La Russie contre l’Union européenne

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

21 mars 2008 • Analyse •


La succession en trompe-l’œil à la présidence de la Fédération de Russie, le 2 mars 2008, est censée n’avoir abusé aucun décideur ni observateur. Divers reportages et émissions de télévision ont informé les opinions publiques européennes des pathologies de l’autoritarisme patrimonial russe. Pourtant, le nouveau président russe, Dimitri Medvedev, est présenté en gestionnaire libéral pro-européen, sans que l’on sache ce qui lui vaut cette aimable réputation ; il faudrait donc se garder de le contrarier. Réunis à Bruxelles le 6 mars dernier, les ministres des Affaires étrangères de l’OTAN n’ont pu s’accorder sur les candidatures de la Géorgie et de l’Ukraine (la Macédoine relève d’une autre problématique). Frank-Walter Steinmeier a fait part de son « scepticisme » et Bernard Kouchner entend ménager la « sensibilité » de la Russie. Selon certaines analyses, les problèmes entre l’UE et la Russie s’expliqueraient par la politique étrangère américaine et l’ouverture de l’OTAN à de nouveaux pays. L’Ancien Monde serait-il donc plus sûr sans les Etats-Unis et l’Alliance atlantique? Que non ! Les dirigeants russes sont fondamentalement opposés et hostiles à la transformation de l’Union européenne en un acteur global des relations internationales.


Au lendemain de la Guerre du Kosovo, les dirigeants russes ont un temps privilégié une rhétorique axée sur les vertus d’un partenariat global avec l’UE, renforcé par un « dialogue politique et de sécurité ». L’idée était d’explorer la possibilité de contenir l’OTAN et de jouer des oppositions entre alliés. Lié et articulé à la « marche vers l’Est » de l’OTAN, l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale conduit Vladimir Poutine à réviser la politique européenne de la Russie entre 2002 et 2004. L’élargissement de l’UE pose en effet la question de l’oblast de Kaliningrad, enclave russe située entre la Pologne et la Lituanie. Située à 1200 km de Moscou et à 600 km de Berlin, l’ancienne Königsberg est l’« avant-poste » de la Russie en Occident, un territoire annexé par l’URSS en 1945, après sept siècles de langue et de culture allemande. La dimension géoéconomique et stratégique des enjeux est alors mise en avant pour manifester l’opposition russe à l’entrée des Etats baltes dans les instances euro-atlantiques (UE et OTAN). Les négociations avec la Commission européenne sont difficiles et les derniers points litigieux ne sont levés que le 22 avril 2004, à une semaine de l’élargissement l’UE. Au cours de l’été 2007, la menace d’installer des missiles à Kaliningrad, proférée par Sergueï Ivanov (vice-premier ministre de la Russie), a rappelé l’acuité et la teneur des enjeux dans l’ancienne patrie de Kant.

Le processus d’élargissement ouvre plus largement la question des relations politiques et économiques entre la Russie et les pays d’Europe centrale et orientale autrefois inclus dans l’aire de domination soviétique, et la gestion de leurs frontières communes (longues de 2257 km). L’insertion des Etats baltes dans l’ensemble européen et atlantique est particulièrement significative car elle entérine et consolide l’indépendance de ces anciennes républiques soviétiques. « Même si ces trois Etats étaient indépendants depuis 1991, leur situation de « zone tampon » entre UE et Russie pouvait leur faire craindre une possible invasion de la part du puissant voisin russe, souligne Ludovic Royer. Par conséquent, en intégrant à la fois l’UE et l’OTAN, les Pays baltes font mentir la représentation russe qui veut que l’empire revienne toujours là où il s’est étendu » (Ludovic Royer, « La Russie et la construction européenne », Hérodote, n° 118, 3e trimestre 2005, p. 168).Les enjeux de cette adhésion sont aussi ethno-politiques, en raison des importantes minorités russes et russophones d’Estonie et de Lettonie. Moscou soutient ces minorités et en appelle au Conseil de l’Europe pour stigmatiser les discriminations dont elles seraient victimes. Sur le plan énergétique, l’entrée des Pays baltes dans l’UE et dans l’OTAN menaçait de faire passer les exportations d’hydrocarbures sous contrôle occidental (voir les terminaux de  Tallin, Ventpils et Butinge). L’importance des investissements russes réalisés dans les infrastructures portuaires et énergétiques de Primorsk et de Vyssotsk (le Golfe de Finlande devient le « Rotterdam de la patrie ») et la prochaine réalisation du Gazoduc Nord-Européen (Vyborg-Greifswald) s’expliquent par l’indépendance des Pays baltes et leur orientation occidentale.

La Russie est aussi rétive à l’insertion de l’Europe médiane – de la Baltique à la mer Noire – dans l’Union européenne. La problématique dépasse le tracé des oléoducs et gazoducs qui traversent la Pologne, la Biélorussie et l’Ukraine pour approvisionner en énergie les économies européennes. A terme, c’est la majeure partie de l’espace européen qui sera régie par les règles, les normes et les valeurs de l’Union européenne (la « puissance de la norme »), contraignant par voie de conséquences la Russie à s’adapter à cette nouvelle situation. Vaille que vaille, l’UE porte un projet d’intégration concurrent de celui de la Russie et des formats à géométrie variable que cette dernière met en œuvre à l’intérieur de la CEI ; un projet qui menace de « mordre » sur les territoires ex-soviétiques, contribuant ainsi au pluralisme géopolitique de l’Eurasie post-soviétique.

Entre 2002 et 2004, les relations entre l’Union européenne et la Russie se dégradent donc. Moscou cherche à reporter l’extension automatique de l’Accord de partenariat et de coopération (APC) aux dix nouveaux membres de l’Union ; Bruxelles juge cette demande contraire aux « valeurs communes » qui sous-tendent l’APC et le rejette. Le partenariat UE-Russie s’en ressent. Pour dissocier les questions et les aborder de manière pragmatique, le sommet de Saint-Pétersbourg (mai 2003) réorganise ce partenariat autour de quatre « espaces » (économie ; liberté, sécurité et justice ; sécurité extérieure ; recherche, éducation et culture) mais les désaccords demeurent. C’est en mai 2005 qu’un accord peut enfin être finalisé mais il ne s’agit que de vagues « feuilles de route ». La « stratégie commune » européenne à l’égard de la Russie n’est pas redéfinie et l’APC arrive à échéance, le 1er décembre 2007, sans que les successifs sommets russo-européens n’aient abouti à un nouvel accord d’ensemble. La levée de l’embargo russe sur les viandes polonaises (décembre 2007) pourrait faciliter la relance des négociations mais la partie sera rude. Moscou exclut de démanteler ses monopoles énergétiques et donc de ratifier le traité sur la Charte de l’énergie (signé à Lisbonne, le 17 décembre 1994).

La réticence russe à voir passer ses anciens satellites dans la zone d’attraction de l’Union européenne est avivée par le double objectif de la « politique de voisinage » de l’UE, définie en mars 2003 : stabilisation de son environnement géopolitique et promotion d’un « arc de bonne gouvernance » (voir la « Stratégie européenne de sécurité » adoptée en décembre 2003). La sécurisation des frontières élargies de l’Union implique un plus grand investissement dans ces espaces que les dirigeants russes considèrent comme relevant de leur « étranger proche ». La volonté européenne de promouvoir des partenariats en Ukraine, en Moldavie, dans le Caucase du Sud et en Asie centrale, ainsi que les condamnations réitérées de la Biélorussie pour manquements à la démocratie et aux droits de l’homme, irritent Moscou. En Géorgie comme en Moldavie, les autorités de l’Union européenne appellent la Russie à respecter l’engagement contracté au sein de l’OSCE (sommet d’Istanbul, novembre 1999) sur le retrait de ses forces armées de diverses entités séparatistes (Transnistrie en Moldavie ; Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie). Lors de la « révolution orange » ukrainienne, fin 2004, Bruxelles soutient le nouveau pouvoir qui ouvre à Kiev la possibilité d’envisager son adhésion à l’UE (et à l’OTAN). Dans le cadre de sa politique étrangère et de sécurité commune, l’UE conduit deux missions civiles, l’une en Géorgie, l’autre sur la frontière entre l’Ukraine et la Moldavie.

C’est dans ce contexte géopolitique sensible que les dirigeants russes prennent conscience de la présence, sur leurs frontières occidentales, d’un puissant système de coopération géopolitique multiétatique, fort d’un demi-milliard d’habitants et d’une économie comparable à celle des Etats-Unis.La capacité des instances bruxelloises à dénoncer d’une seule voix les fraudes des présidentielles ukrainiennes de novembre 2004 surprend la diplomatie russe et ce au moment même où Vladimir Poutine salue la victoire du candidat qu’il a ouvertement soutenu. La « politique européenne de voisinage » (mars 2003) est vue par Moscou comme un instrument de dilution du poids et du rôle de la Russie dans son « étranger proche », ce qui serait un signe de l’influence des nouveaux Etats membres centre-européens. Aussi les dirigeants russes sont-ils fondamentalement hostiles au renforcement de cette politique, et la négociation des quatre « espaces » est une tentative pour refonder le partenariat UE-Russie, ainsi distingué des relations préférentielles que Bruxelles entend développer avec les pays membres de la CEI (Moldavie, l’Ukraine et républiques sud-caucasiennes). En retour, l’UE s’inquiète de l’« agenda caché » que le projet russe d’un « espace économique unifié » (Russie-Ukraine-Kazakhstan-Biélorussie) recèle, projet engagé en novembre 2003.

Plus généralement, les relations UE-Russie sont marquées par des différences de vue qui sont à analyser comme autant de divergences et d’oppositions de fond. L’approche européenne de la Russie, telle qu’elle est définie au début des années 1990, est prioritairement énergétique et commerciale. L’idée première est d’articuler le « Centre » européen et la « périphérie » russe en un vaste espace solidarisé par les flux énergétiques et logistiques (une aire géoéconomique de 21 millions de km² et 700 millions d’hommes). La Charte européenne de l’énergie, l’Accord de partenariat et de coopération avec la Russie, la « stratégie commune » européenne et les divers « dialogues » s’inscrivent dans cette vision optimiste d’une Grande Europe, de Lisbonne à Vladivostok, réorganisée sous la bannière du libre-échange et de la coopération (asymétrique). Bien que formulée en termes juridiques et fonctionnels, cette représentation géoéconomique n’est pas exempte d’un certain exceptionnalisme : le « Centre » détermine sa périphérie en vertu d’un transfert de savoir et de technologie de l’Ouest vers l’Est. Soucieux d’exporter leur pax democratica, les Européens voient dans leur partenariat avec la Russie une entreprise globale de stabilisation, de démocratisation et de libéralisation.

Cette vision d’un modèle européen destiné à englober la Russie est repoussée en termes explicites par les dirigeants russes. Leur objectif politique est de faire reconnaître la Russie en tant que puissance de plein exercice. Dans l’espace ex-soviétique, Moscou revendique le monopole des questions sécuritaires et refuse la transformation de l’« étranger proche » en un « voisinage commun », gouverné en étroite intelligence avec l’UE. A ces fins, la Russie utilise ses ressources énergétiques comme outil de coercition vis-à-vis des voisins récalcitrants et instrument d’influence en Europe. On doit à cet égard rappeler les propos tenus par Dimitri Medvedev, alors vice-premier ministre (et haut responsable de Gazprom), devant l’Association mondiale des journaux : « La force de la Russie dépend de son pouvoir économique et de sa santé politique. Il y six ans, nous n’avions aucun pouvoir. Aujourd’hui, on l’a » (Congrès de l’AMJ, Moscou, 4-7 juin 2006). Pour Dimitri Medvedev comme pour Vladimir Poutine, les hydrocarbures ne sont pas seulement affaire de « business » ; l’énergie est le vecteur de l’ « empire » et de la puissance retrouvée. Ainsi l’UE se heurte-t-elle à une forme renouvelée d’impérialisme (en mode mineur) : la pax democratica et le légalisme des Européens sont perçus comme des chimères ; seuls les intérêts et les rapports de force sont pris en compte.

L’objectif des dirigeants russes n’est donc pas d’accéder à un âge post-national, fondé sur le « soft power », mais d’affirmer la souveraineté tant intérieure qu’extérieure de la Russie, de promouvoir ce qu’ils considèrent être les intérêts de leur pays, de déployer une politique de puissance sur les théâtres géopolitiques régionaux qui jouxtent la Russie. Ils raisonnent en termes de « Great Power », au sens le plus classique de l’expression, et se posent en alternative géopolitique à l’UE. C’est avec soulagement qu’ils ont accueilli le rejet du traité constitutionnel européen (mai-juin 2005) ; les hésitations qui ont suivi quant aux perspectives institutionnelles ont accordé à la Russie un délai supplémentaire pour jouer des divisions entre Etats membres et contrer la poussée euro-atlantique dans l’« étranger-proche ». De fait, la diplomatie russe a su mettre à profit ce délai, développer une stratégie globale de « containment » (voir l’Asie centrale), et pousser ses pions jusque dans les Balkans. Au seuil de la nouvelle présidence russe, l’UE est en position de faiblesse. Le défaut de masse critique n’est pas en cause : l’UE est trois fois plus peuplée, ses budgets militaires cumulés sont dix fois supérieurs et la Russie pèse moins du dixième de l’économie européenne.

Si Moscou parvient à dicter ses conditions à Bruxelles, c’est faute de privilégier la cohésion géopolitique des Etats membres et de penser en termes de puissance. L’objectif n’est pas de rêver un autre monde (une nouvelle tour de Babel) mais de peser de manière décisive sur les équilibres diplomatiques et stratégiques dans un monde de titans. Pour ce faire, l’alliance avec les Etats-Unis ne sera pas de trop. Trop vite anticipé dans les années 1990, le « siècle américain » semble compromis mais une nouvelle ère occidentale est à portée. Ce n’est pas là pécher par orgueil.