l’aide publique ce que les coûts de transaction sont aux échanges marchands. Or ces coûts sont, en temps et en argent, au détriment de l’efficacité de l’aide.
On n’éliminera jamais toutes les situations d’urgence. Mais il pourrait être intelligent de les alléger de tout ce qui pourrait être pris en charge par des procédures ordinaires, mises en place à l’avance, lorsque le temps est calme. Dans les pays riches, c’est l’objet de l’assurance. Dans les pays pauvres c’est déjà, et de plus en plus souvent, l’objet des micro-assurances. En désignant les victimes des dommages, le sinistre désigne également les bénéficiaires des prestations. Point n’est besoin de construire une organisation ad hoc puisque le hasard malheureux se charge de répondre (imparfaitement, mais de répondre tout de même) aux questions immédiates : où ? à qui ? quand ? combien ? C’est plus rapide, et plus économique. En face de chocs catastrophiques, la résilience des populations passe par l’assurance et la réassurance des risques primaires, ceux qui menacent directement la capacité productive des personnes : maladie, insécurité alimentaire, perte de l’outil de travail ou des récoltes, destruction des infrastructures, etc.
Les micro-assurances sont cependant fragiles, car elles ont au-dessus d’elles non pas une, mais deux épées de Damoclès : les pertes extrêmes, qui sont très peu probables, mais pas impossibles ; et la corrélation des risques. Les catastrophes naturelles réunissent ces deux dangers : un séisme accumule les dommages vers l’extrémité de la distribution statistique des pertes probables ; un raz-de-marée crée une vaste unité géographique qui corrèle entre eux des risques réputés indépendants. La réassurance, de préférence en stop-loss, est normalement une réponse au premier problème, sous réserve qu’elle dispose d’une capacité suffisante. Mais si son champ d’action est régional, elle sera incapable de résoudre le second. Là est le chaînon manquant.
Cela plaide en faveur de la création d’une réserve mondiale de réassurance. Adossée à la capacité gigantesque que procure la mondialisation financière, et usant largement des possibilités offertes par la titrisation des risques, elle pourrait être abondée par une fraction de l’aide publique au développement (avec un rapport efficacité/coût plus avantageux qu’en réparation des dommages non assurés), par des investisseurs privés et – pourquoi pas ? – par l’immobilisation pour une courte durée d’une très petite fraction des mouvements financiers internationaux. La survenance d’un désastre met immédiatement en action une chaîne d’obligations contractuelles bien déterminées à l’extrémité de laquelle se trouve une victime. Il y aura aussi des périodes fastes où les étages inférieurs de la pyramide d’assurance/réassurance seront capables de supporter les fluctuations « normales » de la charge globale des sinistres sans mobiliser la réassurance mondiale. Dans ce cas, les excédents d’aide publique – qui n’ont pas d’actionnaires à rémunérer ! – pourraient être utilement affectés à des dépenses préventives, telles que le déploiement de systèmes d’alerte rapide, en vue d’atténuer la charge probable de sinistres futurs.
Notes
(1) Voir, par exemple, les rapports des Nations Unies, Living with Risk (ISDR 2002) et Reducing Disaster Risk (PNUD 2004).