L’Europe et la Chine · La ligne de fermeté s’impose

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

5 mai 2008 • Analyse •


Alors que la France prépare la présidence de l’Union européenne, la diplomatie de complaisance qu’elle mène vis-à-vis de la Chine populaire, sans grande concertation entre partenaires et alliés, n’augure rien de bon. Le jeudi 24 avril 2008, le président du Sénat et second personnage de l’Etat, Christian Poncelet, se faisait publiquement admonester par le président chinois, Hu Jin Tao. Quant à Jean-Pierre Raffarin, autre membre distingué du Sénat, il était pour sa part honoré par le premier ministre chinois, Wen Jibao. Le funeste héritage des décennies passées explique que les « légistes rouges » considèrent la France, non sans raison, comme le maillon faible du Monde libre. Pour sa part, l’Union européenne limite ses ambitions au domaine commercial et ne jure que par la consolidation de son « partenariat » avec Pékin. Pourtant, la montée en puissance de cette masse territoriale, démographique et économique que constitue la Chine bouscule les équilibres mondiaux et recèle de graves dangers. La rhétorique chinoise des « traités inégaux », de l’« humiliation »  et de l’« émergence pacifique » ne saurait justifier la levée de l’embargo sur les armes.


« La Chine m’inquiète » écrivait déjà Pascal et les choses ne devraient guère aller en s’arrangeant… Infidèle à la pensée du philosophe et mathématicien français, et bien éloigné des normes du Grand Siècle, Paris est l’une des capitales occidentales les plus enclines à la complaisance vis-à-vis de Pékin. C’est là le funeste arriéré de la diplomatie de la Ve République, portée à son paroxysme par Jacques Chirac, l’« homme qui n’aimait pas l’Occident ». Appréhendé sur la longue durée, ce pari géopolitique sur la Chine s’inscrit dans la tradition française de sinolâtrie – on peut la dater des débuts du XVIIIe siècle – et va bien au-delà de l’héritage gaulliste. Il faut en effet rappeler la prudence du général De Gaulle qui, tout en reconnaissant diplomatiquement la République populaire de Chine (1964), précise qu’il ne s’agit pas d’approuver la politique de Pékin et veut éviter la rupture avec Taïpei. Charles Zorgbibe montre comment De Gaulle cherche, sans y parvenir, à faire prévaloir la « théorie des deux Chines » (1).

Interprétant a maxima la « doctrine De Gaulle », Jacques Chirac va bien plus loin. L’exclusivité des compétences du régime de Pékin est reconnue et l’appartenance de Taïwan à la Chine rappelée à maintes reprises. La France fait sienne la grille de lecture de Pékin et du Parti communiste chinois. Lorsque début 2004 le président de Taïwan, Chen Shui-bian, annonce l’organisation d’un référendum sur le maintien d’une capacité de défense militaire, Jacques Chirac reproche aux dirigeants taïwanais de « rompre le statu quo par une initiative  unilatérale déstabilisatrice » et de prendre une « lourde responsabilité pour la stabilité de la région » (2). A cinq jours du référendum et de l’élection présidentielle taïwanaise se déroulent des manœuvres navales franco-chinoises (3).

Pékin souhaitant obtenir la levée de l’embargo sur les exportations d’armes, embargo imposé par l’Union européenne suite à la répression de Tienanmen en 1989, Paris travaille en ce sens ses partenaires européens. Les autorités françaises sont à l’origine d’un document de quatre pages, « Réflexions sur l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Chine », diffusé début de l’année 2004. Paris y préconise une meilleure organisation du « développement harmonieux des relations euro-chinoises » et la « mise en place d’un véritable partenariat stratégique ». Divisés et sous l’effet des pressions américaines, les Européens renonceront à lever l’embargo courant 2005.

La « doctrine Chirac » ne semble pas prendre la juste mesure des risques induits par les prétentions de Pékin sur Taiwan, pas plus qu’elle n’intègre la montée en puissance militaire de l’Armée populaire de Libération (APL) et ses effets perturbateurs sur les équilibres géopolitiques régionaux. Les Européens ont, de par le passé, entraîné le monde dans leurs guerres ; il serait illusoire de penser que de nouvelles guerres asiatiques les épargneraient. Les jeux de puissance de Pékin à l’intérieur de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), la sourde lutte au cœur de la géopolitique altaïque pour contrôler les ressources énergétiques et leurs effets sont aussi à prendre en compte. Enfin, le pari géopolitique sur la contribution de la Chine populaire à un « multilatéralisme efficace » est une gageure. L’ambiguïté de Pékin sur le dossier de la prolifération nucléaire, les complaisances du régime à l’égard de la Corée du Nord et de l’Iran, le cynisme affiché sur la question des normes à respecter dans les tractations économiques internationales ne plaident pas en ce sens.

Légèreté du chef de l’Etat ou absence d’états d’âme ? L’évocation par Jacques Chirac de la « proximité » de Paris et Pékin « dans le domaine de l’Etat de droit et des droits de l’homme » (4) relève du cynisme le plus éhonté. Les cyniques voudraient y voir le bel exemple d’une Realpolitik à la française ; ne pas tenir compte de la nature du régime avec lequel on traite et ne pas anticiper les effets pervers de la politique de complaisance que l’on mène illustrent plutôt ce que Gaston Bachelard nomma le « réalisme naïf ». Nicolas Sarkozy est aujourd’hui contraint par ce lourd passif, et l’envoi d’émissaires obséquieux ne peut que renforcer le mépris des dirigeants chinois pour la diplomatie française (5). On en vient à invoquer les mânes de Lord Mac Cartney, ambassadeur du roi George III d’Angleterre, qui avait quant à lui refusé de se jeter aux pieds de l’empereur mandchou en 1795…

L’Union européenne en tant que telle, représentée par la Commission, a des ambitions plus limitées et moins doctrinaires que celles affichées en France par les cercles prochinois et les tenants du « multipolarisme ». En octobre 2006, la Commission a présenté sa stratégie dans une communication intitulée« UE-Chine : rapprochement des partenaires, accroissement des responsabilités ». Ce texte d’orientation dresse le bilan des relations entre ces deux ensembles, souligne la volonté de Bruxelles de poursuivre sa politique d’engagement en Chine, et met l’accent sur les avantages de l’ouverture des marchés. C’est dans cet esprit que le président de la Commission José Manuel Barroso et les commissaires Benita Ferrero-Waldner (Relations extérieures), Peter Mandelson (Commerce) et sept autres commissaires ont participé au dernier sommet UE-Chine, organisé à Pékin du 23 au 25 avril dernier. Les déséquilibres commerciaux, la sous-évaluation du yuan et les questions environnementales y ont été abordés. Lors de ce sommet, les dirigeants européens et chinois ont lancé un mécanisme de dialogue économique et commercial de haut niveau, destiné à générer de nouveaux équilibres entre Bruxelles et Pékin (voir les enjeux du libre accès au marché chinois et le respect des droits de la propriété intellectuelle).

Le Commissaire aux Relations extérieures n’a certes pas esquivé la question tibétaine et a appelé d’entrée de jeu le gouvernement chinois à engager « un dialogue constructif et substantiel » avec le Dalaï-lama, qualifié de « dirigeant modéré et non-violent ». Pékin a aussitôt répliqué que le Tibet relevait des affaires intérieures mais le pouvoir a depuis fait savoir par l’agence de presse Chine nouvelle que des responsables du « département approprié du gouvernement central » s’entretiendraient avec « des représentants personnels du Dalaï-lama ». Pourtant, l’approche prioritairement économique de la Commission (conformément à son mandat) ne saurait résorber la dimension militaire et stratégique de la nouvelle puissance chinoise : la géopolitique n’est pas soluble dans le business… De même, le flou sémantique de la langue de coton en usage à Bruxelles et dans les capitales européennes (« dialogue » et « partenariat » sont des figures obligées) ne peuvent dissimuler les ambitions de Pékin et les conflits latents que les appétits chinois provoquent ou avivent : « Est politique ce qui est polémique », selon le mot juste de Julien Freund.

En conséquence, les Européens se doivent d’être attentifs aux redoutables efforts militaires dispensés par les dirigeants chinois. Jugeons-en. Le chiffre des dépenses militaires officielles est de 35 milliards de dollars, un montant qui place la Chine au troisième rang mondial. Depuis le début des années 1990, ce budget croît de 10% par an, ce qui représente un doublement des dépenses militaires tous les cinq ans. De plus, les chiffres communiqués par les autorités chinoises seraient deux à trois fois inférieurs à la réalité des dépenses militaires chinoises selon divers rapports du Pentagone (les estimations de la Rand Corporation sont un peu plus en retrait). D’importantes sommes sont consacrées à l’achat d’armements russes (80 à 90% des importations chinoises) et l’APL a dépassé plusieurs seuils technologiques significatifs. Récemment communiquées, les images satellitales du puissant complexe naval et militaire de Sanya (île de Haïnan, sud-est de la Chine) illustrent l’importance de l’effort militaire chinois (6).

Les fruits des efforts déployés dans le domaine militaire permettent à Pékin de prétendre jouer dans la cour des grands. La Chine accède au nucléaire militaire en 1964 et elle dispose aujourd’hui d’une panoplie de missiles balistiques à courte et moyenne portée ainsi que de missiles intercontinentaux ; la marine chinoise peut procéder à des lancements d’engins depuis des sous-marins (7). Au plan conventionnel, 700 missiles chinois ont été concentrés dans la province du Fujian, face à Taïwan (2000 en 2010 ?). Pékin entend ainsi prévenir les velléités indépendantistes de la Chine nationaliste, voire même se doter des moyens d’envahir l’île (modernisation de la flotte de combat et développement des moyens amphibies).

Dans le domaine naval, les efforts chinois visent à développer une puissante marine de guerre (un porte-avions est à l’étude), marine capable de rayonner dans l’océan Indien et de traduire dans les espaces maritimes la stratégie dite du « collier de perles » (contrôle du couloir maritime qui relie les littoraux de l’Asie-Pacifique au Golfe Arabo-Persique). Second importateur mondial de pétrole, la Chine s’approvisionne largement au Moyen-Orient et entend sécuriser les lignes maritimes qui passent à travers le détroit de Malacca (80% des importations pétrolières en route vers la « Méditerranée asiatique »). Les pétroliers chinois encombrent le Golfe Arabo-Persique et la densité des relations commerciales entre Asie de l’Ouest et Asie de l’Est dessine un nouvel espace géostratégique pan-asiatique dont ne rendent pas compte les représentations géopolitiques héritées de la période précédente (Moyen-Orient, Asie du Sud, Asie de l’Est).

C’est dans le domaine spatial que les progrès sont les plus spectaculaires, tant au plan militaire que civil (voir le vol habité du 15 octobre 2003). La Chine est une puissance spatiale depuis le déploiement d’une constellation de satellites d’observation, à partir de 1970, avec d’importantes retombées militaires ; la volonté de surveiller en continu Taïwan est une puissante motivation de cet effort spatial. Tout en étant partie prenante du projet « Galileo », le GPS européen, Pékin met aussi sur orbite des satellites de navigation (satellites « Beidon ») et pousse les feux dans ce domaine, vital pour le guidage d’armes de haute précision. Le lancement d’une arme antisatellite (ASAT), le 11 janvier 2007, a permis à la Chine d’afficher sa capacité future à mener une guerre asymétrique dans l’espace, éventuellement au moyen de radars lasers, pour tenter de maintenir à l’écart du détroit de Taïwan les forces américaines, en cas d’invasion de l’île (brouillage des satellites américaines et des récepteurs GPS). L’arme antisatellite testée par l’APL est encore sommaire mais elle suffit à la Chine pour rejoindre les Etats-Unis et la Russie dans le club très sélectif des puissances militaires spatiales.

Force est de constater la confiance des Chinois dans leur maîtrise croissante des technologies militaires,  nonobstant l’embargo occidental sur les armes, et leur capacité à venir concurrencer sur ce terrain les puissances installées. Les priorités de la lutte contre l’islamo-terrorisme ont relégué à l’arrière-plan le thème de la « menace chinoise » mais Washington demeure très hostile à la levée d’un embargo sur les ventes d’armes, cette disposition interdisant à Pékin de diversifier ses sources d’approvisionnement. La montée en puissance de la Chine, la volonté affichée de rattraper son retard technologique et militaire sur l’Occident, la dimension identitaire et passionnelle de l’enjeu taïwanais ainsi que les ambitions régionales font de Pékin un adversaire stratégique potentiel qu’il faut d’ores et déjà contenir, notamment dans la concurrence pour l’accès aux ressources énergétiques du Golfe Arabo-Persique et d’Asie centrale.

A l’extrême-ouest de la masse terrestre eurasiatique, les Etats européens ne peuvent se limiter à raisonner en termes de partenariat économique et commercial. La militarisation de la Chine les concerne aussi et ils se doivent d’inciter les dirigeants chinois à choisir la voie du labeur, pour s’insérer pacifiquement dans les réseaux globaux, et à respecter les règles de juste conduite sur le plan international. Evoquer une prochaine levée de l’embargo sur les armes n’irait pas en ce sens et provoquerait à l’intérieur de l’Union européenne de nouvelles lignes de fracture. Ce serait compromettre dangereusement le renforcement des liens entre UE et OTAN et, corrélativement, obérer les chances d’un compromis sur l’Europe de la défense. Subsidiairement, un groupe de haut niveau Etats-Unis/OTAN/UE pourrait travailler à la convergence des représentations géopolitiques occidentales et contribuer à l’harmonisation des politiques transatlantiques vis-à-vis du géant asiatique.

Notes •

(1) Cf. Charles Zorgbibe, « Paris-Taïpei-Pékin : les secrets du triangle », Politique internationale, n° 104, été 2004, pp. 431-444.

(2) Déclaration du 26 janvier 2004.

(3) Chen Shui-bian a comparé ces manœuvres navales aux tirs de missiles effectués par Pékin en 1996, à la veille de la première élection présidentielle taïwanaise.

(4) Wuhan, 27 octobre 2006.

(5) Cf. Frédéric Pons, « Courbette devant Jing Jing », Valeurs Actuelles, 25 avril 2008.

(6) Cf. Isabelle Lasserre, « La Chine construit une base secrète pour ses sous-marins », Le Figaro, 2 mai 2008.

(7) Cinq sous-marins Jin, de type 094, équipés de missiles à longue portée (8000 km) devraient être déployés à Sanya d’ici 2010.