Europe · Le déficit symbolique

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

12 février 2008 • Analyse •


Réunis en congrès le 6 février, l’Assemblée nationale et le Sénat français ont ratifié le Traité de Lisbonne. Si le processus est mené à terme par l’ensemble des Etats membres, l’Union européenne aura évité le collapsus et elle entrera alors dans une longue stase au cours de laquelle se mettront progressivement en place de nouveaux équilibres institutionnels. Nonobstant le volontarisme affiché par Nicolas Sarkozy sur les écrans télévisés, le 10 février 2008, on peut en effet douter de la capacité des Européens à se muer en un corps politique pour accéder à la puissance. Ainsi les symboles de l’Union – le drapeau, l’hymne et la devise – ont-ils disparu du traité. Seize Etats membres ont manifesté leur désaccord et signé une déclaration indiquant leur attachement à ces symboles ; la France ne figure pas parmi eux. La discrétion de bien des dirigeants européens sur cette question et leur peu d’intérêt pour la symbolique européenne sont lourds de sens. Pour nombre d’entre eux, le terme d’« Europe » ne désigne pas un « continent spirituel », selon l’expression de Benoît XVI, mais une « construction » individuo-universaliste censée dépasser par le bas les personnalités et les identités des peuples et des nations que rassemble cette communauté de civilisation.


Le rationalisme et l’affadissement du langage combinent leurs effets pour écarter du champ de conscience des tardifs « modernes » l’importance des symboles dans les phénomènes humains, qu’ils soient politiques, religieux ou métaphysiques. Les symboles sont aujourd’hui appréhendés comme de simples signes – des représentations, imagées ou autres, de concepts –, à l’intersection de la sémiologie et de la psychanalyse. Est ainsi qualifié de symbolique ce qui n’a pas de valeur en soi mais qui témoigne d’une vague bonne intention, faute de volonté affirmée (que l’on ne confondra pas avec le volontarisme). Du symbolique au superfétatoire, il n’y aurait donc qu’un pas. Pourtant, le symbolisme et le déchiffrement des symboles constituent un savoir fondamental hérité de traditions immémoriales. La capacité évocatrice des symboles et leur puissance de suggestion permettent d’aborder et d’enseigner les vérités d’ordre supérieur qui relèvent de l’indicible.

Dans l’Antiquité grecque, le « symbolos » (« Sun » : avec/ensemble ; « Bolos » : celui qui se jette) désignait une tuile ou une céramique que deux amis qui se séparaient, au départ d’un long voyage, cassaient en deux ; chacun en conservait la moitié et lors des retrouvailles, les deux morceaux étaient à nouveau réunis. L’étymologie nous enseigne donc que le « symbolos » a pour fonction de réunifier ce que le cours des choses n’a de cesse de séparer. Sur le plan religieux et métaphysique, le « symbolos » s’oppose au « diabolos » (« Dia » : en travers) ; le « diabolos » est celui qui se jette en travers du cosmos et de la vision que les hommes en ont. Les organes sensoriels de l’homme, son  mental égotique et les limites du langage ne lui permettent pas de se donner une vision juste du monde. Le symbolisme recourt donc à des images fortes, immédiatement accessibles à la perception courante, pour faciliter l’appréhension d’une réalité d’ordre supérieur, inaccessible à la rationalité analytique et discursive. Le monde entier peut être compris comme le symbole d’une réalité surnaturelle (selon Berkeley, « le monde est le langage que l’Esprit infini parle aux esprits finis ») et l’art sacerdotal consiste à mettre en œuvre des formes symboliques pour éveiller l’Homme, appelé à ne faire qu’un avec l’Un.

Sur le plan politique, l’art royal doit lui aussi s’appuyer sur une symbolique pour remplir sa fonction d’équilibre et de défense de la collectivité qu’il a en charge. Il n’est point d’unité politique qui ne persévère dans l’être sans former un alliage fort de sentiments qui résiste au temps (ce que le sociologue italien Vilfredo Pareto nomme une « persistance d’agrégats »). C’est là toute la question de l’identité, transmise par la culture, à l’origine de sentiments forts. La perception de cette identité, par intuition et au moyen d’une symbolique adéquate, est à la source de l’énergie psychologique qui meut les cités, les Etats et les empires. Emblème de la patrie, le drapeau est un exemple des plus significatifs. Signe de ralliement par rapport aux autres et parfois contre eux, il distingue, pose une appartenance et marque les frontières. Chargée d’affectivité et de dynamisme, sa symbolique en appelle à la psychologie des profondeurs et aux ressorts les plus cachés de l’action. Le drapeau est l’un de ces symboles qui conditionnent l’existence d’un groupe humain politiquement organisé, engagé dans la double dialectique Même/Autre et Ami/Ennemi.

Il apparaît donc que l’on ne saurait penser le monde et y agir sans forger une représentation de soi, en tant que sujet collectif, accessible aux citoyens au moyen d’une symbolique forte et partagée. L’Union européenne est ainsi dotée d’un drapeau, d’un hymne et d’une devise. Passons sur cette dernière ; « L’unité dans la diversité » n’est que le décalque maladroit et appauvri de la fière devise de la République américaine, « E Pluribus Unum », formulée en latin. L’Hymne européen, l’Ode à la Joie, thème principal du dernier mouvement de la IXe Symphonie de Beethoven, a une autre tenue. Le compositeur s’est enthousiasmé pour le texte de Schiller et il œuvre à cette ode de 1817 à 1823. Le Conseil de l’Europe adopte l’Ode à la Joie comme hymne en 1962 et le Conseil européen (UE) fait de même en 1985. La joie qui est ici chantée n’est pas un simple moment de bonheur mais elle évoque plénitude et volonté de puissance. On se prend à songer au passage du De Monarchia de Dante sur la fonction impériale et la béatitude terrestre. Pourtant, la lecture des documents officiels suffit à briser un éventuel élan : « Cet hymne sans parole évoque, grâce au langage universel de la musique, les idéaux de liberté, de paix et de solidarité incarnée par l’Europe » … Langue de coton.

L’Union européenne a aussi son drapeau, conçu par le dessinateur strasbourgeois Arsène Heitzer. Composé d’un cercle de douze étoiles d’or sur un fond d’azur, ce drapeau est adopté par le Conseil de l’Europe le 8 décembre 1955, jour de l’Immaculée Conception. Le choix opéré n’est pas sans rappeler la vision de la Femme et du Dragon dans l’Apocalypse de Saint Jean, exilé à Patmos : « Un signe grandiose apparut au ciel : une Femme ! Le soleil l’enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ; elle est enceinte et crie dans les douleurs et le travail de l’enfantement (…) En arrêt devant la Femme en travail, le Dragon s’apprête à dévorer son enfant aussitôt né » (Apocalypse, 12,1). La référence à la Chrétienté semble évidente. Associé à la Vierge Marie, le bleu est la plus profonde et la plus immatérielle des couleurs. Ce bleu sacralisé (azur) est le champ élyséen à travers lequel perce la lumière d’or qui exprime l’intelligence divine. Ainsi les armes de la maison de France – trois fleurs de lys d’or sur fond azur – expriment-elles l’origine supraterrestre du Roi Très Chrétien.

Quant au chiffre de douze étoiles, il renvoie aux douze tribus d’Israël, aux douze apôtres, aux douze portes de la Jérusalem céleste (Apocalypse, 21, 14). Ce chiffre représente aussi l’Eglise triomphante. Douze fait référence par ailleurs aux douze signes du Zodiaque qui sont mentionnés dès la plus haute antiquité ; c’est le nombre des travaux qu’Héraclès doit accomplir. Une fois qu’il a parcouru le cycle liturgique des douze mois de l’année, le héros grec peut alors accéder au monde divin de l’Olympe. Dans le monde celte, on se rappellera que les chevaliers de la Table Ronde du roi Arthur sont au nombre de douze. En définitive, ce chiffre est celui de l’accomplissement et de l’achèvement d’un cycle. Il combine le quatre de la Création et le trois de la Sainte Trinité, ce qui nous ramène à la Chrétienté.

Sans que cela ne soit officiellement assumé, le drapeau européen récapitule et exprime donc la tradition helléno-chrétienne de notre « continent spirituel ». C’est l’héritage politique, philosophique et religieux d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, porté par les Celtes (moines et saints irlandais) et les Germains (les dynasties franques notamment) du Haut Moyen Age, qui a fondé en propre la civilisation européenne et occidentale. L’Ancien Occident est ainsi le noyau géohistorique d’une civilisation transocéanique à vocation universelle. Présidé par son Altesse royale et impériale Otto de Habsbourg, le Mouvement paneuropéen, la plus ancienne organisation favorable à l’union du Continent, exprime dans l’ordre symbolique cette synthèse historique : au bleu étoilé, ses dirigeants ont ajouté la croix rouge du Christ, avec en fond le soleil de la sagesse grecque.

Si l’Union européenne souffre d’un déficit symbolique, l’Europe en tant que civilisation dispose pourtant d’importantes ressources en ce domaine. Le problème se situe dans l’absence de reconnaissance des symboles européens, avec toute la portée qu’ils recèlent, et dans la dissolution de l’ « être-ensemble » des Européens, à travers le débit de généralités à caractère philanthropique. Si l’on accordait crédit à bien des discours, l’Union européenne serait l’avant-garde d’une humanité en voie d’unification : l’individu autoréférentiel, en guise d’hypostase, avec l’universalisme sans frontières pour supplément d’être factice. A ce compte, pourquoi ne pas prendre pour emblème un carré de plastique transparent ? Toute grande civilisation se veut la plus haute expression des virtualités humaines et se regarde comme exemplaire mais l’Universel n’est pas une abstraction intellectualisante séparée de la réalité sensible. Sous cette appellation, Aristote désigne le potentiel qui s’actualise dans la singularité. Avec ses racines terrestres et ses antennes célestes, l’Arbre est de fait un symbole cosmique universel.