Retour sur la Géorgie

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

26 mai 2011 • Analyse •


Le 26 mai 1918, la Géorgie proclamait une indépendance qu’elle a finalement recouvrée en 1991. Depuis, cette date est un jour de fête nationale. Un bref retour sur ce « limes » européen où principes et valeurs sont plus ardemment vécus qu’à Paris, Berlin ou Bruxelles.


Située à la limite de l’Europe et de l’Asie occidentale, la Géorgie est un Etat sud-caucasien, riverain de la mer Noire et par là-même voisin de l’ensemble euro-atlantique (Union européenne-OTAN). La langue géorgienne appartient à la famille ibéro-caucasique et les racines de cette nation plongent dans l’histoire de très longue durée, à la jonction de l’Europe danubienne, de la Mésopotamie et de la Scythie. C’est en Géorgie que les ossements du plus vieil « Européen » ont été exhumés et ces contrées seraient aussi à l’origine des traditions viticoles (6000 ans et plus d’histoire du vin).

D’une superficie et d’un poids démographique modestes – 4 395 000 habitants pour 69 700 km² -, l’Etat géorgien moderne est la « porte » du Caucase, voie d’accès au Bassin caspien ; son territoire est traversé par des pipelines qui permettent d’évacuer une partie des ressources énergétiques de la Caspienne (gaz et pétrole d’Azerbaïdjan, dans un premier temps) en contournant par le sud la Russie. Depuis le milieu des années 2000, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE) contribuent ainsi à diversifier les approvisionnements énergétiques européens. La réalisation du gazoduc « Nabucco » contribuerait plus encore à leur sécurisation (le projet est concurrencé par le « South Stream » russe).

Lointaine héritière d’un ancien royaume christianisé au IVe siècle (317 ap. JC), la Géorgie a une histoire conflictuelle faite d’invasions, de conquêtes et de morcellements. Après une période d’unification sous les Bagratides (975-1213), elle est envahie par les Turcs Seldjoukides et les Mongols. La Géorgie est ensuite l’enjeu de rivalités entre les empires Ottoman et Perse (Séfévides). Aussi cet ancien royaume se place-t-il sous la protection de l’Empire russe, en 1783, avant d’être purement et simplement annexé quelques années plus tard (1801).

Sous les Tsars, la Géorgie est le pivot de la politique russe dans le Caucase (la «guerre du Caucase », 1830-1859), à la source de nombreux mouvements de peuples jusqu’en Asie mineure. La révolution russe et l’effondrement du régime impérial permettent à la Géorgie, le 26 mai 1918, de déclarer son indépendance, d’abord dans le cadre d’une fédération transcaucasienne (Géorgie-Arménie-Azerbaïdjan), puis sur une base nationale-étatique, mais les Bolcheviks, en 1920-1921, soumettent l’ensemble de la Transcaucasie. S’abat alors une terrible répression sur les élites et la nation géorgienne, réitérée dans les années 1930.

En Géorgie comme dans l’ensemble de la « Russie-Soviétie », la politique stalinienne des nationalités consiste à diviser pour régner, avec des contrecoups jusque dans les situations géopolitiques contemporaines. Nationalité titulaire d’une république, la Géorgie est l’une des quinze républiques constitutives de l’URSS (une république fédérative) mais le poids de l’ethnie éponyme au sein du territoire géorgien est contrebalancé par la création de deux républiques autonomes (Abkhazie, Adjarie) ainsi que d’une région autonome (Ossétie du Sud).

Pendant la période soviétique, les conflits sont endémiques mais contenus par le pouvoir du parti-Etat qui a les moyens de les manipuler. Ils passent au premier plan sous Gorbatchev. Le 9 avril 1991, la Géorgie déclare à nouveau son indépendance mais elle bascule dans la guerre, en Ossétie du Sud (1991) et en Abkhazie (1992). Dans ces deux entités autonomes, les Géorgiens de souche sont victimes d’une ample épuration ethnique. Les dirigeants russes soutiennent les séparatistes abkhazes et sud-ossètes, tout en se posant en puissance arbitrale, pour contraindre la Géorgie à rejoindre la CEI (Communauté des Etats Indépendants). En Adjarie, un potentat local joue aussi son propre jeu.

Signés sous l’amicale pression de Moscou, juge et partie, des cessez-le-feu transforment ces guerres en «conflits gelés », la Géorgie rejoint effectivement la CEI (1993) et le président géorgien, Edouard Chevardnadze, compte sur l’appui de Moscou pour réunifier le territoire national. Ancien ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev, il pense pouvoir jouer sur les réseaux post-soviétiques. Faute de soutien effectif, Chevardnadze se tourne vers les Etats-Unis et l’OTAN. A partir du milieu des années 1990, l’intérêt grandissant des Occidentaux pour une voie d’accès à la Caspienne contournant le territoire russe confère une portée internationale aux situations géopolitiques locales et régionales, d’où l’expression, galvaudée peut-être, de « grand jeu ».

La « révolution des roses » et l’élection à la présidence de Mikheil Saakachvili, en 2003-2004, l’inauguration du « BTC », bientôt doublé par le « BTE », accélèrent le retournement géopolitique de la Géorgie vers l’Occident. Un « partenariat stratégique » est signé avec les Etats-Unis qui forment l’armée géorgienne aux opérations de maintien de la paix et de gestion de crise sur des théâtres extérieurs. Des troupes géorgiennes sont engagées en Irak puis en Afghanistan où Tbilissi déploie toujours près d’un millier d’hommes dans des zones de combat, sans restrictions quant aux règles d’engagement (absence de « caveats »).

A partir de 2006, les tensions sur les lignes de partage internes à la Géorgie (Abkhazie et Ossétie du Sud) sont croissantes, avec de nombreux incidents que les capitales ouest-européennes s’emploient à minimiser. Le raidissement de Poutine (discours de Munich, février 2007) est évident. Les projets de Missile Defense en Europe ainsi la promesse faite à la Géorgie qu’elle sera un jour membre de l’OTAN (sommet de Bucarest, 2008) sont l’objet de violentes diatribes et les menaces fusent.

En août 2008, après des semaines et des mois de tensions croissantes, une nouvelle guerre éclate sur la ligne de front sud-ossète et l’armée russe, pré-positionnée en Abkhazie et en Ossétie du Sud, envahit le reste du territoire géorgien (7-12 août 2008). Négocié dans la précipitation des évènements par la présidence française de l’UE, un cessez-le-feu prévoit le retour au statu quo ante bellum mais les accords Medvedev- Sarkozy (12 août-8 septembre 2008), s’ils ont permis de mettre fin à la guerre, ne sont que très partiellement appliqués.

Le pouvoir russe a unilatéralement reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud (26 août 2008), sans être suivi par les autres Etats de la CEI, et il a considérablement renforcé sa présence militaire dans les territoires sécessionnistes (cf. encadrés). Organisés à Genève, les pourparlers diplomatiques sont dans l’impasse. A Tbilissi, les dirigeants ont un temps redouté les conséquences du « reset » de la diplomatie Obama (le redémarrage des relations avec Moscou) mais le soutien américain à la Géorgie a été renouvelé tandis qu’une mission de l’UE veille au respect du cessez-le-feu sur les lignes de démarcation, sans pouvoir remplir totalement le mandat qui lui a été confié cependant. Les puissances occidentales demeurent fermes sur le principe de l’intégrité territoriale.

A l’évidence, la situation géopolitique géorgienne est particulièrement difficile. Le pouvoir central a perdu le contrôle de 30% du territoire national et il doit faire face aux conséquences humaines de l’épuration ethnique menée en Abkhazie et Ossétie du Sud. En vingt années de conflit, ce sont plus de 200 000 Géorgiens qui ont été chassés d’Abkhazie et 25 000 autres ont dû fuir l’Ossétie du Sud. Certes, l’aide internationale a permis d’amortir l’onde de choc mais les faits demeurent et ils restent méconnus du plus grand nombre. D’aucuns en viennent à se féliciter de l’ordre instauré par l’armée russe dans ces lointaines contrées. Peu importe les tentatives répétées de déstabilisation interne.

Nonobstant la gêne de bien des dirigeants occidentaux, leur souci de ne pas contrarier la « grande patrie » post-soviétique ou, plus simplement leur indifférence, les Géorgiens n’ont pas renoncé à se tourner vers l’Europe des libertés. Tbilissi approfondit son partenariat avec l’OTAN (une « commission OTAN-Géorgie » a été mise sur pied) et négocie à Bruxelles un accord d’association avec l’UE. Au-delà de leur dimension commerciale et humaine (libre circulation des biens et question des visas), les enjeux sont identitaires.

En effet, si les réformes sont difficiles à mener à terme dans un contexte géopolitique des plus précaires, les expressions d’ « Etat de droit », de « règne de la loi » ou de « libre entreprise » ne sont pas vides de sens pour les élites libérales géorgiennes. L’identité de l’Europe est « excentrée » et elle est parfois plus ardemment vécue sur ses confins.