La compétitivité doit-elle remplacer la « lutte contre la pauvreté » comme nouvelle priorité des politiques de développement en Afrique ?

Patrick Sevaistre, ancien directeur du Programme d’Appui au Développement du Secteur Privé de l’OCDE, chercheur associé à l’Institut Thomas More

28 avril 2010 • Analyse •


Dans un récent discours très remarqué, Robert Zoellick, président de la Banque Mondiale, évoquait la disparition du « Tiers Monde » et l’avènement d’une nouvelle économie mondiale multipolaire qui évolue rapidement et dans laquelle certains pays en développement se muent en puissances économiques (1).

Pour lui, la crise économique mondiale ayant démontré l’importance du multilatéralisme, les notions désuètes de pays développés et de tiers monde, de donateurs et de demandeurs, de leaders et de suiveurs ne correspondraient plus à la réalité. Les plaques tectoniques de la sphère économique et politique se déplacent et nous assistons à une évolution vers une multiplicité de pôles de croissance sous l’effet de plusieurs facteurs : les classes moyennes prennent de l’ampleur dans les pays en développement, des milliards d’êtres humains font leur entrée dans l’économie mondiale et de nouveaux modes d’intégration conjuguent l’intensification des échanges régionaux et l’ouverture mondiale

Toujours d’après lui, ce déplacement tectonique pourrait s’amplifier. L’Afrique a manqué le coche de la révolution manufacturière qui a permis aux pays d’Asie de l’Est de s’extirper de la pauvreté et de connaître la prospérité. Mais l’Afrique n’a plus aucune raison de rester à la traîne. Si, contrairement aux efforts déployés en vain dans le passé pour promouvoir les activités de substitution des importations grâce à des mesures protectionnistes, les Africains éliminaient les obstacles à la fabrication de ces produits sur leur sol, ainsi que les entraves à l’entreprenariat local, tout en incitant les investisseurs extérieurs à transférer leur production en Afrique, le continent pourrait commencer à se développer de façon très différente.

Pour conclure son discours, Robert Zoellick rappelait que pour accélérer leur croissance économique, les Africains ont besoin d’infrastructures adaptées, de marchés intégrés liés à l’économie mondiale et d’un secteur privé dynamique, et en appelait à une nouvelle vision de l’aide pour fournir les ressources nécessaires, et capables de produire des résultats, pour soutenir l’émergence de nouveaux pôles de croissance qui profitent à tous.

Défis et menaces de cette nouvelle économie multipolaire pour l’Afrique

Aujourd’hui, cette nouvelle économie devient progressivement une réalité, y compris pour les économies africaines longtemps tenues à l’écart de ce mouvement. Bien préparée, cette libéralisation entraîne une amélioration du bien être au niveau national, car elle permet aux pays d’avoir accès à de nouveaux marchés et d’attirer des flux d’IDE, ce faisant elle est vecteur d’innovation, créatrice d’emploi et génératrice de revenu. Mais cette confrontation avec les marchés internationaux, souvent à marche forcée, si elle offre des opportunités nouvelles aux pays qui peuvent les saisir, présente aussi des dangers, aussi bien dans les pays où le tissu industriel est encore « en construction » que dans ceux qui vont voir leurs avantages, jusqu’alors compétitifs, menacés.

Dès lors, l’ouverture est porteuse de risques si des politiques d’accompagnement ne sont pas mises en œuvre dans les pays en développement et, loin d’induire un rattrapage systématique, elle peut pousser ces pays à accumuler un retard irrattrapable et contribuer ainsi à creuser encore les écarts entre Nord et Sud.

Les pays du Sud sont aujourd’hui en positions inégales face à cette nouvelle économie mondiale. Nombreux sont ceux qui ne sont pas prêts, aussi bien au niveau technologique, qu’institutionnel ou humain. L’intégration de certains d’entre eux sera ainsi rendue difficile par la faiblesse de leur tissu industriel et, plus généralement, par le manque de compétitivité de leur secteur productif. Incapables de combler leur retard en matière d’industrialisation, ils ne pourront pas développer leurs exportations et tirer ainsi partie de l’ouverture commerciale.

Si nombre d’entre eux ne sont pas prêts, tous sont à un tournant. Soit ils parviennent à en tirer des bénéfices et peuvent continuer à croire en un rattrapage socio-économique, aussi lointain et difficile soit-il, soit ils échouent et il sera impossible d’éviter que les forces qui mènent vers la mondialisation ne « mondialisent » également la colère, le désespoir et les tensions sociales qui ravagent la plupart des pays en développement en raison du déséquilibre de l’ordre économique mondial.

L’ouverture des marchés, catalyseur de la croissance et du développement

L’idée selon laquelle le commerce international est le moteur de la croissance économique est ancienne. Après le déclin des théories protectionnistes, elle s’est installée à peu près partout ; mais s’il est généralement admis que l’ouverture des économies est la voie la plus sûre vers la croissance et le développement, elle n’est probablement pas une condition suffisante pour que s’initie un processus de croissance ni, qui plus est, de développement. Tout le monde est en effet à peu près d’accord pour dire qu’au lieu d’être un moteur de la croissance, l’ouverture en serait plutôt un catalyseur, susceptible de l’accélérer, insuffisant pour l’initier. Tout dépend du niveau de développement de ces pays et de leur capacité à gérer l’ouverture.

La question pour ces pays n’est donc plus de mettre en cause l’ouverture économique, mais de chercher à en tirer pleinement profit. Pour cela, des politiques de soutien à la modernisation des secteurs productifs sont nécessaires, qui demandent à la fois une volonté politique assise sur une «vision» à moyen terme de l’économie et un environnement propice à l’entreprise et à l’investissement. L’ouverture doit donc s’inscrire dans une dynamique qui suppose un pilotage fin pour mettre en œuvre les réformes appropriées, notamment en matière de politiques d’amélioration du climat des affaires et d’appui direct au secteur productif, tout en évitant les écueils d’une mauvaise spécialisation dynamique ou d’une vulnérabilité accrue aux chocs.

Cela étant, l’ouverture peut se faire différemment selon les pays. Les stratégies de libéralisation générale et unilatérale observées à Hong-Kong ou Singapour sont très différentes des stratégies d’exportation avec soutien de l’Etat, caractéristiques de pays comme Taïwan, alors que dans d’autres pays, comme la Corée, l’ouverture a été asymétrique, les importations étant libéralisées beaucoup plus lentement que les exportations.

Des pays africains champions de la réforme…

D’après le rapport Banque Mondiale 2010, les pays qui sont en tête du classement de la compétitivité en Afrique (Maurice, Namibie, Tunisie, Botswana…) sont ceux qui ont mis en œuvre les réformes permettant de transformer leur économie fortement réglementée et protégée en une économie ouverte, régie par les forces du marché. Ces pays ont en effet des caractéristiques communes qui, pour l’essentiel, sont les suivantes :

  • Ils ont développé une conception holistique à long terme du développement sur la base d’une relation « gagnant-gagnant » avec le secteur privé, avec l’effet de réorienter le rôle de l’Etat au service d’une vision nationale claire basé sur un modèle de croissance tirée par les exportations, lequel permet d’importer du capital productif et de la technologie, d’améliorer la productivité de l’économie et donc de produire de la croissance.
  • Ils ont agi prioritairement sur les facteurs structurels qui affectent à long terme la compétitivité d’une économie, tout particulièrement le capital humain, en développant l’employabilité de leur population active, en améliorant la qualité de la formation et en alignant les programmes de formation sur les besoins du marché du travail.
  • Ils ont investi significativement dans les infrastructures, de manière à encourager les échanges commerciaux et l’intégration au niveau régional.

… mais encore beaucoup d’obstacles

La plupart des pays africains ont du chemin à faire pour rejoindre le peloton de tête et lever les obstacles et les goulots d’étranglement, notamment structurels, qui restent nombreux. Le premier d’entre eux est l’environnement des affaires en général. Celui-ci est encore tributaire de faiblesses structurelles et de dysfonctionnement qui inhibent la liberté d’entreprise et la créativité. Dans beaucoup de pays le climat des investissements n’est pas favorable au secteur privé. Parmi les éléments dissuasifs figurent :

  • des coûts de transaction très élevés,  une réglementation inadéquate, un cadre juridique et judiciaire et des procédures administratives entraînant corruption, favoritisme et compromissions de toutes sortes, une pression fiscale oppressante accompagnée d’un harcèlement permanent, etc., autant de contraintes qui découragent plus d’un investisseur, limitent le développement des marchés, étouffent l’entrepreneuriat et forcent de nombreuses entreprises africaines à fonctionner dans l’économie informelle ;
  • des infrastructures largement déficientes en coût et en disponibilité, du fait de la faiblesse des investissements publics et de la réticence du secteur privé à investir dans ces secteurs, y compris sous la forme de partenariats, et du manque de politiques de maintenance ;
  • une administration qui, dans son mode opératoire, reste encore un frein à l’émergence d’une véritable économie d’entrepreneurs, un obstacle à la libération des énergies productives et un cadre institutionnel inadapté qui favorise davantage les inerties, les lenteurs, l’immobilisme, l’absence d’arbitrage et de décision, au contraire du mouvement, de la vitesse, de la flexibilité, et de la mobilité qui sont les traits majeurs d’une économie mondiale marquée par une compétition intense.

Quelles stratégies pour lever ces obstacles et bâtir les capacités, tant du côté privé que du côté public, à faire face aux enjeux et aux défis ?

Dans chaque pays, les acteurs publics et privés africains doivent, ensemble, commencer par une introspection en vue d’éliminer les problèmes internes qui nuisent à leur propre productivité pour ensuite élaborer une stratégie nationale de compétitivité (2). Cet aspect est souvent négligé et l’on se tourne souvent vers l’extérieur pour obtenir des solutions aux problèmes de développement.

Pour parvenir à s’insérer efficacement et durablement dans le commerce mondial, ces stratégies doivent reposer sur au moins trois piliers :

  • Un premier pilier qui est celui de l’investissement massif dans le capital humain, dans les infrastructures et les TIC, ce qui paraît essentiel pour accroître la compétitivité. La constitution et d’une capacité commerciale, par le biais d’une plus grande formation de la main-d’œuvre et d’infrastructure adaptées, permet à l’économie de mieux affronter la libéralisation des échanges et d’accroître l’aptitude du pays à attirer des investissements directs étrangers.
  • Un deuxième pilier constitué par un secteur privé renforcé et mis à niveau pour être en mesure de lutter à armes égales avec la concurrence internationale pour le maintien et la progression des parts de marchés dans les secteurs porteurs. Pour ce faire, les pays doivent agir simultanément sur l’amélioration du climat des affaires, le renforcement des organisations du secteur privé et l’appui aux filières porteuses de croissance pour bâtir des avantages concurrentiels nationaux en vue d’appuyer la croissance et le développement de grappes. Il est en effet impératif que les pays identifient les secteurs de production où ses avantages concurrentiels sont avérés pour, ensuite, s’efforcer de les exploiter dans les meilleurs délais. L’Afrique perd ainsi souvent ses avantages naturels en termes de concurrence parce que les gouvernements africains tardent à reconnaître ces avantages et à en tirer profit. Une fois ces avantages identifiés, les pays africains doivent cibler, en fonction de leur impact fort sur la chaîne de valeur de leur économie nationale, un nombre limité de filières pour concentrer les moyens pour obtenir des effets d’entraînement, et pour aider des entrepreneurs les plus performants, ou potentiellement performants à identifier les stratégies adéquates pour améliorer ou du moins conserver ces avantages concurrentiels. L’approche « déséquilibrée » sectorielle, qui consiste ainsi à « miser » sur quelques filières prioritaires pour constituer des grappes ou clusters susceptibles de « tirer » le développement de secteurs qui leur sont liés, est mieux adaptée à un contexte en développement où les ressources sont limitées. Les pôles d’excellence industriels ou clusters sont pour l’Afrique un vecteur efficace d’insertion dans la mondialisation.
  • Un troisième pilier qui est celui d’un Etat renforcé dans son rôle de facilitateur et de régulateur de l’activité économique et disposant des compétences requises pour piloter et mener à bien les politiques nationales en faveur des clusters nationaux et des infrastructures dont ils ont besoin. Pour y parvenir, ils doivent renforcer leurs capacités de négociations, d’élaboration et de suivi des politiques publiques et développer des compétences dans la négociation d’accords commerciaux internationaux, la négociation de partenariats publics-privés et de contrats de mise en concessions, etc.

En conclusion…

Pour accélérer leur croissance économique, les Africains ont besoin de ce dont l’Europe et le Japon avaient besoin après la Deuxième Guerre mondiale : d’infrastructures, d’énergie, de marchés intégrés liés à l’économie mondiale et de conditions propices au développement d’un secteur privé dynamique. Les effets positifs de ces biens publics se feront sentir bien au-delà de l’industrie manufacturière locale et sont les déterminants de la compétitivité des pays africains.

Dans ce contexte, le rôle de l’Etat est primordial, mais l’organisation et les méthodes de travail des administrations africaines sont encore aujourd’hui largement inadaptées aux exigences d’efficacité de l’économie de marché, dans l’environnement concurrentiel de la mondialisation. S’il est affirmé dans le discours officiel que le secteur privé doit être le moteur de la croissance dans le cadre d’une économie libérale, l’Etat Providence ne s’est pas encore transformé en Etat facilitateur et catalyseur des initiatives privées.

Cela dit, les choses évoluent et on constate qu’une volonté de dialogue existe objectivement chez beaucoup de décideurs publics africains, conscients que la légitimité des politiques publiques est désormais conditionnée par leur efficacité au plan socio-économique. On commence à pouvoir identifier au sein des gouvernements et des administrations africaines des personnalités réformatrices favorables aux réformes et au dialogue avec le secteur privé et qui constituent autant de « poches d’efficacité » au sein des pouvoirs publics.

Cette évolution est porteuse d’espoirs car l’intégration de l’Afrique dans une économie multipolaire suppose un changement profond des mentalités dans ces pays de même qu’une évolution radicale de l’aide.

Ce changement de mentalité doit se matérialiser par une nouvelle culture de l’innovation et de la compétitivité en Afrique. La réforme doit être le fruit d’une relation « gagnant-gagnant » entre les pouvoirs publics et le secteur privé sur la base d’un processus de vision partagée entre les deux partenaires. L’Etat doit en tirer une meilleure création de richesses dans des conditions de transparence pour le bien général. Le secteur privé doit y trouver une amélioration de ses conditions d’opération et à la fin du compte une amélioration de ses profits.

Réformer l’environnement des affaires pour libérer l’initiative privée des entraves à son développement doit donc être une priorité pour tous en Afrique et tous les pays, du Nord comme du Sud, qui ont entrepris avec succès des réformes dans ce domaine se sont appuyés sur une mobilisation de l’opinion ne laissant persister aucune ambiguïté sur le caractère inéluctable des changements structurels à opérer.

Parce que les gains de l’ouverture des frontières dépendent de la compétitivité « de départ » des pays (forces et faiblesses des industries nationales, mais aussi coût des facteurs, stabilité politique, qualité des institutions, efficacité des structures bancaires, qualité des infrastructures, niveau d’épargne, capital humain, innovation, etc.) et aussi de la pertinence des politiques d’amélioration de la compétitivité des pays, les politiques en charge de l’amélioration de la compétitivité sont maintenant au cœur des enjeux de développement.

Dans une économie multipolaire, le développement doit être pragmatique, privilégier l’apprentissage par l’action, suivre l’évolution des marchés et des possibilités commerciales et se nourrir de l’échange d’idées et du partage de savoir via la création de nouveaux réseaux à l’image de ceux qui relient les marchés entre eux.

Comme le rappelait Robert Zoellick, cette nouvelle économie multipolaire se dessine encore et sa configuration reste à définir. Le multilatéralisme moderne ne sera pas un club fermé qui fait beaucoup plus d’exclus qu’il ne compte de membres. Il ressemblera davantage au maillage souple de l’Internet, qui relie de plus en plus de pays, d’entreprises et d’individus dans un réseau mondial.

L’avenir du développement, c’est une nouvelle vision de l’aide pour soutenir l’émergence de nouveaux pôles de croissance qui profitent à tous, en fournissant les ressources nécessaires et capables de produire des résultats pour former le tissu qui viendra étoffer la structure de ce système multipolaire dynamique.

Notes •

(1) Lire le discours ici : https://web.worldbank.org/WBSITE/EXTERNAL/NEWS/0,,contentMDK:22541126~pagePK:64257043~piPK:437376~theSitePK:4607,00.html

(2) Définie comme la capacité d’une nation à générer de façon durable un revenu pour améliorer durablement le niveau de vie de ses habitants et à leur procurer un niveau d’emploi relativement élevés, tout en étant et en restant exposés à la concurrence internationale. Selon le rapport Jacquemin et Pench (1997) cette notion de compétitivité « ne constitue ni une fin en soi, ni un objectif. Elle est un moyen efficace de relever le niveau de vie et d’améliorer le bien-être social. C’est un outil… ». De cette façon, on respecte les axiomes qui posent que (1) l’objectif d’une nation est la croissance du revenu réel de ses citoyens et (2) la croissance du revenu réel d’une nation ne se fait pas au détriment de celle d’une autre nation.