1er juillet 2008 • Opinion •
La présidence française de l’Union européenne s’ouvre sur les séquelles du non irlandais. Pour la troisième fois en trois ans, un peuple a démocratiquement dit non à l’Europe. Chacun diagnostique une défiance grandissante des populations à l’égard de Bruxelles, chacun pointe le « déficit démocratique », l’insuffisance de l’ « effort de pédagogie » de la part d’institutions européennes jugées lointaines. Cela suffit-il à expliquer la sanction systématique que les peuples infligent désormais à tout projet communautaire ? L’Union européenne « a un problème » avec les peuples européens et un peu plus ou un peu moins de communication n’y changera rien. Que lui manque-t-il donc pour se faire accepter comme structure politique légitime dont l’existence ne serait pas périodiquement remise en cause par les citoyens européens ?
Il lui manque ce qui fait le mystère complexe des identités collectives : l’adhésion impensée, mi-apprise mi-affective, donnée comme l’évidence d’un cadre de vie, de culture et de pensée, à un corpus d’idées, de coutumes, de codes et de reconnaissances. Il lui manque qu’il pense à elle quand un Européen dit qui il est. Equilibre indéfinissable, et finalement jamais à l’équilibre, entre l’évidence et l’attachement, mais qui seul permet à l’institution politique, quelle qu’elle soit, de fonder sa légitimité et sa pérennité. Il lui manque ceci que Paul Valéry tentait de décrire ainsi : « Au fond, il n’y a pas de gouvernement possible sans une doctrine quelconque acceptée sincèrement (c’est-à-dire inconsciemment) par tout le monde. Le gouvernement sans « cela » est une acrobatie ridicule. Et « cela » sans gouvernement existe tout de même et survit ».
« Cela » est ce qui manque obstinément à l’Union européenne. Et d’abord parce qu’elle n’a pas su négocier son virage politique et se débarrasser de sa nature historiquement technocratique. Quelque part dans le courant des années 1990, entre la chute du mur de Berlin, le traité de Maastricht, le drame yougoslave et le processus d’intégration des pays d’Europe de l’Est, elle a échoué à se muer en institution politique légitime de plein exercice. Entre le temps de la Commission Delors et celui de la Commission Barroso, tout a changé en Europe et dans le monde, et les institutions communautaires sont demeurées des « machines ».
La construction européenne est encore vécue, et souvent présentée par ses promoteurs, comme un « projet » et non comme un fait établi dans la vie des Européens. C’est aux élites européennes désormais de faire le premier pas, en se souvenant enfin que l’Europe n’est pas un concept, qu’elle a une géographie, qu’elle est plongée dans l’histoire, qu’elle est au service d’êtres concrets et identifiés, les Européens. Le temps de l’Europe aux mains blanches mais sans mains doit passer si l’on veut que les peuples y adhèrent sincèrement.
Alors que faire ? Nicolas Sarkozy y insiste avec raison, faire de la politique. Et de ce point de vue les priorités retenues de la présidence française sont plutôt satisfaisantes : environnement, énergie, immigration sont, parmi d’autres, des champs d’action où des coopérations européennes paraissent avantageuses et qui sont sensibles aux cœurs des populations. Faut-il pour autant attendre des miracles d’une présidence de six petits mois, qui aura à gérer les suites du non irlandais et pilotée par un président tous azimuts qui irrite plus qu’il fascine ses partenaires ? Evidemment non. Mais si la présidence française est l’occasion pour les partenaires européens de donner une impulsion nouvelle à leur action sur des thèmes à forte teneur politique et qui rencontrent les attentes des peuples, elle ne sera pas vaine.
Mais c’est sur le long terme que l’Europe doit travailler à retisser les liens avec les peuples européens. C’est à une œuvre de longue haleine qu’il faut l’inviter. Le temps, à l’évidence, sera le meilleur agent pour refonder la légitimité d’une appartenance et d’une reconnaissance aujourd’hui écornées, pour faire que l’Europe soit enfin aux yeux des peuples ce qui est et non une construction sans cesse en devenir. Comme le suggère Hubert Védrine, il convient qu’elle mette fin à son obsession constitutionnelle pour ouvrir les chantiers concrets d’une action dans laquelle les peuples se reconnaîtront et lui reconnaîtront une légitimité. Il n’y aura pas d’Europe sans « cela ».