Demain, la fin des exceptions françaises

Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More

 

Septembre 2009 • Analyse •


Article publié dans le N°50 de la revue Géoéconomie.


Longtemps la France s’est conçue comme une nation exceptionnelle. La généalogie de ce sentiment mériterait d’être établie une bonne fois pour toute mais force est de constater que, de la nation des droits de l’homme de 1789 à « la princesse des contes et la madone aux fresques des murs » célébrée par le général de Gaulle, les Français et leurs dirigeants se sont accoutumés à leur singularité proclamée. L’« exceptionnalisme », récemment diagnostiqué par l’universitaire américain Ezra Suleiman dans ses Schizophrénies françaises, serait leur norme, sorte de mythe décliné en autant d’« exceptions françaises » que de besoin. Soit, mais qu’est-ce qu’un mythe précisément ? Un récit fondateur, une illusion, une geste qui façonnent l’histoire, qui fabriquent de la politique, du consensus social, de l’homogénéité culturelle… Il n’est pas aisé de s’en passer.

Chacun constate pourtant que quelque chose craque et change dans notre pays : un modèle, une vision, une posture, une culture, on ne sait, mais on voit venir la fin d’un cycle. Du bas au haut de l’échelle, on a cessé en France de se faire « une certaine idée de la France », et – hasard de l’histoire ? – Nicolas Sarkozy incarne ce moment. Qu’il s’agisse de la place de la France dans le monde, de son organisation sociale ou du modèle républicain, son quinquennat se présente déjà comme celui de la rupture et du début de la fin des exceptions françaises.

La fin d’une « voix singulière » dans le monde

« Historiques » : selon le président de la République lui-même, tels furent la présidence française de l’Union européenne du second semestre 2008, la réunion du G20 de Londres et le sommet de l’Alliance atlantique de Strasbourg et Kehl au début du moi d’avril de cette année. Sûr de ses résultats en matière de politique internationale, Nicolas Sarkozy affirme que la France est de retour en Europe et dans le monde.

Ses contempteurs l’accusent pourtant de « brader l’héritage » lorsqu’il réintègre l’OTAN, dessine les contours d’une politique moins pro-arabe que celle de ses prédécesseurs ou lorsqu’il paraît aligner son discours sur celui des Etats-Unis. Il l’a dit lui-même, il est parfaitement en ligne avec le président Obama sur tous les dossiers internationaux – seule la question de l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne serait l’objet d’un désaccord entre eux. « Sarkozy l’Américain » s’attaquerait à tous les dogmes de la politique étrangère traditionnelle de la France. Vraies ou fausses, ces accusations sont le signe de référents, presque de réflexes, qui modèlent puissamment les mentalités françaises. Il n’y a pas si longtemps, en 2005 encore, la France entière faisait chorus autour de ses dirigeants pour dénoncer l’intervention américaine en Irak et frémissait d’aise aux applaudissements planétaires qui accompagnaient sa nique à « l’empire »…

Cette vision d’une politique internationale singulière mériterait pourtant une analyse serrée. Sur le Moyen-Orient : c’est oublier que la France fut lors de la création de l’Etat d’Israël l’un de ses principaux soutiens politiques, diplomatiques et militaires. Sur l’OTAN : c’est oublier que la France est membre fondateur de l’Alliance, qu’elle a accueilli son siège sur son sol au moment de sa fondation et pendant presque vingt ans et qu’aujourd’hui encore elle en est l’un des premiers contributeurs. Elle n’a pas, avec Nicolas Sarkozy, « réintégré » l’OTAN – puisqu’elle ne l’avait jamais quittée –, elle y a repris une place pleine et entière.

Alors, si l’on admet que le quinquennat en cours marque une rupture, d’où vient-elle ? De ce que Nicolas Sarkozy, président jeune et peu embarrassé du poids de l’histoire et de ses représentations, admet que la France est bel et bien une « puissance moyenne » et agit en conséquence. Le mot qui choqua tant en 1975 dans la bouche du président Giscard d’Estaing, sans le dire mais sans gêne, le président actuel le fait sien. François Mitterrand, par sa hauteur, et Jacques Chirac, par une posture, purent faire illusion, mais la baisse de l’influence globale de la France dans le monde n’est pas un phénomène nouveau…

Par un faisceau de causes complexes, certaines tenant à elle-même, d’autres au mouvement de redistribution des cartes de la puissance à l’échelle mondiale, la France n’a plus les moyens (et pas seulement financiers) de son discours. Le magister de la parole (à quoi se réduisait le chiraco-villepinisme des années 2004-2005) ne suffira, pas plus demain qu’hier, à imposer une vision, une politique, un leadership. Et le substitut européen, fondé sur un soft power tenant lieu de stratégie, n’est pas prêt de lui donner le surcroît de puissance qui lui manque. Nicolas Sarkozy est-il responsable de cet état de fait ? Ce serait trop simple. Président sans nostalgies, il est en train de metre fin à cinquante années d’un rêve de grandeur à bout de souffle…

La fin du « meilleur modèle social » du monde

Plongeant ses racines dans l’entre-deux guerres, forgé dans la belle unité – mythifiée au fil des décennies… – du Conseil National de la Résistance et du dirigisme d’après-guerre, consolidé par un gaullisme volontiers paternaliste et trente années d’interventionnisme quasi constant, le modèle social français, égalitaire et redistributeur, n’en finit pas de ployer sous les dettes et la lourdeur de ses mécanismes usés. Efficace pendant les Trente glorieuses, il paraît pourtant bien mal adapté aux nécessités du temps de la mondialisation. Et s’il a repris, aux yeux de certains, un peu de couleurs face à la crise déclenchée à l’automne 2008, il serait bien illusoire de le croire sauver d’affaire… aussi illusoire que de croire que le monde de « l’après crise » sera radicalement différent du précédent.

Fondé sur le dogme de l’égalité, mais surtout nourri pendant trente ans par une démographie généreuse, notre modèle social a longtemps passé – aux yeux des Français surtout – pour le « meilleur du monde ». Trente ans après la fin des Trente glorieuses, qu’en reste-t-il ? Une assurance maladie qui s’enfonce mécaniquement, du fait de l’allongement de la durée de la vie, dans des abîmes de déficits (autour de 20 milliards annoncés pour 2009) ; un système de retraite par répartition logiquement plombé par l’arrivée des baby boomers à la soixantaine ; une assurance chômage coûteuse et un chômage structurel autour de 8% ; un système de négociation sociale archaïque qui met autour de la table des partenaires sociaux qui ne représentent tout simplement plus les salariés. Tout le pacte social, né il y a soixante ans, vacille et c’est une « société de défiance », fragmentée et conflictuelle, qui se dessine sous nos yeux. Résultat ? « Appauvrissez-vous par le chômage et la dette publique ! », conclue Nicolas Baverez en paraphrasant Guizot…

Là encore, Nicolas Sarkozy, « président ultralibéral », apparaît à ses détracteurs et ses adversaires comme le grand ordonnateur d’un démantèlement odieux. Excès d’honneur autant que d’indignité… La démographie et la mondialisation conjuguent bien plus fortement leurs effets pour ébranler les bases d’un système qui convenait à une société française unitaire et homogène depuis longtemps révolue. Si le besoin de protection semble toujours aussi fortement manifesté par les Français et si ce besoin passe toujours à leurs yeux par l’Etat, l’individualisme triomphant et le « repli sur la tribu » rendent douteuse la pérennité d’un modèle dont, tout le montre, les ressorts sont rompus.

La fin du modèle républicain

Car, puisqu’il faut en France toujours porter son regard au haut de la pyramide, c’est bien le modèle politique, le modèle d’organisation et de représentation politique de la nation, qui est en crise. Et là encore, malgré ce qu’en dit un Emmanuel Todd ou ses contempteurs les plus acharnés, Nicolas Sarkozy incarne d’avantage le moment qu’il ne l’inspire, qu’il ne l’agit. Ses positions sur la laïcité ou le communautarisme sanctionnent un état de faits bien d’avantage qu’elle ne le crée. Il ressemble à l’époque, il ne la fait pas. La France, Etat-nation par excellence, nation bâtie par son Etat – seul prescripteur de l’identité politique –, modèle républicain rigide et longtemps efficace, est en train de perdre de vue l’image qu’elle se faisait d’elle-même. Avec la fin de la conscription et la crise de l’école, la République a perdu son creuset. Avec la montée des communautarismes et des revendications identitaires, c’est son unité qui est remise en cause. Le citoyen, l’Etat, la République : une trinité française qui s’étiole…

La société fragmentée et individualiste, dans laquelle chacun choisit son ou ses appartenances, est-elle encore cette communauté de citoyens « libres et égaux en droit » que présuppose une République ? La République réclame l’unité, le socle partagé, au sens strict, le lieu commun. La société contemporaine tend-elle à cela ? Le défi de la modernité est au contraire celui du métissage et de la diversité. C’est la question du lien politique qui unit les citoyens entre eux et qui les lie à la nation qui est ici posée. La lente émergence d’identités de substitution (régionales, communautaires, sociales, « de quartier », etc.) érode à n’en pas douter un système qui tirait sa force de sa capacité à fabriquer de l’unité.

C’était l’Etat qui avait la charge de veiller sur la flamme sacrée de cette unité – un Etat aujourd’hui affaibli et dont l’autorité est désormais sérieusement remise en cause dans certains quartiers ou à l’école. Alain Finkielkraut a raison de voir dans la crise de l’école beaucoup plus que le malaise d’un service public. C’est la « fabrique du citoyen » qui est aujourd’hui malade, c’est la capacité qu’a l’Etat de créer la cohésion et l’homogénéité nécessaires à l’équilibre politique de la République.

République au final remise en cause par le double mouvement que nous décrivons – effacement de la figure du citoyen et affaiblissement de l’Etat – et par l’apparition de pratiques et de revendications qui écornent de plus en plus sérieusement son premier fondement, la laïcité. Originellement « régime de combat », la République fabriquait de l’unité politique par le rejet de la sphère publique de toute manifestation du fait religieux et l’indistinction des origines ou des appartenances des individus. L’accélération des « affaires », de celle du foulard en 1989 à celle de la burqa cette année, montre à quel point elle est de plus en plus sur la défensive. Rêve d’unité, la République fait de moins en moins l’unanimité.

On le voit, tous les fondements de l’« exceptionalisme » français, qui firent la France de ces soixante dernières années comme elle est et comme les Français la regardent, sont en crise. Une crise qui préexistait à Nicolas Sarkozy mais que le président semble prêt à accompagner – en cela seul réside sa différence avec ses prédécesseurs.