La Russie, l’OTAN et la Missile Defense

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

27 mars 2008 • Analyse •


On sait combien Vladimir Poutine et les dirigeants russes se sont violemment opposés, au fil des mois, à l’installation de systèmes antimissiles américains en Pologne et en République tchèque. Pourtant, George W. Bush a proposé au président russe un mémorandum d’accord indiquant les lignes de force d’une coopération entre les Etats-Unis et la Russie (19 mars 2008). Le déploiement de la Missile Defense en Europe centrale pourrait être accompagné de mesures de confiance et de garanties. Cet apaisement des relations russo-occidentales intervient à quelques jours du sommet atlantique de Bucarest (2-4 avril 2008). De fait, la question des antimissiles intéresse au premier chef les alliés européens des Etats-Unis, l’OTAN demeurant la seule instance collective de défense de l’Europe. Il nous faut donc comprendre la perception russe de la Missile Defense et les représentations géopolitiques dans lesquelles cette perception s’insère.


La prolifération des technologies balistiques et nucléaires (Corée du Nord, Inde, Pakistan et Iran, notamment) a fait des systèmes antimissiles une priorité politico-stratégique des Etats-Unis. En 1998, le Congrès charge le Pentagone de prévoir la protection du territoire des Etats-Unis et le projet de National Missile Defense est lancé l’année suivante. Parvenue au pouvoir, l’administration Bush privilégie une architecture d’ensemble permettant tout à la fois de répondre aux exigences du Congrès et à celles des alliés, européens notamment, pour éviter un découplage stratégique entre les deux rives de l’océan Atlantique. Etendu à l’Ancien Monde, le projet de National Missile Defense devient la Missile Defense. Les attaques terroristes du 11 septembre 2001 ont accéléré le tempo. Les Etats-Unis dénoncent le Traité ABM (13 décembre 2001) et ils n’en sont plus partie prenante depuis le 13 juin 2002. A la fin de cette même année, George W. Bush ordonne le déploiement des premiers éléments de la Missile Defense (intercepteurs de Fort Greely, en Alaska, et de la base de Vandenberg, en Californie ; frégates équipées du système de détection Aegis et d’intercepteurs supplémentaires). Ce dispositif s’inscrit dans une vaste architecture comprenant une constellation de satellites de surveillance et un réseau de radars d’alerte. Le poste de commandement de ce dispositif – l’US Strategic Command (STRATCOM) est enfoui sous les Monts Cheyenne, à Colorado Springs (Colorado).

Les Etats-Unis ont proposé à leurs alliés européens de participer au Missile Defense, les dits alliés discutant d’un projet plus modeste au sein de l’OTAN (défense antimissiles de théâtre). Sur les cinq grands radars déployés au sol, trois le sont sur des territoires européens : il s’agit des sites de Fylingdales (Grande-Bretagne), de Thulé (Groenland, Danemark) et de Vardo (Norvège). Pour contrer les menaces balistiques moyen-orientales, les experts du Pentagone ont de surcroît prévu une troisième composante de ce bouclier spatial, située en Europe centrale. La Pologne et la République tchèque ont été approchées et Washington a officialisé sa demande le 21 janvier 2007, demande agréée par Varsovie et Prague. Les négociations ont été ouvertes, elles sont quasiment achevées dans le cas de la République tchèque, et ces deux pays pourraient donc être les bases avancées de la MissileDefense en Eurasie (une dizaine d’intercepteurs en Pologne et un radar en République tchèque). Secrétaire d’Etat adjoint en charge de l’Europe, Daniel Fried explique l’intérêt de ces projets : « Cette infrastructure du bouclier antimissile en Pologne et en République tchèque va renforcer de manière significative le système de défense de l’Europe unifiée » (1).

Si les systèmes antimissiles répondent à de véritables menaces (voir les ambitions balistico-nucléaires iraniennes et la stratégie de « sanctuarisation agressive ») et à une évolution en profondeur des logiques de dissuasion, il n’en reste pas moins que la Missile Defense est aussi une machine d’intégration militaire et politique qui pose diverses questions : l’avenir serait-il à une forme d’« Etat universel » (selon l’expression d’Arnold Toynbee), centré sur l’Atlantique-Nord, plutôt qu’à l’« Europe-Puissance » ? Les Etats-Unis conservent-ils la volonté et la capacité de porter des intérêts globaux et de produire des « biens publics » internationaux ? Quant aux Européens, sont-ils prêts à envisager une redistribution du pouvoir et des responsabilités pour assumer leur part du fardeau ? On ne pourra indéfiniment reporter les échéances en arguant des incertitudes techniques de la Missile Defense (2).

Le 14 juin 2007, les ministres de la Défense des pays membres de l’OTAN ont approuvé l’analyse américaine selon laquelle les programmes iraniens faisaient courir des risques à l’Europe et aux Etats-Unis. Les alliés ont donc accepté le principe du bouclier spatial américain et l’OTAN pourrait financer un dispositif antimissile complémentaire, pour assurer la protection des pays du flanc sud-est de l’OTAN (Grèce, Bulgarie, Roumanie, Turquie), non couverts par le bouclier américain (une étude de juin 2006 sur la « faisabilité » d’un tel système a conclu à l’existence d’une menace balistique et à la nécessité de protéger les populations). En l’état actuel des choses, l’OTAN travaille sur un système dit du « champ de bataille », destiné à protéger des déploiements de troupes sur des théâtres d’opération extérieurs alors que la Missile Defense vise la protection des villes et des territoires. Secrétaire général adjoint de l’OTAN en charge des investissements de défense, Peter Flory estime qu’il y aurait moyen d’adapter ce système à la défense d’un territoire. Sans l’apport américain, « un système propre à l’OTAN coûterait de 20 à 27 milliards d’euros sur vingt ans » (3). Une déclaration commune des alliés pourrait être adoptée à Bucarest, lors du prochain sommet atlantique.

On sait combien les dirigeants russes ont violemment réagi aux projets américains au cours de l’année écoulée. Le 3 juin 2007, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères expliquait que son pays serait obligé de « supprimer les menaces potentielles résultant de ce déploiement (de missiles)». Le lendemain même, Vladimir Poutine menaçait de pointer des missiles russes sur des cibles en Europe (4). Les systèmes antimissiles américains sont considérés comme une menace sur  les forces nucléaires stratégiques russes. Pourtant, la Missile Defense est dirigée contre des menaces balistiques d’ « Etats voyous » et les intercepteurs ne pourraient interdire une salve de missiles russes. Dans le cas d’un scénario de « première frappe » américaine sur le territoire russe, les antimissiles ne priveraient pas Moscou de sa « seconde frappe » et ce d’autant plus que le traité SORT (Strategic Offensive Arms Reduction Treaty) autorise le maintien de charges nucléaires à têtes multiples et à trajectoire variable (MIRV et MARV) sur les missiles intercontinentaux russes (5). Rappelons par ailleurs que la Russie dispose de ses propres systèmes  antimissiles, déployés dès les années 1960 autour de Moscou, régulièrement modernisés depuis (des S-300 et S-400 sont en cours de déploiement).

La position russe quant à la Missile Defense doit être prioritairement analysée sur le plan des relations avec les Etats-Unis. Le déploiement de systèmes antimissiles en Pologne et en République tchèque accompagne l’élargissement de l’OTAN à l’ancien glacis soviétique ainsi que l’ouverture de bases américaines en Roumanie et en Bulgarie (et d’installations de l’OTAN dans les Pays Baltes, en Pologne et en Hongrie). C’est l’ensemble du dispositif militaire américano-occidental qui glisse ainsi vers l’Est, à proximité de ce que nombre de dirigeants russes considèrent comme relevant de leur « étranger proche ». La Missile Defense refonde l’alliance entre les Etats-Unis et les pays européens sur de nouvelles bases technologiques et politiques, consacrant ainsi l’Amérique en tant que « puissance européenne ». La perspective d’un possible découplage stratégique entre les deux rives de l’Atlantique-Nord en serait d’autant plus improbable, au grand dam des dirigeants russes qui pensaient que la fin de la Guerre froide, puis les discordes entre alliés sur la guerre d’Irak, joueraient en ce sens. On remarquera la prégnance du « paramètre américain » dans les représentations géopolitiques russes (6).

Il faut aussi prendre en compte la tendance russe à considérer comme illégitime la présence militaire de l’OTAN sur les territoires d’anciens satellites, d’anciennes républiques soviétiques même, et ce d’autant plus que l’extension de l’OTAN à ces pays dément la croyance selon laquelle l’empire russe reviendrait toujours sur ses anciennes possessions. Les négociations de l’été 2007 attestent cette vision des choses. Outre la proposition formulée par Vladimir Poutine d’ouvrir le radar de Gabala (Azerbaïdjan) à une coopération russo-américaine dans le domaine des antimissiles, il a été suggéré de déployer les intercepteurs en Turquie plutôt qu’en Pologne. La géographie de sites antimissiles turcs, sur le flanc sud de la Russie, n’invaliderait en rien la menace sur le potentiel stratégique russe que la Missile Défense est censée constituer (du point de vue russe) ; on peut donc penser que la Russie revendique encore, de manière implicite, une forme de « doctrine Brejnev » sur les anciens satellites (rappelons que la Pologne est voisine non pas de la Russie mais de la Biélorussie). L’opposition à la Missile Defense, renforcée par diverses positions et décisions (hostilité à l’indépendance albano-kosovare, suspension du Traité FCE et opposition à de nouveaux élargissements de l’OTAN) viserait donc à interrompre l’élargissement des instances euro-atlantiques (OTAN et UE).

On peut aussi penser que les dirigeants russes redoutent les virtualités technologiques et stratégiques de la Missile Defense dans les années à venir (développement de lasers de combat et d’armes antisatellites, renforcement de la surveillance spatiale de certaines parties du territoire russe). La mise en oeuvre de la Missile Defense ouvre en effet la perspective d’une profonde révision des stratégies de dissuasion (dissuasion par déni et non plus par la « destruction mutuelle assurée ») et la Russie redoute d’être confrontée à une nouvelle course aux armements, avec menace d’attrition de ses propres capacités nucléaires. Le passage à d’autres formes de dissuasion est perçu comme une remise en cause supplémentaire du statut résiduel de « superpuissance », au plan nucléaire, et cette dimension d’ordre symbolique des enjeux ne doit pas être négligée.

Enfin, les enjeux liés aux antimissiles dépassent la relation entre la Russie d’une part, les Etats-Unis et l’OTAN de l’autre ; les conséquences sur la relation russo-chinoise doivent aussi être prises en compte. La  Missile Defense a en effet une dimension asiatique et l’allié japonais s’est engagé dans une coopération étroite avec les Etats-Unis. Si le déploiement de systèmes anti-missiles en Asie est primordialement justifié par le programme balistique du régime nord-coréen et ses capacités nucléaires, ce processus est susceptible de dévaluer les forces nucléaires chinoises (les têtes nucléaires chinoises ne seraient pas furtives et donc plus faciles à « traiter »). En retour, la Chine pourrait développer de nouveaux efforts nucléaires et balistiques, pour saturer les défenses anti-missiles, et ces efforts modifieraient l’équilibre stratégique entre Moscou et Pékin. Les effets induits de la Missile Defense sur les rapports de force russo-chinois expliqueraient donc l’âpreté de la position  russe, d’autant plus que les termes de l’équation géopolitique globale se sont inversés. De même, on peut interpréter la menace russe de sortir du Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (un traité russo-américain signé en 1987) par le déploiement chinois de missiles de ce type, d’une portée de 500 à 5500 km, en direction du territoire russe.

L’histoire diplomatique de l’Ancien Monde et les décennies de Guerre froide ont  accoutumé les esprits à se focaliser sur les relations politiques et stratégiques entre les puissances occidentales et la Russie. On doit pourtant considérer que la « victoire froide » de l’Ouest sur la « Russie-Soviétie » puis le 11 septembre 2001 ont peut-être mis fin à une longue histoire centrée sur l’Europe et ses prolongements géoculturels, au-delà de l’océan Atlantique et des monts Oural. Des Etats-Civilisations, animés par de formidables énergies, entrent en lice et viennent bousculer les rapports de force internationaux. En Russie, l’incorporation du « paramètre chinois » dans les représentations géopolitiques pourrait  faciliter la mise en place de souples articulations entre Moscou, Washington et Bruxelles. La question des systèmes antimissiles est le banc d’essai d’une coopération renouvelée entre la Russie et l’Occident. Cette possible option n’induit aucune complaisance, diplomatique ou autre.

Notes •

(1) Cité par Bruno Lesvez, « L’Europe face aux missiles iraniens », Valeurs Actuelles, 23 février 2007.

(2) Cf. Jean-Sylvestre Mongrenier, L’Europe et le bouclier antimissile américain. Impolitique et désillusions du projet européen, Institut Thomas More, Tribune n°13, novembre 2007.

(3) Le Monde, 20 mars 2008.

(4) Le Figaro, 4 juin 2007.

(5) Le traité SORT a été signé par les Etats-Unis et la Russie le 24 mai 2002. Les deux parties sont convenues de réduire de deux tiers leurs arsenaux stratégiques de telle sorte qu’au 31 décembre 2012 elles ne disposeraient plus que de 1 700/2 200 charges nucléaires opérationnelles.

(6) Cf. Isabelle Facon, « Moscou-Washington, la coopération dans la conflictualité », in Anne de Tinguy (sous la direction), Moscou et le monde. L’ambition de la grandeur : une illusion ?, CERI-Autrement, 2008.