Europe · L’empire du vide

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

21 septembre 2007 • Opinion •


“Sometimes I like to compare the EU as a creation to the organisation of empire…” (1) : la déclaration faite le 10 juillet dernier par José Manuel Barroso, le président de la Commission européenne, n’a guère suscité d’intérêt en Europe. Elle méritait pourtant qu’on s’y arrête, autant parce qu’elle étonne que par ce qu’elle révèle. Y a-t-il une quelconque  » actualité impériale  » à Bruxelles, en ces temps mornes de relance institutionnelle ?!… Une  » tentation impériale  » hante-t-elle désormais les couloirs de la Commission, de coutume si méfiants à l’égard de toute autre vision politique de l’Europe que celle constitutionnaliste et habermasienne ?!… On douterait volontiers. Et pourtant… Et pourtant, en quelque sorte, si : la réalité, la réalité sourde et têtue, ramène l’Europe – mais peut-être faut-il distinguer désormais l’Europe de Bruxelles de l’Europe vécue, « l’Europe légale » de « l’Europe réelle » – à ses fondamentaux. Au vrai, il n’y a sans doute aucune « tentation impériale » chez les fonctionnaires bruxellois, mais il y a un bouillonnement de tensions politiques, géopolitiques et géoéconomiques, tensions à la fois centrifuges et centripètes, qui obligent à réviser le réel et à repenser en profondeur l’organisation, la nature et la stratégie de l’objet politique mal identifié qu’est l’Union européenne (UE). Le temps des questions essentielles, pour elle et les pays qui la composent, est-il enfin venu ? Revue de détails.

La Belgique, antique carrefour européen, vielle terre d’empire et jeune nation, craque sous les coups d’un nationalisme de minorité. Certains jugeront peut-être qu’il n’y a là rien de nouveau sous le soleil, que la crise est désormais une norme belge, que le blocage institutionnel n’est qu’un épisode de plus sans signification profonde. Mais voisins et amis s’étonnent de l’atonie de la voix de l’unité : le débat en cours ressemble moins à un combat loyal entre deux forces qu’à une rouste, un règlement de comptes. Et ce pénible spectacle rappelle l’Europe à l’un de ses démons modernes : l’introuvable équilibre entre Etats-nations et reconnaissance des minorités. Bruxelles l’européenne devra être particulièrement attentive au sort de Bruxelles la belge… Autre faille : la crise désormais apparente du couple franco-allemand. Crise sans vrais heurts, mais crise d’épuisement, de projet, de confiance. Que le partenariat entre Berlin et Paris sonne désormais « creux » (comme l’aurait confié Nicolas Sarkozy à des journalistes) et tourne de plus en plus à vide, voilà une réalité désormais acquise. Les raisons en sont connues : coup de balancier à l’est avec l’élargissement de 2004 ; perte profonde d’homogénéité du projet européen ; retour à une politique d’influence allemande à l’est ; partenariat énergétique allemand renforcé avec la Russie ; mais aussi exaspérations allemandes devant certaines brusqueries françaises… L’Europe à vingt-sept n’a peut-être tout simplement plus besoin du moteur franco-allemand, et il n’est pas assuré que l’Allemagne en ait encore envie. Entre-t-on dès lors dans une concurrence de projets : regards vers l’est contre rêve euro-méditerranéen ? En tout cas, l’avenir de l’Europe se joue désormais moins sur le Rhin que sur ses marches, moins en son centre qu’à sa périphérie, où les forces du monde sont à l’œuvre…

A l’est, au sud, à l’ouest : la boussole européenne a en effet de quoi s’affoler… A l’est, avec une Russie qui retrouve ses réflexes impériaux et qui, sûre de sa puissance énergétique retrouvée, devient chaque jour un partenaire plus malaisé. La question du Kosovo, largement corrélée, est dans l’impasse : là aussi, c’est la question des minorités qui taraude… Au sud, au large sud, avec un continent africain qui bouillonne et qui compte à nouveau. Trois enjeux majeurs doivent y être pris en compte : la permanence de l’instabilité politique, des conflits armés et des drames humanitaires ; la course mondiale aux ressources que se livrent les grands du monde sur le continent ; les mouvements de migrations circulaires, dont les Européens ne mesurent peut-être pas encore l’ampleur à venir. La relation euro-africaine, qui devrait être pensée en terme de masses, poids et mesures, reste vide de valeurs et de projets : l’incantation domine. Le prochain sommet UE-Afrique de Lisbonne des 8 et 9 décembre prochain est abordé sans convictions à Bruxelles. Et c’est avec grand scepticisme que le dévoilement du contenu de la « grande idée » d’union euro-méditerranéenne de Nicolas Sarkozy est attendu. A l’ouest enfin, aux Etats-Unis, où le départ de l’administration Bush en 2008, attendu avec impatience par bien des Européens, ne réduira pas d’un coup de baguette magique l’ampleur des interrogations euro-atlantiques sur la sécurité du continent, la lutte contre le terrorisme mondialisé et le partage des valeurs occidentales (2).

C’est à l’aune de ces réalités bouillonnantes – et bien d’autres pourraient être évoquées pour démontrer, si besoin était, l’état d’instabilité et d’insécurité du monde – qu’il faut juger la curieuse déclaration de José Manuel Barroso. D’autant que, sûr de l’effet produit par sa formule, il poursuivait : “… Yes, empire. Because we have the dimension of empire. But there is a great difference. The empires were usually made with force, with a center imposing diktat, a will on the others. Now we have is the first non-imperial empire” (3). On appréciera le raffinement du concept… et sa béance. Non pas qu’il faille appeler de nos vœux la constitution d’un nouvel empire continental hors de saison, mais il faut mesurer dans cette déclaration le refus forcenée et constant de l’Europe à se donner les moyens d’agir sur le monde et sur elle-même. La maladie européenne est celle-là, et il ne faut jamais cesser d’y insister. L’Europe contemporaine, c’est l’anti-Narcisse : c’est l’image vide de son reflet qu’elle contemple dans l’eau. Comme si, se refusant à projeter son être, ses valeurs, sa volonté dans le monde, se refusant tout bonnement à se penser et à s’affirmer un avenir, pelotonnée dans un présent éternisé et douillet, elle se condamnait avec persévérance à rester pour toujours ce qu’elle est aujourd’hui : un espace de faible intensité politique, spectateur plutôt qu’acteur des battements du monde. S’il y a une urgence en Europe, c’est bien de travailler à la faire sortir de cet état d’absence à elle-même et au monde, et de l’empêcher de céder à un seul empire : celui du vide.

Notes •

(1) « Parfois j’aime comparer l’Union Européenne à l’organisation d’un empire » (conférence de presse, Strasbourg, 10 juillet 2007, voir http://www.youtube.com/watch?v=c2Ralocq9uE).

(2) Signalons dès maintenant la prochaine parution des actes d’un colloque du Centre d’Analyse et de Prévision CAP) du Ministère des Affaires étrangères et du CERI (Sciences-Po), tenu en janvier 2007 : Une nouvelle présidence impériale ? Les transformations du système politique américain depuis le 11 septembre 2001 (Paris, Odile Jacob, à paraître en octobre 2007).

(3) « Oui, un empire. Car nous avons la dimension d’un empire. Mais il y a une grande différence. Les empires usent habituellement de la force, avec un centre qui impose ses diktats, sa volonté aux autres. Ce que nous avons est le premier empire non-impérial » (conférence de presse, Strasbourg, 10 juillet 2007, voir http://www.youtube.com/watch?v=c2Ralocq9uE).