Identité nationale · L’Europe a-t-elle sa place dans le débat ?

Compte-rendu de la Rencontre de l’Institut Thomas More du 27 janvier 2010, à Paris

4 février 2010 • Événement •


Le 27 janvier 2010, l’Institut Thomas More organisait à Paris un débat sur le thème de l’identité nationale et de l’identité européenne avec Pierre Manent, directeur d’études à l’EHESS (Paris), auteur notamment de La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe (Gallimard, 2006) et Jean-Louis Bourlanges, ancien député européen, professeur associé à l’Institut d’Études Politiques de Paris. Le Figaro publie l’essentiel de leurs interventions dans ses pages Opinions du jeudi 4 février 2010.


La question de la nation est trop importante pour être mal posée

Pierre Manent

Comment ne pas être frappé par l’absence de toute référence à l’Europe dans ce débat sur l’identité nationale ? Chaque fois qu’un sujet est sensible, ou qu’une question est urgente, l’Europe disparait derrière l’horizon. On l’avait observé lors de la crise des banlieues il n’y a pas si longtemps. On le voit aujourd’hui à l’occasion de la crise économique et financière. L’Europe n’est pas présente à la conscience comme un référent immédiat auquel se reporter lorsque des enjeux paraissent décisifs. On ne voit l’Europe que lorsqu’il fait beau. Pourquoi ? La raison principale est sans doute que le débat sérieux sur l’Europe et la nation n’a pas vraiment commencé. L’opinion majoritaire a longtemps postulé que les nations allaient disparaitre naturellement pour faire place tout aussi naturellement à un corps politique nouveau. Sous les vieux pavés usés des nations : la plage de l’Europe. L’opinion souverainiste, très minoritaire, étant au contraire qu’entre les nations et l’Europe, il y a incompatibilité essentielle. Ni les uns ni les autres ne voient l’articulation entre les nations et l’Europe comme un problème à résoudre et d’abord à poser. Donc les citoyens ne pensent à l’Europe que lorsqu’ils ne pensent pas à leur nation, ce qui devient de plus en plus rare. Quant au débat sur l’identité nationale il est mal parti parce qu’il est codé. La notion d’identité est surtout une notion parfaitement inutilisable pour aucun bon propos politique. Cette notion est entrée récemment et puissamment dans le langage politique. Elle signale un changement profond dans la manière dont nous concevons le politique. Elle signale la dépolitisation du politique. L’identité » désigne « ce que sont » les individus et les groupes. Auparavant, les identités étaient le point de départ, ce à partir de quoi l’action politique allait se produire, une action politique capable de transformer les identités diverses en « chose commune ». Aujourd’hui, les identités sont le point d’arrivée : on attend, on réclame de l’ordre politique qu’il les protège telles qu’elles sont. L’espace public est envahi par les identités parce que la synthèse par l’action politique ne se fait plus. Parce que la confiance dans la synthèse politique dont la nation était le cadre est perdu.

La notion d’identité est indéfiniment plurielle. Il y a autant d’identités qu’il y a d’individus et de groupes. Et les identités sont en concurrence permanente puisqu’elles ont toutes le même droit. Pourquoi accorder le moindre avantage à l’identité nationale sur l’identité régionale ou sur l’identité européenne ? Ou sur toute autre identité puisque les identités sont en somme en révolte contre la nation qui a été jusqu’ici le cadre de leur synthèse ? Pourquoi le citoyen musulman devrait il préférer l’identité nationale à l’identité musulmane ? En clair : ou on reconnait que les identités sont égales, et il n’y a pas de problème et il n’y a rien à dire ; ou on souhaite donner quelque avantage à l’une d’elles – ici, manifestement, à l’identité nationale – et c’est impossible car les identités sont nécessairement égales.

La question de la nation est trop importante pour être si mal posée. La question de la nation n’est pas celle de son identité, mais celle de son existence. Désirons nous que notre nation continue d’exister, qu’elle reste le cadre principal de notre vie commune et de notre vie personnelle ? Pensons nous que le cadre nationale reste légitime et porteur d’un avenir ? C’est à ces questions qu’il faut répondre d’abord. Et c’est après cette réponse qu’il sera possible de poser de manière pertinente les autres questions : celle de l’immigration, celle de l’Europe, celle de la mondialisation.

Or, dans le débat européen, cette question primordiale a été laissée en déshérence.

Nous n’avons jamais formulé franchement la question de savoir si oui ou non dans l’Europe que nous construisons, les nations gardent un sens politique et humain durable. Dans un petit livre intitulé La raison des nations. Réflexions sur la démocratie en Europe, j’ai tenté de défendre la thèse suivante : d’une part, la nation constitue le cadre naturel, sans doute irremplaçable, de la vie démocratique ; d’autre part, viser une action commune européenne est une perspective légitime et naturelle pour les nations européennes. Perdurer dans notre être national tout en continuant une aventure européenne qui a été longtemps l’axe de la vie du monde, tel me parait être notre feuille de route.

J’ai mentionné ces trois grands problèmes de l’immigration, de l’Europe et de la mondialisation que nous avons tant de peine à poser franchement et en termes politiquement pertinents. Mon pari ou plutôt mon espérance est que la nation reste le cadre dans lequel ces problèmes peuvent être posés et raisonnablement maitrisés. Si elle s’en montre incapable, son avenir sera bien compromis. Mais nous ne saurons pas si nous en sommes capables ou non avant d’avoir essayé.

En fin de compte, la question est de savoir si les différentes nations européennes ont encore en elles assez de force pour – chacune pour son compte et dans une action commune avec les autres nations européennes -, relever les défis que le monde extérieur leur présente. Ce monde extérieur qui regarde l’Union Européenne comme un syndicat d’impérialistes décadents qui font vertu de leur impuissance. Nous ne les ferons mentir que si nous savons accrocher les nations à l’Europe et l’Europe aux nations.

Existe-t-il une identité européenne ?

Jean-Louis Bourlanges

Il est sans doute intéressant de réfléchir à l’identité nationale mais à la condition d’admettre que cette réflexion se présente nécessairement comme un bilan plus que comme un projet, qu’elle nous dit ce que nous sommes mais ne comporte en elle-même aucun élément prédictif ou normatif. L’histoire est un héritage tandis que la politique est une création.

Quels sont les éléments de notre identité ? J’en distinguerai trois, sans prétendre à l’exhaustivité. D’abord la primauté de l’Etat, car en France le pouvoir politique, celui des Capétiens, est antérieur à la nation qu’il a d’ailleurs créée : sans Etat, pas d’édit de Villers-Cotterêts, pas de langue nationale. Le deuxième élément, c’est le culte de la grandeur ou, pour être plus exact, de la suprématie mondiale qui hante la conscience française depuis Louis XIV. La date pivot est à cet égard 1763, le traité de Paris et la perte de l’hégémonie au profit des Britanniques. Depuis lors, de Choiseul à Dominique de Villepin, en passant par les deux Napoléon et par le général de Gaulle, on court après ce qui semble être notre dû, la première place au monde, et nous nous situons dans une relation de contestation par rapport à la puissance usurpatrice, Royaume-Uni au XVIIIe siècle, Etats-Unis. Il y a là une vraie névrose qui nous vaut une aura fragile du côté du tiers-monde et une bonne dose de circonspection de la part de nos partenaires. Nous entretenons une relation schizophrénique avec les Etats-Unis, allié nécessaire et rival abhorré.

Troisième élément, le poids de la terre, le malthusianisme, le différé de l’exode rural, la conquête précoce du pouvoir politique par les paysans et leur obstination, grande différence avec le modèle anglais, à ne pas devenir des ouvriers. Cette prégnance agrarienne a deux effets : elle a nourri, de Chateaubriand au maréchal Pétain et même à Nicolas Sarkozy, une identification romantique de la nation à la terre ; elle nous a obligés à recourir massivement depuis le milieu du XIXe siècle à la main-d’œuvre étrangère pour mener à bien l’industrialisation. On pourrait paraphraser Barrès en disant que la France, c’est « la terre et les immigrés » !

Noue devons aujourd’hui relever trois défis. D’abord, celui que pose la crise de légitimité de l’Etat : dans un monde ouvert et fondé, dans le meilleur des cas, sur l’échange et le droit, la société civile renâcle de plus en plus à se voir soumise aux prétentions d’un ordre administratif séculaire mais paralysant. Comment concilier le libéralisme et la solidarité, rejeter le ficelage bureaucratique sans condamner notre modèle social ?

Le second défi est celui de l’immigration. Il se pose en termes singulièrement nouveaux, non pas seulement parce que les immigrés viennent de plus loin et sont extérieurs à l’aire de la civilisation chrétienne mais, plus décisivement peut-être, parce que les rapports de force mondiaux ont changé, que la France et l’Europe sont en situation de déclin relatif par rapport au reste du monde. Nous sommes de moins en moins un pôle et de plus en plus un déversoir. L’intégration n’en est guère facilitée.

Quant au défi que nous lance notre héritage de grandeur, il nous oblige, comme Pierre Manent le dit à juste titre, à repenser l’articulation de nos deux identités, la nationale et l’européenne. Affaire délicate parce que les Etats nationaux ont été inventés par l’Europe et que la monstrueuse rivalité de ces nations a conduit les européens à un quasi-suicide collectif : pour l’Europe, les Etats sont à la fois un élément d’identité et une promesse de destruction. La réussite de la construction européenne suppose que nous dépassions cette contradiction. Depuis plus de vingt ans, nos dirigeants refusent de le faire : en s’interdisant de poser la question des frontières de l’Union, ils s’obstinent à ignorer la nature du lien historique particulier unissant entre eux les peuples européens et les distinguant des autres. Ils se refusent à voir que les Européens sont avant toute chose les inventeurs et les héritiers d’une civilisation originale, née sur les décombres de l’Empire romain et dont les principes remontent à l’interprétation augustinienne de la Trinité et de la dualité des deux cités humaine et divine, la seule civilisation qui soit née de la séparation du temporel, du rationnel et du spirituel. Comme l’a montré Jacques Le Goff, christianisme et laïcité sont ici les deux phases, et peut-être les deux phases, d’une même réalité.

Faute de reconnaître cette identité, les Européens ne se font pas suffisamment confiance pour mettre réellement en commun leurs grands intérêts. Pour concilier respect de l’histoire et efficacité politique, l’ordre constitutionnel européen ne peut être pensé que dans les termes formulés par Jacques Delors : ce sont les Etats qui ont vocation à diriger l’Europe mais ils ne peuvent le faire efficacement que dans un cadre communautaire, donc fédéral. Ceux qui opposent l’Europe fédérale à celle des Etats ignorent l’histoire : de Gaulle avait raison de le leur rappeler. Ceux qui refusent le principe d’un lien fédéral entre les Etats condamnent l’Europe à l’impuissance.