Les paradoxes éléatiques du « couple franco-allemand »

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

5 mars 2008 • Analyse •


Le projet méditerranéen de Nicolas Sarkozy n’en finit pas de susciter des remous à l’intérieur de l’Union européenne. Faut-il s’en étonner ? L’Union méditerranéenne est perçue comme une entreprise venant concurrencer le processus de Barcelone et la politique européenne de voisinage ; la France semble soupçonnée de vouloir se placer à l’intersection du système européen et du système méditerranéen, de manière à peser dans l’Ancien Monde en s’appuyant sur un vaste « hinterland » nord-africain. L’Espagne et l’Italie ont donc subordonné leur appui à une redéfinition du projet en termes de coopération plutôt que d’intégration. Exit le parallèle initialement dressé entre l’Union méditerranéenne et la CECA : l’« Union méditerranéenne » est devenue l’« Union pour la Méditerranée », dénomination plus adéquate et moins exclusive. Pourtant, les ambiguïtés et les soupçons demeurent suffisamment puissants pour annuler le sommet franco-allemand du 3 mars 2008, remplacé par un simple dîner de travail. Quarante-cinq ans après le Traité de l’Elysée, les relations entre Paris et Berlin sont toujours soumises aux paradoxes éléatiques. Les représentations angéliques ont trop longtemps occulté l’arrière-plan de cette « alliance incertaine », négociée dans l’après-Seconde Guerre mondiale.


L’expression de « paradoxes éléatiques » est empruntée à Pierre Hassner qui désignait ainsi les piétinements de la coopération franco-allemande dans les années 1980 : « C’est bien aux paradoxes éléatiques que fait penser la coopération franco-allemande. Jamais on n’en a tant parlé, jamais elle n’a si peu progressé. Jamais elle n’a fait l’objet de tant d’initiatives, jamais ces initiatives n’ont si peu abouti » (1). On se souvient que Zénon d’Elée (vers 490/485-430 avant J.-C.), disciple de Parménide, se proposait d’établir l’impossibilité du mouvement à travers le paradoxe d’Achille qui jamais ne rattrape la tortue ou encore celui de la flèche qui vole mais demeure immobile. Malgré la fin de la Guerre froide et les réalisations menées en commun dans le cadre de l’Union européenne, les paradoxes éléatiques sont  toujours d’actualité. Les représentations angéliques et post-héroïques de l’après-1945 ont masqué les tenants et aboutissants des relations entre la France et la République fédérale d’Allemagne. Une brève mise en perspective historique s’impose donc.

Si l’on en croit la mémoire gaulliste, la réconciliation franco-allemande commencerait avec les débuts de la Ve République, voici un demi-siècle. La figure de Robert Schuman et son projet de CECA sont ainsi relégués dans la préhistoire du Traité de l’Elysée. Le rôle du « grand Lotharingien » dans la réconciliation franco-allemande et la politogenèse européenne ne peut cependant être passé sous silence. Encore ne faudrait-il point se méprendre. Abusivement présentés comme le point de départ de l’ « aventure européenne », le Plan Schuman et la CECA sont tout autant le fruit de négociations germano-américaines que franco-allemandes, négociations relatives aux ressources minières et sidérurgiques et à leur mode d’exploitation. L’approche dite sectorielle de ces questions ne doit pas dissimuler les enjeux géopolitiques et l’agenda diplomatique qui les sous-tendent. La menace massive et immédiate de l’URSS en Europe et la Guerre de Corée en Extrême-Orient nécessitent l’augmentation de la production industrielle allemande et la CECA permet de contrôler la résurgence de la puissance économique allemande en internationalisant des capacités de production de la Ruhr. L’appui opérationnel de la diplomatie américaine est décisif et c’est par ces voies que se prépare le réarmement de la RFA, à l’avant du dispositif militaire atlantique. La diplomatie français est rétive et cherche à conserver l’initiative : il s’agit d’embrasser pour mieux contrôler le partenaire allemand. « A travers la construction européenne, résume Zbigniew Brzezinski, la France vise la réincarnation, l’Allemagne la rédemption (…) L’Europe fournit à la France le moyen de renouer avec sa grandeur passée » (2).

L’éloge obligé du « couple franco-allemand » ne saurait donc reléguer à l’arrière-plan l’étroitesse des relations germano-américaines. « Au commencement de la RFA, rappelle Dominique David, il y a certes l’ami américain. C’est la hâte des Etats-Unis à instituer le territoire allemand comme base de la défense occidentale qui impose une nouvelle légitimité allemande à des Européens plutôt réticents (…) L’accrochage politique au monde de l’après-guerre est le fruit des décisions américaines » (3). Les rapports germano-américains se sont psychologiquement modifiés lors du blocus de Berlin : les troupes d’occupation américaines sont désormais un bouclier face à la menace soviétique. A la même époque, la politique étrangère française a encore des prétentions sur les territoires rhénans et la question de la Sarre n’est réglée qu’en 1956. « Les Etats-Unis, poursuit Dominique David, sont un vainqueur lointain qui a recréé la légitimité allemande. La France est, à la même période, tout le contraire. Elle n’est pas un (vrai) vainqueur ; elle est (trop) proche ; et elle niera avec constance toute légitimité allemande pendant presque dix ans : dans son attitude d’occupant puis dans sa diplomatie ». Parrains et protecteurs de la RFA, les Etats-Unis soutiennent son réarmement dès 1949. Après l’échec de la CED, ils patronnent l’entrée de la RFA dans l’OTAN (1954-1955) et c’est au cœur des institutions atlantiques que Bonn recouvre des marges de souveraineté. Au vrai, la relation germano-américaine conditionne la survie politique et militaire de la RFA. Dans l’hypothèse d’une agression soviétique, seule l’armée américaine a la capacité d’organiser la « défense de l’avant », sur le « rideau de fer », et d’interdire l’invasion du territoire ouest-allemand. La stratégie de riposte graduée que les Etats-Unis adoptent en 1962 introduit quelques doutes quant à la validité du parapluie nucléaire américain mais cette garantie est constamment réaffirmée.

Pour le général De Gaulle, la réconciliation entre la France et l’Allemagne s’inscrit dans une vision carolingienne de l’Europe. Otto de Habsbourg relate les propos que De Gaulle tient en 1943, dans un cadre privé : « Si l’on veut vraiment rétablir en Europe repos et bien-être, cela n’est possible que par une révision du traité de Verdun et la réunification des Francs de l’Ouest et de l’Est ». Cette vision inspire les rencontres entre Charles De Gaulle et Konrad Adenauer. Ancien maire de Cologne, tenté par l’autonomisme rhénan pendant les années 1920, le père fondateur de la RFA est lui aussi attentif aux temps longs de l’histoire. Lorsque le 8 juillet 1962 le président français et le chancelier allemand assistent à une parade militaire franco-allemande à Mourmelon, puis à une messe en la cathédrale de Reims (là où Clovis fut baptisé), les deux hommes renouent avec la mythologie des Champs catalauniques. La présente période est moins lyrique et l’on imagine aisément les tristes sires dénoncer l’atteinte portée par De Gaulle et Adenauer à la laïcité. « Horresco referens ! » On peut cependant voir dans les propositions de « Kerneuropa » formulées par les députés chrétiens-démocrates allemands Karl Lamers et Wolfgang Schäuble, en 1994, un lointain écho de l’Europe de Charlemagne – proposition renouvelée par Wolfgang Schäuble en juillet 2002. Sans succès. Quid du discours carolingien dans la France contemporaine ? Les temps sont au Grand Sud et à la Méditerranée.

Il faut pourtant rappeler que c’est l’échec du plan Fouchet d’Europe politique et militaire (1961) qui suscite le bilatéralisme franco-allemand. Au terme de la visite d’Adenauer en France de juillet 1962, De Gaulle lui propose la formation d’une union. En septembre 1962, c’est au tour du président français de se rendre en Allemagne. Devant des foules enthousiastes, il y prononce un hymne à la nation allemande, sa grandeur et ses vertus. Lors de la visite de l’Académie de la Bundeswehr, à Hambourg, il en appelle à la coopération militaire. Les deux hommes s’orientent vers l’élaboration d’un traité franco-allemand. Signé le 22 janvier 1963, le Traité de l’Elysée pose les bases d’une coopération renforcée entre leurs deux pays dans le domaine de la diplomatie et dans celui de la défense (De Gaulle : « La défense, c’est la politique et la politique c’est la défense »). De fait, le volet stratégique est conséquent et le préambule du traité constate « la solidarité qui unit les deux peuples (…) au point de vue de leur sécurité ». Néanmoins, chacun a ses objectifs propres. De Gaulle entend s’appuyer sur le statut nucléaire de la France pour prendre la direction d’une « Europe européenne » émancipée de l’OTAN ; Adenauer est inquiet du relèvement du seuil nucléaire induit par la stratégie de riposte graduée et il se rapproche de la France pour faire pression sur l’administration Kennedy.

Les différences fondamentales d’appréciation des deux pays vis-à-vis de l’OTAN se font sentir dès la ratification du Traité de l’Elysée par le Bundestag, le 16 mai 1963, après ajout d’un préambule se référant à l’Alliance atlantique. Les années qui suivent sanctionnent le demi-échec du traité. L’élaboration commune de concepts stratégiques et tactiques marque le pas, la coopération d’armements reste limitée et les instituts de recherche opérationnelle ne sont pas créés. Pendant ce temps, la diplomatie américaine ne demeure pas inactive. En juin 1963, le voyage triomphal de Kennedy en Allemagne (« Ich bin ein Berliner») éclipse celui de De Gaulle l’année précédente et l’administration américaine pousse en avant le projet de force multilatérale (des fusées nucléaires Polaris sur des sous-marins de l’OTAN), censé satisfaire les aspirations nucléaires de la RFA. Le projet n’est pas mené à terme mais la création d’un Groupe de planification nucléaire à l’intérieur de l’OTAN apaise les revendications allemandes. Le départ de la chancellerie d’Adenauer au profit de Ludwig Ehrard facilite par ailleurs ces nouvelles convergences germano-américaines. A l’inverse, les évolutions de la pensée stratégique française accroissent les divergences. Sur le plan militaire, priorité est accordée à la manœuvre de dissuasion pour couvrir le territoire français ; la « défense de l’avant » du territoire ouest-allemand n’a plus l’importance que De Gaulle lui accordait. Sur le plan politique, la lutte contre l’hégémonie américaine (dénonciation du rôle du dollar en février 1965 et retrait de l’OTAN en mars 1966) et contre les virtualités fédérales de la CEE (politique de « la chaise vide » en 1965-1966) prennent le pas et inquiètent la RFA.

Ces divergences sont accrues par la modification de perception de l’URSS du côté français. Au cours d’un comité interministériel, le 4 février 1966, le général De Gaulle tient les propos suivants : « Il existe entre nous (Français et Allemands) une difficulté croissante de s’accorder. Cette difficulté semble inévitable du moment que l’Allemagne n’est plus le vaincu poli et honnête qui cherche à gagner les bonnes grâces du vainqueur. Les Allemands sentent aujourd’hui renaître parmi eux des forces élémentaires et sont animés de nouvelles ambitions. Quant à nous, nous n’épousons pas leur dynamisme croissant ». Le virage vers Moscou est amorcé et Georges-Henri Soutou nous en donne la clé : « Puisque la France n’arrivait pas à prendre l’ascendant sur l’Allemagne dans le cadre du partenariat franco-allemand et des Six, elle le ferait dans le cadre de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural avec l’aide de l’URSS » (4). De Gaulle retourne ainsi au balancement de la période 1944-1946. A l’Est, la politique d’« entente, de détente et de coopération » prônée par De Gaulle ne porte pas ses fruits et l’intervention des chars soviétiques à Prague montre les limites du dégel escompté.

Dès lors, le « grand dessein » gaullien a échoué. Qu’il s’agisse des relations franco-allemandes, des questions européennes ou de l’Alliance atlantique, Paris a surestimé son influence et trop exigé de ses alliés et partenaires. La France sort affaiblie de la crise de mai 1968 et les équilibres politico-économiques se modifient au bénéfice de la RFA. La coopération politique et militaire franco-allemande se renforce au cours des années 1980 mais c’est dans un cadre euro-atlantique, sur fond de guerre fraîche avec la Russie-Soviétie. Lorsque l’Europe renoue avec son histoire et sa géographie, c’est selon un tout autre scénario que celui escompté par la diplomatie française – d’où les velléités mitterrandiennes de prétendre maintenir un statu quo qui n’existe plus. Depuis, l’Allemagne est en voie de retrouver toute sa place en Europe (non sans hésitations et incertitudes) et nul volontarisme ne pourra contrarier ce mouvement de fond. Dans le très vaste ensemble septentrional qui s’étire depuis Vancouver jusqu’à Vladivostok, via l’Atlantique-Nord, les équilibres géopolitiques s’élaborent entre Washington, Bruxelles et Moscou. C’est là que se joue le destin de la France et de l’Allemagne selon des logiques grand-européennes et pan-occidentales.

Notes •

(1) Pierre Hassner, « La coopération franco-allemande : Achille immobile à grand pas ? », in Karl Kaiser et Pierre Lellouche, Le couple franco-allemand et la défense de l’Europe, Institut français des relations internationales, 1986, p. 171.

(2) Zbigniew Brzezinski, Le Grand Echiquier. L’Amérique et le reste du monde, Bayard Editions, 1997, p. 91.

(3) Dominique David, Conflits, puissances et stratégies en Europe. Le dégel d’un continent, Bruylant, 1992, p. 104.

(4) Georges-Henri Soutou, L’alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Fayard, p. 302.