Requiem pour un empereur défunt

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

7 juillet 2011 • Hommage •


Né en 1912, Otto de Habsbourg-Lorraine, Prince d’Occident, s’est éteint le 4 juillet dernier. Descendant de Charles Quint, héritier de la dignité impériale, il incarnait l’Idée européenne ; une Europe une et libre respectueuse des héritages qui la fondent en propre. Homme d’action et de haute culture, Otto de Habsbourg-Lorraine s’est porté aux avant-postes de l’Occident pour la vérité et la défense des libertés, contre le totalitarisme et le règne du mensonge. Sa destinée nous rappelle la raison ultime de la fonction impériale : contenir le chaos et repousser la fin de cet âge du monde.


Le 4 juillet 2011, Son Altesse Royale et Impériale Otto de Habsbourg-Lorraine, s’est éteinte près du lac de Starnberg, dans cet Etat libre de Bavière qu’il avait choisi pour seconde patrie. Né le 20 novembre 1912 en Basse-Autriche, il était le fils aîné de l’Empereur Charles de Habsbourg – le dernier souverain des trônes d’Autriche, de Hongrie et de Bohême- et de l’Impératrice Zita, née princesse de Bourbon-Parme. Petit-neveu de l’Empereur François-Joseph et de l’Impératrice Elisabeth, Otto de Habsbourg-Lorraine était le lointain descendant de Charles Quint, souverain d’un « empire sur lequel le soleil ne se couche jamais », de Marie-Thérèse et François-Etienne de Lorraine. Cet empire, dans son espace originel, a survécu jusqu’à ce qu’une nouvelle « guerre de Trente ans » ne déchire l’Europe de part en part. Lointain écho de l’Ancien Occident et incarnation d’une forme d’« ancien régime modernisé » apte à relever le défi des temps nouveaux, l’Autriche-Hongrie suscitait la haine de toutes les forces radicales et antireligieuses qui travaillaient à sa chute. Ainsi que François Fejtö le démontre dans son Requiem pour un empire défunt, l’Autriche-Hongrie n’est pas morte de sa belle mort. Elle a été assassinée. Clémenceau et les jacobins français auront été les premiers responsables de l’entreprise visant à détruire cette « maison commune » qui empêchait les nationalités de se s’opprimer librement. La voie était ouverte pour une « guerre civile mondiale » et des conflits réduisant l’Homme à sa simple dimension zoologique.

Le 3 avril 1919, le Parlement autrichien votait la « loi des Habsbourg » (das Habsburgergesetz), qui bannissait la dynastie des Habsbourg-Lorraine et confisquait leurs domaines. Après avoir tenté de restaurer ses droits légitimes pour sauver l’Idée impériale, Charles de Habsbourg et sa famille durent s’exiler à Madère où il mourra de manière prématurée à l’âge de trente-deux ans. L’exil d’Otto de Habsbourg-Lorraine sur cet archipel de l’océan Atlantique, sous la souveraineté du Portugal depuis l’époque d’Henri le Navigateur, n’est que le début d’un long voyage qui le ramènera en Autriche en 1966. Antihitlérien de la première heure, il lui faut se réfugier en France puis dans le Nouveau Monde. Il cherche à convaincre Roosevelt, Truman ensuite, de restaurer l’indépendance de l’Autriche et préserver la Hongrie, tout en défendant les droits des Allemands des Sudètes. Après 1945, Otto de Habsbourg-Lorraine poursuit son combat contre les machines totalitaires, la défaite de l’Allemagne, emmenée au désastre par un sinistre avatar du Joueur de flûte de Hamelin, ayant rompu les digues dressées envers et contre la « Russie-Soviétie ». Il lui faut poursuivre le combat tant sur le plan intellectuel, moral et spirituel que géopolitique. Héritier de la dignité impériale, un sacerdoce, il est tout à la fois homme d’action, homme de lettres et grand témoin du siècle.

Lecteur de Friedrich A. Hayek et Ludwig von Mises, Otto de Habsbourg-Lorraine participe à la fondation de la Société du Mont Pèlerin, à l’origine du renouveau de la tradition libérale. De longues années, il assume la présidence internationale du Mouvement Paneuropéen qui défend et promeut l’idée d’une forme d’unité politique grand-continentale qui regrouperait les peuples, nations et nationalités de l’Ancien Monde ; député conservateur au Parlement européen, Otto Habsbourg-Lorraine n’aura cessé d’œuvrer pour l’ouverture de l’Union européenne à l’Europe centrale et orientale, cet « Occident kidnappé » par Moscou voué ensuite par les tenants d’une petite Europe à demeurer dans un « entre-deux » géopolitique, à la merci d’un retour de puissance de la Russie. N’en déplaise aux contempteurs des lois du tragique et adeptes du constructivisme, l’élargissement de l’Union européenne et de l’OTAN au centre et à l’est du Continent a pour un temps repoussé les échéances. Méditons le sort de la Géorgie restée à l’écart de ce mouvement et amputée du tiers de son territoire par les armées russes. Pleinement conscient des enjeux géopolitiques mondiaux, Otto de Habsbourg-Lorraine était un tenant de l’unité occidentale. Il aura aussi apporté son soutien à la Ligue mondiale pour la liberté et la démocratie. Qui veut la fin veut les moyens.

La lecture de Pascal nous enseigne qu’il ne faut point identifier grandeurs d’établissement et grandeurs naturelles : « Les grandeurs d’établissement dépendent de la volonté des hommes, qui ont cru avec raison devoir honorer certains états et y attacher certains respects. Les dignités et les noblesses sont de ce genre. (…) Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépendantes de la fantaisie des hommes, parce qu’elles consistent dans des qualités réelles et effectives de l’âme ou du corps, qui rendent l’une ou l’autre plus estimable, comme les sciences, la lumière de l’esprit, la vertu, la santé, la force » (Second discours sur la condition des Grands). Il arrive que certaines personnalités se tiennent à l’intersection des ordres. Ordre de la chair, ordre de l’esprit, ordre de la charité. Catholique-romain et prince d’Occident, Otto de Habsbourg-Lorraine était de ces hommes qui cheminent sur les crêtes. « Le dernier et le premier des Européens, et le meilleur prophète de l’avenir pour n’avoir rien oublié du passé », écrivait feu Pierre Chaunu. On peut aussi voir en sa personne la projection terrestre et l’incarnation d’un archétype, celui de l’Idée impériale. Le Saint Empire entendu comme Katechon, c’est-à-dire comme puissance et pouvoir de nature mystique destiné à contenir le chaos pour repousser le terme final de cet âge du monde.

La disparition d’Otto de Habsbourg-Lorraine nous renvoie à la vacuité d’une Europe sans verticale d’équilibre qui peine à se rassembler pour lutter sur ses anciens parapets. Une Europe oublieuse de son héritage spirituel et culturel.

Qu’il repose en paix.