Katyn et l’hémiplégie historique française

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

19 avril 2010 • Analyse •


Le lundi 20 avril sera donnée une messe aux Invalides, à l’église Saint-Louis, en hommage au Président de la Pologne, Lech Kaczynski, et à l’ensemble des victimes de la catastrophe aérienne survenue dix jours plus tôt. L’avion présidentiel polonais s’est écrasé près de Smolensk (Russie), non loin des lieux où ont été commis, sur ordre du pouvoir soviétique, les massacres de Katyn (avril 1940). Cette nouvelle tragédie a suscité une immense émotion en Pologne et ailleurs. En France, l’élan n’est pas celui que l’on pu connaître pour Yasser Arafat, entre autres exemples. Le choix des mots et celui des angles d’approche en disent long sur le conformisme inversé qui régit les esprits. Aussi semble-t-il nécessaire de mettre en perspective ce que Lech Walesa a nommé le « second Katyn ».


Revenons en premier lieu aux dramatiques événements qui ont à l’origine de cette nouvelle tragédie : les persécutions et les meurtres de masse commis par les Bolcheviks et le pouvoir soviétique à l’encontre des Polonais, les massacres de Katyn ne constituant malheureusement que l’un des épisodes de cette entreprise meurtrière. A l’évidence, les Polonais comptent parmi les peuples que le bolchévisme a le plus particulièrement éprouvés. L’histoire tumultueuse des relations entre Russes et Polonais, les trois partages de la Pologne (1772, 1793, 1795) et la domination des Tsars sur la plus grande partie du territoire polonais ne sont bien évidemment pas étrangers à l’affaire mais il faut ici souligner le rôle spécifique de l’idéologie meurtrière qui animait le système bolchévique dans l’animosité de Moscou à l’encontre de ce pays (1).

La Pologne, « nation ennemie » du bolchévisme

Aux litiges historiques et territoriaux viennent s’ajouter le rôle de la noblesse, du clergé catholique et de la foi populaire dans l’organisation de la résistance au bolchévisme, dès 1917-1918. Ces facteurs se conjuguent pour faire de la Pologne, aux yeux des Bolcheviks, la « nation-ennemi » par excellence, barrage à l’expansion de la « révolution mondiale » lénino-trotskyste vers l’Allemagne de la défaite et l’ouest de l’Europe. A l’été 1920, l’Armée rouge lance une offensive sur la Pologne mais Jozef Pilsudski (2), commandant en chef des armées polonaises, rétablit la situation sous les murs de Varsovie (le « miracle de la Vistule », août 1920). Les Bolcheviks sont contraints de signer la Paix de Riga, le 18 mars 1921, et les frontières orientales de la Pologne sont placées deux-cents kilomètres à l’est de la ligne Curzon (3). Le territoire polonais englobe donc des minorités biélorusses et ukrainiennes, mais nombre de Polonais restent à l’est de ces frontières, sous la domination bolchevique, et ce malgré les transferts de populations prévus.

Très vite, ces minorités polonaises sont parmi les victimes désignées du pouvoir bolchevique. Au milieu des années 1920, les Polonais d’URSS représentent de 1 100 000 à 1 200 000 personnes résidant pour le plus grand nombre en Ukraine et Biélorussie. S’il s’agit essentiellement de paysans implantés aux XVIIe et XVIIIe siècles, les grandes villes soviétiques comptent aussi des communautés polonaises constituées de travailleurs urbains (immigrés de la fin du XIXe siècle) mais aussi, pour une minorité, d’individus ralliés au bolchévisme. Beaucoup de Polonais sont victimes de la « chasse aux espions », sur fond de tensions polono-soviétiques, et plusieurs centaines sont fusillées entre 1924 et 1929. Ecclésiastiques et pratiquants catholiques sont par ailleurs victimes des persécutions antireligieuses qui frappent plus encore l’Eglise orthodoxe durant cette période. A partir de 1929, les paysans polonais sont eux aussi victimes de la « dékoulakisation » et les zones ukrainiennes de peuplement polonais voient leur population se réduire d’un quart.

Très vite, ce ne sont pas les seuls critères de « classe » (paysannerie et pratique religieuse) qui sont mis en avant pour frapper les Polonais mais aussi leur appartenance nationale. En août et septembre 1933, des communistes polonais sont arrêtés pour leur prétendue participation à l’« Organisation d’espionnage et de sabotage POW » (4), condamnés à mort et fusillés (ceux qui ne furent pas immédiatement l’ont été pendant les « grandes purges » de 1936-1937). Les tchékistes de l’OGPU (bientôt transformé en NKVD) établissent des listes de « citoyens soviétiques » de nationalité polonaise travaillant dans les services du Parti-Etat et l’administration ; les ressortissants des régions autonomes polonaises d’Ukraine et de Biélorussie sont recensés par les organes de répression.

En 1935, la lutte contre le « réseau POW » est le prétexte à de nouvelles arrestations et la liquidation des régions autonomes est amorcée. C’est avec le début des « grandes purges » que le processus de liquidation s’accélère. Les fonctionnaires du NKVD de nationalité ou d’origine polonaise sont arrêtés, le POW est accusé d’avoir infiltré les organes de sécurité et la répression s’étend depuis le sommet jusqu’à la base (« simple citoyens », ouvriers et paysans). Selon un rapport du NKVD du 10 juillet 1938, les détenus polonais sont alors au nombre de 134 519 ; 30 à 40% d’entre elles ont été fusillés, les autres étant déportés au Kazakhstan ou enfermés dans des camps. Au total, les Polonais représentent plus du dixième des victimes des « grandes purges » et ils constituent les deux-cinquièmes des victimes de la répression contre les minorités nationales (Polonais, Allemands et autres). Ces chiffres sont considérés comme en-deçà de la réalité.

Occupation soviétique et répression

La Deuxième Guerre mondiale a permis d’élargir les persécutions et les massacres aux Polonais de Pologne. Il faut conserver à l’esprit le Pacte germano-soviétique du 23 août 1939, coup de théâtre diplomatique qui ouvre la voie à la guerre, et ses clauses secrètes relatives au partage de la Pologne. N’oublions pas que la guerre commence après la négociation d’une quasi-alliance entre Hitler et Staline, formalisée ensuite avec la signature d’un traité d’amitié en bonne et due forme (28 septembre 1939). Un peu plus de deux semaines après l’entrée des troupes allemandes en Pologne, c’est l’Armée rouge qui passe à l’offensive pour « libérer » la partie orientale de ce pays – la « Biélorussie de l’Ouest » et l’ « Ukraine de l’Ouest » – de l’ « occupation fasciste polonaise». Ces territoires sont annexés à l’URSS et leurs habitants sont désormais considérés comme citoyens soviétiques. Le NKVD envoie des troupes pour lutter contre les maquis polonais et s’assurer de la docilité de la population polonaise. Se pose dès lors la question du sort des prisonniers de guerre polonais.

Ces prisonniers sont au nombre de 250 000 dont 10 000 officiers. Dès le 19 septembre 1939, Beria a créé au sein du NKVD une « Direction des prisonniers de guerre » et un réseau de camps de détention. Une partie de ces prisonniers (de simples soldats) est libérée mais 37 000 d’entre eux sont affectés au travail forcé, sans compter tous ceux qui sont déportés dans les camps du Goulag (leur nombre exact n’est pas connu). Des « camps pour officiers » sont ouverts à Starobielsk et Kozielsk ainsi qu’un camp spécial pour les policiers, les gardiens de prison et les gardes-frontières à Ostaszkow. En février 1940, 6192 policiers et 8376 officiers ont fait l’objet d’instructions judiciaires et il est envisagé de les condamner au Goulag et à la déportation pour avoir « combattu le mouvement ouvrier international ».

Entretemps, la « Russie-Soviétie » s’est lancée à l’assaut de la Finlande (« guerre d’hiver ») et les revers de l’Armée rouge sur ce front contribuent peut-être à précipiter le cours des événements. Le 5 mars 1940, le Bureau politique du PCUS décide, sur proposition de Beria, d’appliquer « la peine suprême » aux détenus des camps de Starobielsk, Kozielsk et Ostaszkow. L’objectif est de supprimer physiquement les élites sociales polonaises, naturellement appelées à prendre la direction d’une Pologne libre et souveraine. Dans les semaines qui suivent, les prisonniers sont transférés par petits groupes sur les lieux où ils sont destinés à être assassinés. Les prisonniers de Koziesk sont liquidés dans la forêt de Katyn, ceux de Starobielsk et d’Ostaszkow le sont dans les locaux du NKVD, à Kharkov et Kalinine (Tver). Au total, 14 587 personnes meurent assassinées d’une balle dans la nuque et sont ensevelies en couches superposées dans des fosses communes.

Mensonges et déni historique

La répression soviétique ne se limite pas aux massacres de Katyn, Kharkov et Kalinine. Nombre de personnes en provenance des zones sous occupation allemande ou en fuite vers les pays voisins sont arrêtées, déportées et fusillées. Une autre catégorie d’éléments définis comme « socialement dangereux » – comprenant tout à la fois des notables et représentants des autorités locales, des officiers non mobilisés et des résistants – est particulièrement frappée (3405 personnes fusillées en Ukraine et 3880 en Biélorussie). Il faut encore prendre en compte les détenus des prisons « ordinaires » (des droits communs mais aussi des politiques) dont des milliers ont été tués sans plus de formalités, suite au lancement de l’opération Barbarossa, ainsi que les vagues de déportation décidées en février 1940 (140 000 personnes, très majoritairement des paysans et colons), en mars 1940 (60 000 personnes dont les familles de prisonniers de guerre assassinés), juin 1940 (80 000 personnes dont un grand nombre de Juifs) et mai 1941 (86 000 personnes). Le chiffre total des déportés est d’environ 340 000 et le nombre des victimes de la répression anti-polonaise s’élèverait à au moins 500 000 personnes dont au moins 30 000 fusillés et 100 000 morts dans les camps (5). Ces chiffres ne prennent pas en compte les événements dramatiques qui se sont produits après la retraite des armées allemandes, lorsque les armées soviétiques et le NKVD prirent à nouveau le contrôle du territoire polonais, et ils sont notoirement sous-estimés.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à la fin de la Guerre froide, le pouvoir soviétique et ses relais en Pologne auront été dans le mensonge et le déni de la vérité historique. Suite à l’offensive du 22 juin 1941, l’Est de la Pologne passe sous contrôle du IIIe Reich et les Allemands ne tardent pas à mettre au jour, dès 1942, certaines des fosses collectives laissées par le NKVD. C’est en mars 1943 que le charnier de Katyn, contenant les corps de plus de 4000 officiers polonais, est découvert. Dans la nuit du 12 au 13 avril 1943, la radio allemande communique l’information. Le surlendemain, Radio-Moscou dénonce ces « monstrueuses calomnies » et accuse les « bandits germano-fascistes » d’avoir eux-mêmes procédé à ces assassinats. Les autorités allemandes mettent sur pied une commission d’enquête internationale, composée de représentants de pays occupés mais aussi de pays neutres (Suède et Suisse) qui établit avec précision la liste des victimes. A Londres, le chef du gouvernement polonais en exil, le général Sikorski, soutient la création d’une commission d’enquête internationale comprenant des représentants de la Croix-Rouge ainsi que des puissances alliées (Britanniques et Américains). Cette commission conclut à la culpabilité soviétique (6).

Staline et les dirigeants soviétiques réagissent violemment à la demande du général Sikorski, accusé de « collusion » avec les « hitléro-fascistes ». Moscou rompt les relations diplomatiques avec le gouvernement polonais en exil. Le 4 juillet 1943, le général Sikorski meurt dans son avion, au large de Gibraltar (la fille de Wladyslaw Sikorski et plusieurs membres du gouvernement sont aussi emportés). Pour nombre d’historiens, il est certain qu’il s’agit là d’un attentat commandité par Staline (7). Un an plus tard, les Soviétiques ont chassé les armées allemandes et les corps de Katyn sont exhumés une nouvelle fois. Leur examen est mené sous la responsabilité du Professeur Nikolai Burdenko, de l’Académie des sciences médicales de Moscou, qui conclut à la culpabilité allemande. La forêt de Katyn est décrétée « zone militaire » et restera inaccessible au public jusqu’au début des années 1990. Quant aux descendants des officiers assassinés par le NKVD, ils sont persécutés et déportés ; la répression impose la loi du silence aux Polonais qui connaissent la vérité historique. Toutefois, le crime de Katyn n’est pas retenu contre les chefs du IIIe Reich jugés à Nuremberg, tant le dossier est creux (8).

La « Révolution des preuves »

C’est avec la « Glasnost » que le voile se déchire peu à peu, sans que pour autant les dirigeants de la Russie post-soviétique ne soient allés jusqu’au bout de la démarche de reconnaissance des crimes commis à l’encontre des Polonais (ne parlons pas de l’ensemble des crimes du régime communiste). En février 1988, Mikhaïl Gorbatchev évoque la nécessité de remplir les « pages blanches » de l’histoire soviétique et une commission mixte d’historiens russes et polonais est créée mais celle-ci n’a pas accès aux archives. Lorsque le chef de l’URSS se rend à Varsovie, en juillet 1988, il ne reconnait pas les crimes de Katyn. C’est l’année suivante, en août 1989, que les Nouvelles de Moscou publient un article sur « les secrets de la forêt de Katyn » mais ce n’est pas là une reconnaissance officielle. Le 13 avril 1990, Radio-Moscou reconnaît enfin la culpabilité du NKVD pour une partie des massacres commis. Il faudra attendre la chute de l’URSS et une initiative de Boris Eltsine, le premier président de la Russie post-soviétique (injustement décrié), pour que les archives du NKVD sur Katyn soient ouvertes et communiquées à la partie polonaise.

Très rapidement, la « révolution des preuves » (Stéphane Courtois) s’est heurtée au pouvoir et les structures de force, représentées au sommet par Vladimir Poutine (9) – premier ministre (1999) puis président de la Russie (2000-2004 ; 2004-2008) avant d’être à nouveau premier ministre –, ont repris le contrôle des archives et de la mémoire officielle (si tant est que l’on puisse parler de mémoire). Ainsi l’association Mémorial, consacrée à la mémoire des victimes du totalitarisme rouge en ex-URSS, est-elle régulièrement l’objet de tracasseries policières et judiciaires (ses archives ont été confisquées). La strophe de l’hymne soviétique qui exalte le « Petit père des peuples » a récemment été réinscrite dans une station de Moscou restaurée selon le style en usage, lorsque Staline triomphait, et le maire de la capitale russe a annoncé vouloir pavoiser sa ville avec des portraits de Staline pour la prochaine commémoration de la victoire soviétique sur l’Allemagne.

Quant à Katyn, les dirigeants russes se refusent toujours à considérer les massacres qui y ont été commis (ils ne représentent qu’une partie de ce que les Polonais ont subi pendant ces années d’occupation soviétique) comme des crimes de guerre. La question des excuses est écartée et lorsque Vladimir Poutine s’est rendu à Katyn le 7 avril dernier, il a minimisé la portée de ce geste en évoquant l’ensemble des victimes des purges soviétiques et des soldats (polonais mais aussi russes) enterrés en ces lieux (10). Son homologue polonais, Donald Tusk, souligne alors qu’il reste « du chemin à parcourir vers la réconciliation ». Le recueillement de Vladimir Poutine, trois jours plus tard, devant la dépouille de Lech Kaczynski et l’accolade donnée à Donald Tusk peuvent bien être interprétés comme des actes de compassion, encore qu’il ne faille pas en exagérer la portée ; ce ne sont pas des excuses officielles et moins encore un acte de repentance. Nonobstant le story-telling des médias, en quête d’une belle histoire à raconter au public, il nous faut nous défier de toute surinterprétation de gestes qui relèvent tout à la fois des exigences de la fonction et de la simple humanité.

En France, le traitement par certains commentateurs de la tragédie de Katyn et de la disparition du président polonais est, sinon surprenant, du moins affligeant. Le déni n’est pas de règle mais les faits sont édulcorés et leur interprétation sujette à caution. Ainsi parlent-ils de l’« obsession » polonaise ou se penchent-ils avec compatissance, sans esprit de charité, sur le « traumatisme » de la nation polonaise. L’emploi de ces termes suggère insidieusement que la mémoire polonaise relèverait sinon de la psychiatrie, du moins de la psychopathologie. Que l’on s’efforce d’imaginer ce que l’emploi d’un tel vocabulaire, pour évoquer des exactions ou crimes de guerre subis par des populations françaises, susciterait comme retombées politico-médiatiques. Ancienne nation au cœur de l’histoire et de la géographie du continent européen, la Pologne est de fait considérée comme une lointaine et étrange contrée dont les mœurs et les mentalités nous échapperaient. Du reste, la mort de divers tyrans ou satrapes a, de par le passé, suscité plus d’émotion dans les réseaux médiatiques que celles du président polonais, de son épouse et d’une large partie de la classe dirigeante. Songeons seulement au sort réservé à Yasser Arafat ou, dans une moindre mesure, à Hafez el-Assad.

La figure de Lech Kaczynski

Alors que les débris du Tupolev présidentiel fumaient encore (11), une chaîne d’information française a d’emblée présenté Lech Kaczynski comme un « président controversé ». C’est vrai puisqu’on vous le dit ! Et de fait, la politique étant la sphère de l’activité humaine qui recouvre les inévitables conflits entre les hommes et les collectivités qu’ils forment, tout homme de pouvoir est controversé ne serait-ce que de par les oppositions qu’il rencontre et suscite simultanément. On ne saurait pourtant voir dans ce qualitatif – un « président controversé » – un simple effet de la décadence de la langue et de l’approximation contemporaine (« controversé » pour « combatif » ou « pugnace »). L’idée est de suggérer insidieusement que l’homme ne mérite pas l’émotion populaire et le consensus national que sa tragique disparition, sur les lieux mêmes où soixante-dix ans plus tôt l’élite polonaise était massacrée, a provoqués (12). Dans les jours qui suivirent, les attaques contre le président polonais se firent plus directes, avec la fausse distance de celui qui ne fait que son métier.

Que reproche-t-on à Lech Kaczynski ? Son frère jumeau, Jaroslaw, et lui-même sont issus d’une bonne famille, comme l’on disait autrefois, où l’on vénère Dieu et pratique un patriotisme de bon aloi, sans verser dans une forme d’idolâtrie des réalités temporelles (les nations ne sont que poussières au regard de Dieu). Leurs parents ont participé au soulèvement de Varsovie, écrasé par les Allemands sous le regard complaisant de l’armée soviétique, stationnée sur l’autre rive de la Vistule ; ainsi Katyn et les autres massacres de l’élite polonaise étaient-ils parachevés (13). Nés en 1949, Lech Kaczynski et son frère font leurs premiers pas dans un pays en ruines, sous la férule des Soviétiques et du « parti-frère » local. Tous deux juristes, ils rejoignent les rangs du mouvement dissident, sans verser dans l’illusion d’une « troisième voie » ou du « socialisme à visage humain ». Bref, ils affrontent le pouvoir communiste et sont donc anticommunistes. Les deux frères rejoignent Solidarnosc, ils jouent un rôle actif dans les grèves et l’agitation endémique des années 1980, et Lech Kaczynski est emprisonné pour ses activités « contre-révolutionnaires ». Regardons autour de nous : peu d’hommes politiques en Europe occidentale seraient susceptibles de présenter un tel parcours, témoignant d’un courage certain (il est plus aisé de dénoncer le court-termisme des marchés financiers, l’œil rivé sur les sondages d’opinion du jour).

Mais voilà. L’homme est intransigeant et ne fait pas dans le « communisme de marché » ou l’hédonisme post-moderne. Porté à la présidence de la Pologne, il n’admet pas que d’ex-agents de la tyrannie communiste ou des informateurs des organes de répression puissent continuer leur bonhomme de carrière. Et les commentateurs de déplorer la « chasse aux sorcières » qui aurait été menée dans la Pologne de Kaczynski, référence explicite au maccarthysme présenté comme l’abomination des abominations (rien de comparable, même de loin, à la répression communiste en URSS et dans les « pays-frères » à la même époque!). Ainsi retrouve-t-on, dilués et éparpillés, des éléments de langage hérités de l’époque du Kominform, passés depuis dans la langue commune. Pourtant, la « lustration » – menée plus ou moins fermement en Pologne et dans d’autres pays victimes du communisme – n’a pas grand-chose de commun avec l’épuration de l’après-1944, en France ou ailleurs, ses exécutions et ses règlements de compte mortels. Le sang a été épargné et les personnes incriminées ne sont pas menacées dans leur vie. Comme le rappelle Stéphane Courtois, une part notable des personnes les plus riches dans ces pays est issue de la nomenklatura et de l’élite partito-tchékiste, les plus à même d’utiliser leur position pour se ménager une transition entre l’ancien et le nouveau. Savoir qui est qui, qui était responsable de quoi, pendant la période précédente, est tout simplement une question de morale publique.

Enfin, Lech Kaczynski était réputé intraitable sur la question de la souveraineté nationale, d’où son hostilité au traité de Lisbonne (dont on nous explique maintenant qu’il a été mal pensé !), les mécanismes décisionnels réduisant le poids de la Pologne dans les institutions européennes. Il a été un temps en froid avec l’Allemagne et surtout éprouvait une grande méfiance vis-à-vis de la Russie, fait qui relèverait d’une mentalité fixiste (et peu importent les menaces réitérées par les officiels russes, jusqu’au Kremlin même). En retour, le président polonais montrait un grand intérêt pour le « Partenariat oriental » de l’UE et les pays d’Europe centrale et orientale, des Etats Baltes à l’Ukraine et au Sud-Caucase. Pleinement conscient du rôle historique joué par les Etats-Unis dans le collapsus du communisme, comme de l’importance de Washington dans les équilibres de sécurité euro-atlantiques et transeurasiens, il s’est employé à renforcer les liens diplomatiques et militaires polono-américains. Ce positionnement a eu ses prolongements en Irak, en Afghanistan et sur la question des systèmes antimissiles (14). En d’autres termes, il se dit que le président polonais était « très atlantiste » et dans cette France qui, dès l’après-guerre, s’est tournée vers les Etats-Unis – pour se reconstruire, relever son armée et contrebalancer la menace soviétique – la chose fait presque figure de maladie honteuse. Bref, Lech Kaczynski incarnait tout ce qu’exècre le plus grand nombre de ceux qui font l’opinion publique : une Pologne catholique, patriotique et conservatrice. L’homme n’admirait-il pas le Maréchal Pilsudski ?

La Pologne, école du courage

Cette forte et opiniâtre personnalité nous permet de comprendre l’hostilité de Vladimir Poutine à l’encontre du président polonais. On peut même penser que la simple évocation de Lech Kaczynski suffisait à rappeler aux dirigeants russes le souvenir du « miracle de la Vistule » et à susciter chez eux le retour du refoulé (si tant est qu’il ait jamais été refoulé). Nous regretterons cependant que la partition sur le renouveau des relations russo-polonaises ait été si facilement reprise, de tribune en éditorial, laissant à penser que la disparition d’un « gêneur » allait permettre le plein épanouissement du « business as usual ». Aux Polonais de laisser tomber leurs syndromes et préjugés pour faire un premier pas, puis un second, vers une Russie magnanime ! Ainsi devraient-ils se réjouir que la construction du Nord Stream (au fond de la Baltique), lancée le 9 avril, permette aux Français et aux Allemands d’une part, aux Russes d’autre part, de renforcer leur partenariat énergétique, pour le prétendu bien commun de l’Europe (l’objectif du Nord Stream est de contourner les pays d’Europe centrale et orientale).

Qui plus est, les Polonais se devraient d’applaudir à la possible vente par la France de bâtiments de projection et de commandement de type Mistral, un matériel susceptible de rééquilibrer les rapports de force en Baltique ou dans la mer Noire, au bénéfice de la flotte russe (15). Nul n’est censé douter qu’une Russie apaisée contribuerait ainsi à la plus grande sécurité des pays riverains de ces deux mers (pays membres de l’OTAN et de l’UE ou partenaires de premier plan des institutions euro-atlantiques). Ainsi la Pologne et les autres pays d’Europe centrale et orientale comprendraient enfin qu’il leur faut se détourner d’une « Amérique post-européenne » censée se détourner d’eux, si l’on en croit certains billets (un pronostic plus qu’un diagnostic). Là encore, les énoncés de type performatif l’emportent sur l’analyse prospective des faits. L’insistance mise sur le thème de l’« Amérique post-européenne », par ceux-là même qui expliquaient que l’élection d’Obama allait dans le sens d’une Amérique plus « européenne » (c’est-à-dire « gentille » et bien intentionnée) ressemble à un leitmotiv.

In fine, le traitement médiatique de Katyn – le premier comme le second – révèle nombre des biais qui caractérisent l’approche et le comportement de la France officielle : le dédain habituel pour les peuples et nations d’Europe, au mieux considérés comme de lointains « cousins de province » ; un conformisme inversé qui stigmatise les valeurs en rapport avec la patrie, la fidélité à soi-même (c’est-à-dire l’honneur) et Dieu ; les approximations historiques induites par le sinistrisme de la vie politique française (pas d’ennemi à gauche) et les rémanences du « passé d’une illusion » (François Furet). Pour notre part, nous aimons à nous souvenir de l’Histoire de la Pologne, école de courage et d’énergie pour l’ensemble des nations occidentales.

Notes •

(1) Cf. Andrzej Paczkowski, « Pologne, la nation-ennemi », in Stéphane Courtois (dir.), Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression, Robert Laffont, 1997. Les chiffres de la répression russo-soviétique indiqués plus loin sont extraits de cette contribution historique.

(2) Né à Zulowo en 1867, dans une famille noble de Lituanie, Jozef Pilsudski est déporté sous les Tsars en raison de ses activités politiques (1887-1892). Il est l’un des fondateurs du Parti socialiste polonais et il prend part aux troubles révolutionnaires de 1905. En 1914, Jozef Pilsudski fonde une légion polonaise qui lutte contre la Russie aux côtés des Autrichiens. En novembre 1918, il prend le commandement en chef des armées polonaises et assume la fonction de chef d’Etat provisoire. Le « miracle de la Vistule » (août 1920) est à l’origine de sa grande popularité en Pologne. En 1923, il se retire mais l’instabilité politique l’amène à revenir sur le devant de la scène au moyen d’un coup d’Etat (12 mai 1926). De 1926 à 1935, année de sa mort, il exerce sa dictature à la tête de la Pologne.

(3) En décembre 1919, Lord Curzon, secrétaire au Foreign Office, propose comme frontière orientale de la Pologne une ligne passant par Suwalki, Grodno, Brest-Litovsk, le cours moyen du Bug et Przemysl (à l’est de cette localité). Suite au « miracle de la Vistule » et à la défaite soviétique, la frontière du nouvel Etat polonais est reportée de 150 à 200 kilomètres plus à l’est.

(4) Fondée par Jozef Pilsudski en 1915, le POW (Organisation militaire polonaise) est une organisation secrète dont les activités sont dirigées contre l’Autrice-Hongrie et l’Allemagne. Le POW est majoritairement composé de socialistes, membres du SPS (Parti socialiste polonais). Dans les années 1918-1920, le POW est chargé de missions de reconnaissance dans les territoires orientaux où se déroule la guerre civile (Ukraine, notamment). Ses activités cessent en 1921 et il disparaît définitivement en 1933.

(5) Au cours des deux années d’occupation soviétique, de 1939 à 1941, un million de personnes (une personne sur dix) ont été victimes de la répression russo-soviétique sous ses différentes formes (assassinats, prisons et camps, déportation, travail forcé).

(6) Tout à leur négociation avec Staline, Churchill et Roosevelt ne reprennent pas à leur compte les conclusions de la Croix-Rouge.

(7) Beaucoup plus tard, il a ainsi été découvert que le responsable de la sécurité de Sikorski à Gibraltar était l’espion britannique Kim Philby, l’un des cinq membres de ce que l’on appellera le « Cercle des espions de Cambridge ». Cf. Alexandra Viatteau, Katyn, la vérité sur un crime de guerre, André Versaille, 2009.

(8) Le rapport Burdenko est versé au dossier de l’accusation mais l’un des procureurs soviétiques, Nikolai Zoria, émet des doutes sur la valeur de ce document. Le lendemain même, il est retrouvé mort dans son lit. La partie soviétique récuse les témoignages en faveur du rapport de la Croix-Rouge mais « Katyn » n’est pas retenu contre les chefs nationaux-socialistes.

(9) Peut-être faut-il rappeler que Vladimir Poutine est lui-même un lieutenant-colonel du KGB qui, après être passé par la mairie de Saint-Pétersbourg et ses frasques politico-financières, a pris la direction du FSB (le successeur du KGB), avant d’entamer la carrière politique que l’on sait. Chaque année, Vladimir ne manque pas de fleurir la tombe de Félix Dzerjinski et l’on sait qu’il considère Iouri Andropov, l’ex-chef du KGB avant de prendre la direction de l’URSS, comme son mentor.

(10) Vladimir Poutine a dénoncé ce « crime qui ne peut être justifié d’aucune manière » mais il semble en faire porter la responsabilité principale à Beria. La Pologne souhaite la réouverture d’une enquête, actuellement bloquée par Moscou, pour instruire méthodiquement ces crimes et ouvrir la voie à des réparations.

(11) Les autorités russes ont le contrôle de l’enquête et des boîtes noires. La communication officielle, relayée sans distance critique par les médias, a de suite mis en cause l’obstination du président polonais à vouloir atterrir, en dépit des instructions russes, et l’incompétence du pilote polonais (les premières hypothèses ont d’emblée été présentées comme des faits). De nouveaux éléments d’information viennent nuancer ce premier récit ; il n’y aurait pas eu quatre tentatives successives d’atterrissage et le pilote polonais parlait le russe.

(12) Depuis que le corps de Lech Kaczynski est exposé à Varsovie, de longues files de citoyens polonais s’étirent devant le palais présidentiel pour s’incliner devant la dépouille. Le président polonais doit être enterré le dimanche 18 avril, à Cracovie, dans la cathédrale de Wawel (aux côtés des rois de Pologne et du Maréchal Pilsudski).

(13) Lorsque les blindés soviétiques franchissent la frontière polono-soviétique de 1921, l’AK (Armée nationale polonaise) se soulève contre les Allemands. Des unités de l’AK combattent aux côtés des Soviétiques mais elles sont ensuite désarmées par le NKVD, leurs officiers sont internés pour être déportés au Goulag (c’est le cas à Lvov et Vilnius, entre autres exemples). Le 1er août 1944, les commandants de l’AK déclenchent l’insurrection de Varsovie dont la prise avait été planifiée par les Soviétiques pour le 8 août. Staline arrête l’offensive et laisse les Allemands écraser cette insurrection qui se prolonge jusqu’au 2 octobre. A l’ouest de la ligne Curzon, entre 25 000 et 30 000 militaires polonais sont eux aussi déportés au Goulag. Après que ces territoires aient été annexés, ces sont encore des dizaines de milliers de Polonais et d’Ukrainiens qui à leur tour sont déportés. Des unités du NKVD opèrent des deux côtés de la nouvelle frontière polono-soviétique. Répression de masse, chasse à l’homme et « pacifications » achèvent de détruire l’AK et ses maquis ; l’Etat polonais clandestin disparaît.

(14) Précisons ici que le projet de déploiement de systèmes antimissiles américains en Europe n’est pas abandonné mais reconfiguré et déplacé vers la Roumanie ainsi que la Bulgarie. Pour sa part, la Pologne devrait accueillir dans un premier temps des missiles Patriot. L’objectif de Varsovie est de renforcer l’empreinte militaire américaine sur le territoire polonais, matérialisant ainsi la clause de défense mutuelle qui lie les uns aux autres les pays de l’OTAN. A contrario, la Russie cherche à éviter de tels déploiements en Pologne et en Tchéquie comme en Roumanie et en Bulgarie. Moscou cherche ainsi à se faire reconnaître un droit de regard sur la politique de défense, et donc la politique extérieure, des anciens pays membres du pacte de Varsovie.

(15) La négociation de ce contrat a officiellement été ouverte lors de la visite de Dmitri Medvedev à Paris, le 9 mars 2010. Contrairement à ce qu’a affirmé la partie française, Moscou n’entend pas acheter une simple « coque » mais veut aussi acquérir la haute technologie qui équipe ce type de bâtiment.