« Quand la culture européenne rejette son identité, les citoyens n’ont aucune raison de s’identifier à elle »

Entretien avec Jean-François Mattéi, philosophe, membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More depuis

3 juin 2009 • Entretien •


A quelques jours du 7 juin, date des élections au Parlement européen qui ne parviennent pas à intéresser les populations européennes, l’Institut Thomas More propose de prendre un peu de hauteur et d’offrir une lecture culturelle de ce désenchantement. Pour se faire, nous nous adressons au philosophe Jean-François Mattéi, membre de l’Institut universitaire de France, professeur à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et professeur émérite à l’université de Nice-Sophia Antipolis. Auteur de plusieurs ouvrages de référence sur Platon, il s’est fait connaître d’un plus large public grâce à ses livres La Barbarie intérieure (PUF, 2004) et Le regard vide. Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Flammarion, 2007). Il est membre du Conseil d’orientation de l’Institut Thomas More depuis 2004.


Votre livre Le regard vide, paru en 2007, diagnostiquait « l’épuisement de la culture européenne » qui conduisait naturellement à son effacement progressif de la scène du monde. L’exercice, très politique et très volontariste, de la présidence française de l’Union européenne au second semestre 2008 a-t-il été de nature à infléchir votre analyse ? L’ambition affichée de Nicolas Sarkozy de « repolitiser l’Union européenne » est-elle la bonne méthode pour raviver le regard que l’Europe porte sur le monde ?

Cette notion d’« épuisement » de la culture de l’Europe, présente chez Paul Valéry dans La Crise de l’esprit en 1919, a été déclinée sur tous les tons par un grand nombre de penseurs, parmi lesquels Albert Camus, Thomas Mann, Hannah Arendt ou George Steiner. Elle est le symptôme, effectivement, de l’effacement progressif de l’Europe de la scène internationale du fait des deux guerres mondiales, de la décolonisation et, surtout, d’un manque de confiance des élites européennes dans leur propre destin. Le déclin de la culture a suivi le déclin de la politique comme si l’Europe n’avait plus aucune autorité sur le monde, et d’abord sur elle-même, mettant en cause ses principes fondateurs dans tous les domaines.

La question centrale est donc bien celle de la volonté des dirigeants, mais aussi celle des citoyens européens, de retrouver leur identité perdue après les échecs des idéologies que l’Europe avait produites et le renoncement des démocraties dont témoigne Munich. Le fascisme, le nazisme et le communisme se sont ainsi effondrés après avoir divisé l’Europe et malmené les principes culturels, politiques et religieux qui l’avaient formée au cours des siècles précédents. L’ambition de Nicolas Sarkozy, lors de sa présidence de 2008, me paraît en conséquence tout à fait justifiée. Mais elle s’est heurtée, et se heurte toujours, d’une part au fait que la Présidence de l’Europe est tournante, d’autre part au manque d’enthousiasme des peuples européens à se reconnaître dans l’Europe qu’on lui propose.

Comment faire pour que l’Europe soit enfin, aux yeux des populations européennes, autre chose qu’une machine froide et lointaine ?

Tout dans l’histoire humaine est une question de reconnaissance : la reconnaissance de la dignité de l’être humain, au croisement des enseignements de Platon, des stoïciens et de St Paul, et donc de l’hellénisme et du christianisme ; la reconnaissance de la dignité de l’esclave, de celle de la femme, de celle du malade et du fou, de celle même du criminel qui a droit à une défense équitable ; mais également la reconnaissance de la civilisation qui a fait d’un sauvage, et parfois d’un barbare, un homme. Ne cherche-t-on pas aujourd’hui à reconnaître les crimes de l’esclavage, les excès du colonialisme, les perversions du nazisme, ou la démesure des idées européennes devenues folles, pour reprendre l’expression de Chesterton ?

Il faudra donc bien reconnaître l’identité de civilisation de l’Europe, non seulement comme l’ont fait tous les créateurs européens, qu’ils soient politiques, artistes, savants et penseurs, et l’assumer en définissant un projet commun. Or, l’Europe n’est aujourd’hui qu’un « machin », comme disait le Général de Gaulle de l’ONU, c’est-à-dire une coquille vide. Pour le dire autrement, ce que l’on appelle encore du vieux nom d’« Europe » faute d’avoir trouvé une dénomination nouvelle, est une entité juridique purement procédurale qui se prive, dans son existence effective qui est l’existence concrète des hommes réels, de tout contenu substantiel. Tant que l’Europe ne prendra pas conscience, non seulement de son héritage, mais de son rôle historique à venir, elle ne sera qu’une extension mécanique de pays différents privée de toute compréhension.

La crise frappe durement l’Europe, qui peine à formuler une réponse coordonnée. La solidarité est mise à rude épreuve, ou plutôt elle ne joue guère. N’est-ce pas un signe de plus de la très grande difficulté à faire émerger un sentiment d’appartenance commune ?

Il est difficile de dégager, et surtout d’éprouver concrètement, un sentiment d’appartenance commune quand personne n’est d’accord sur ce qui définit l’Europe. Est-elle une entité géographique en tant que « petit cap du continent asiatique », selon le mot de Nietzsche repris par Valéry ? Est-elle l’héritage des cultures grecque et romaine, des religions juive, chrétienne et musulmane, ainsi que de la rationalité critique des Lumières, en bref, est-elle encore la terre de l’humanisme ? Est-elle, plus banalement, une zone économique de libre-échange ouverte à tous les pays qui veulent y adhérer ? En son temps, Jacques Chirac avait dit et répété qu’à ses yeux, l’Europe n’avait aucune identité géographique ou historique, ce qui revenait à nier sa spécificité dans l’espace et dans le temps. Or, ce sont bien l’aire géographique et la durée historique d’un peuple qui définissent sa civilisation comme ce fut le cas en Égypte ou en Chine.

On peut toujours gloser sur l’identité ou la non-identité de l’Europe, ce qui reste de l’ordre d’un problème virtuel. Mais la crise qui l’affecte aujourd’hui est bien réelle. Il faut donc apporter des réponses véritables à cette crise qui n’est pas seulement économique, mais politique et culturelle. S’il n’y a pas de véritable solidarité entre les Européens, qui continuent à porter ce nom tout en se désintéressant de la nature de l’Europe, il n’y aura pas de réponse commune à ce qui les affecte. Un individu ne peut affronter les difficultés de la vie que s’il sait qui il est et où il se trouve : un amnésique privé de son passé et de son identité n’a pas plus de présent qu’il n’a d’avenir.

Comment analysez-vous l’indifférence manifestée par les citoyens à l’égard des élections européennes du 7 juin prochain ?

Selon toutes les enquêtes d’opinion, cette indifférence générale affecte tous les pays de l’Union, qu’ils soient récemment intégrés ou non. Il est paradoxal que les peuples européens se sentent de moins en moins concernés à mesure que l’Europe développe ses institutions et régit notre vie de tous les jours, serait-ce parfois dans les moindres détails. Il est tout aussi paradoxal que, plus l’Union européenne accroît ses membres, passant des pays fondateurs du Traité de Bruxelles en 1948, la France, l’Allemagne et le Bénélux, aux six pays de la CECA en 1951, puis, de proche en proche, à vingt-sept pays, moins les Européens se sentent citoyens de cette Union-là. L’Europe n’a toujours pas de constitution et les projets mort-nés se sont avérés incompréhensibles pour les citoyens ordinaires.

Ils ne définissaient d’ailleurs pas réellement l’Europe, refusant aussi bien les racines chrétiennes que la source grecque ou même les traditions historiques de ses peuples. En témoignent les billets de banque de l’euro (un terme qui n’est d’ailleurs pas un nom de monnaie, mais un préfixe utilisé par des termes synthétiques comme Eurosport ou Euromarché) : on n’y trouve aucun visage d’artistes, de savants ou de penseurs, pas plus que d’œuvres d’art, comme si l’économie avait fait son deuil de la culture. Si les portes et les ponts représentés sont tous virtuels, que l’on ne s’étonne pas que l’Europe soit également virtuelle : quand une culture rejette son identité, les citoyens n’ont aucune raison de s’identifier à elle. Une dernière preuve de cette identité fantomatique : le traité de Lisbonne du 13 décembre 2007 a renoncé au terme de « constitution », et, plus symboliquement, au drapeau de l’Union, à son hymne, l’Hymne à la Joie de Schiller et de Beethoven, à sa devise « Unie dans la diversité », à sa fête le 9 mai, et même, ce que l’on oublie, à l’affirmation officielle selon laquelle l’Euro est la monnaie de l’Union !

Ces élections semblent aussi être l’occasion pour l’extrême gauche de consolider sa présence dans le paysage politique français autour de 12% selon les derniers sondages. Dans plusieurs pays européens, de nouvelles formes de radicalité émergent. Qu’est-ce que cela dit de l’état de santé de nos sociétés européennes ?

La radicalité, qu’elle concerne l’extrême-gauche ou l’extrême droite, est une pathologie qui affecte tout organisme politique dès qu’il devient étranger à lui-même. On croit souvent que les désordres politiques et sociaux sont dus à l’affirmation excessive de l’identité d’un peuple ou aux « replis identitaires » d’une communauté. C’est une erreur. Les violences qui affectent un pays, au point d’entraîner une guerre civile comme on le voit en Grèce dans La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, proviennent d’une perte de son identité qui interdit aux citoyens de se reconnaître mutuellement. Quand on ne sait plus qui l’on est, et à quel ensemble auquel on appartient, les liens d’appartenance étant défaits, la violence devient la seule mesure reconnue. Que l’on pense à la République de Weimar, entre 1919 et 1933, qui va se décomposer pour laisser la place à Hitler faute d’avoir affirmé sa nature démocratique et d’avoir permis aux Allemands de s’identifier à leur citoyenneté. La radicalité prend alors la forme d’une identité de substitution.

Actuellement, dans nombre de pays européens, la radicalité d’extrême gauche, comme en France, ou d’extrême-droite, comme aux Pays-Bas, se consolide clairement. Elle se manifeste par une perte de repères nationaux et, plus largement, européens, qui les entraînent dans des programmes populistes et des violences verbales à défaut encore de violences physiques. Faute d’une identité civique réelle et partagée, les extrêmes endossent alors les identités illusoires des idéologies. Or les idéologies sont les poisons des sociétés.

La question de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne a été ravivée par le président Obama lors de sa tournée en Europe au début du mois d’avril. Nicolas Sarkozy répète qu’il y est opposé, mais les négociations d’adhésion suivent leur cours (certes lent) à Bruxelles. Quelle lecture intellectuelle faites-vous de cette ambition d’intégrer la Turquie à l’ensemble européen ?

La proposition d’intégrer la Turquie dans l’Union européenne est à la fois paradoxale et logique. Paradoxale géographiquement, car on ne voit pas la raison d’intégrer les quelque 70 millions d’habitants d’un pays situé à 97% en Asie : l’Europe, « petit cap du continent asiatique », aurait-elle vocation à absorber dans sa seule pointe cet immense continent ? Paradoxale historiquement, car depuis le XIVe siècle l’Empire ottoman a occupé la Grèce, les Balkans, la Hongrie et d’autres pays d’Europe sans pourtant s’identifier, ni par la culture ni par la religion, à elle. Certes, elle a cherché à se rapprocher de l’Occident depuis la seconde guerre mondiale en se joignant à l’OTAN, à l’OCDE, à l’OSCE, puis au Conseil de l’Europe et au G20 tout en étant candidate depuis 1963 à la Communauté économique européenne. Mais suffit-il qu’un pays extérieur géographiquement à l’Europe demande à faire partie de l’Union pour que sa candidature soit justifiée ?

Pourtant cette proposition est logique dans la mesure où les instances européennes n’étant pas assurées de la nature de l’Europe, et ne ses posant d’ailleurs pas la question, peuvent élargir indéfiniment l’Union à la Russie, qui fait partie du même continent, mais aussi au Maroc, à l’Algérie ou à la Tunisie qui n’en sont guère loin, de l’autre côté de Mare nostrum. Le 25 mai 2009, Carl Bildt, ministre des Affaires étrangères de Suède, dont le pays assumera en juillet la présidence de l’Union européenne, prend comme argument pour soutenir l’adhésion de la Turquie la possibilité qu’elle soit « un facteur de réconciliation avec le monde musulman ». Il ne cherche pas à définir sous le terme d’« Europe », une entité politique et culturelle ancrée dans la géographie et dans l’histoire. Il se contente de définir négativement son identité dans l’opposition virtuelle avec « le monde musulman », reprenant implicitement l’hypothèse de Samuel Huntington dans Le choc des civilisations.

À vous qui vous définissez comme un Méditerranéen, le projet d’Union pour la Méditerranée porté par la France paraît-il aller dans le bon sens ? Observez-vous une réelle vision politique, géopolitique ou de civilisation dans ce projet ?

Quand Nietzsche se définissait comme « un bon Européen », il pensait notre civilisation à partir du monde méditerranéen, depuis sa source gréco-romaine, au point d’en appeler, pour sauver l’Europe, à ce qu’il nommait « la pensée de Midi ». Comme on sait, l’expression sera reprise par Camus à la fin de L’Homme révolté pour mettre en cause les excès de « l’ignoble Europe » qui a échangé la terre de l’humanisme contre celle des camps d’extermination. Or, aujourd’hui, dans une Europe réduite à un marché économique et financier, c’est la culture européenne, née dans l’espace méditerranéen, qui est menacée de disparition. On sait que le principe constamment réaffirmé par la Commission de Bruxelles est que la culture divise alors que l’économie rapproche. Que l’on ne s’étonne donc pas que l’Europe technocratique actuelle soit indifférente au projet avorté d’« Union méditerranéenne » devenu « Union pour la Méditerranée » qui risque de renouveler, déjà sous l’angle budgétaire, l’échec du processus de Barcelone.

Le projet de Nicolas Sarkozy, en dépit du coup d’arrêt de l’Allemagne, allait dans le sens d’une réappropriation de l’Europe à elle-même, c’est-à-dire aux principes qui ont fait de l’Europe ce qu’elle doit être : le territoire de la civilisation. Qu’on le veuille ou non, la civilisation est une, comme l’homme est un, ce que reconnaît la Déclaration universelle de 1948 ans son affirmation unitaire des droits de l’homme. Tant que les dirigeants européens ne reconnaîtront pas leur héritage humaniste qu’il s’agit de revivifier afin de mieux le partager, bref, tant qu’ils feront passer la culture de la civilisation européenne, qui en est le cœur, après les intérêts économiques immédiats dans une perspective géopolitique faussée, l’Europe échappera aux Européens et, finalement, perdra son âme.

Dans le cadre de l’Union pour la Méditerranée, quel contenu tangible faut-il donner au dialogue interculturel pour qu’il soit autre chose qu’un sujet de colloque ? Si l’Europe se refuse à elle-même une identité, qu’a-t-elle à partager ?

J’ai suffisamment participé à des entretiens internationaux sur l’Europe ou sur la Méditerranée, et, bien entendu, sur la culture occidentale, pour avoir conscience que ces questions sont d’abord pour les conférenciers et pour le public, des sujets de colloque. Il s’agit donc, en un sens, d’un jeu rhétorique qui tire d’autant moins à conséquence que tous les participants ont bonne conscience : on saluera l’esprit méditerranéen des Grecs, des Romains et des Alexandrins, on rappellera l’importance des trois religions monothéistes, on n’oubliera pas l’influence arabe d’Andalousie, on invoquera avec respect Athènes et Jérusalem, auxquelles Victor Hugo ajoutait Paris ! Mais la culture n’est pas plus un hommage convenu au passé des peuples que la politique n’est la célébration obligée des principes démocratiques.

Il s’agit d’effectuer le véritable partage, au niveau des citoyens, des artistes, des créateurs, des chercheurs et des enseignants, de ce qui rapproche les peuples de la Méditerranée et, plus largement encore, d’Europe, en dépit de leurs différences. Les pays méditerranéens ont tous en commun cette « pensée de Midi » que leurs œuvres, et non seulement la mer ou le soleil, expriment dans un humanisme qui leur est devenu naturel, même s’il a été durement conquis. Mais il leur faut encore reconnaître cette identité paradoxale qui est tissée d’altérités dans leur vie quotidienne. Il n’y pas de recette magique. C’est aux responsables politiques, d’abord, de prendre conscience de l’unité de cette conscience européenne et d’en imposer les principes sans les diluer dans le melting pot de la mondialisation. Les hommes de culture, pour leur part, auront toujours à rappeler que cette mondialisation, irrésistible aujourd’hui et pour toujours, n’a été possible dans le passé, et ne sera souhaitable à l’avenir, que dans la mesure où la Méditerranée, puis l’Europe, ont réussi à constituer un monde. Celui de la civilisation.