La Géorgie aux confins de l’Europe

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

6 octobre 2011 • Analyse •


La présence de Nicolas Sarkozy en Géorgie, ce 7 octobre 2011, appelle l’attention sur la fragilité de la situation géopolitique régionale. Bien qu’en partie occupée par les troupes russes, cette nation est à l’avant-pointe des réformes dans l’aire post-soviétique et la consolidation de sa souveraineté recouvre des enjeux d’envergure continentale.


Trois ans après la signature des accords Medvedev-Sarkozy (12 août-8 septembre 2008), le voyage du président français en Géorgie ramène l’attention sur cette « Europe ultime » où les conflits géopolitiques provoqués par la politique soviétique des nationalités perdurent, le jeu consistant à instrumentaliser les oppositions ethniques pour contrôler les sujets souverains.

A la dislocation de l’URSS, le pouvoir russe manipule les revendications des Abkhazes et des Ossètes à l’encontre de Tbilissi et ce pays sombre dans la guerre. Les autorités géorgiennes doivent accepter le maintien de troupes russes dans le cadre de la CEI et les conflits sont « gelés » pour quelques années. Porté à la tête de la Géorgie, Edouard Chevardnadze compte sur l’alliance avec Moscou pour réunifier le territoire national. Il n’en sera rien.

En 2004, l’élection de Mikheil Saakachvili et l’arrivée aux affaires de réformateurs tournés vers l’Occident suscitent l’inquiétude de Vladimir Poutine. Les tensions sur les lignes de front sont croissantes mais les capitales européennes s’emploient à minimiser les nombreux incidents militaires. Le 7 août 2008, la guerre éclate et l’armée russe, pré-positionnée en Abkhazie et en Ossétie du Sud, envahit le reste du territoire géorgien. Négocié dans la précipitation des évènements, un cessez-le-feu prévoit le retour au statu quo ante mais les accords Medvedev-Sarkozy ne seront que partiellement appliqués.

Dans l’intervalle, le pouvoir russe a unilatéralement reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, transformées en bastions avancés. Organisés à Genève, les pourparlers diplomatiques sont dans l’impasse pendant que Moscou renforce sa présence militaire dans les territoires sécessionnistes. Si les dirigeants géorgiens ont pu redouter la priorité accordée par l’Administration Obama au « reset », le soutien américain a été renouvelé et une mission de l’UE veille au respect du cessez-le-feu sur les lignes de démarcation. Les puissances occidentales restent fermes sur le principe de l’intégrité territoriale.

A l’évidence, la situation géopolitique est particulièrement difficile. Tbilissi a perdu le contrôle de 30% du territoire national et la Géorgie doit faire face aux conséquences humaines de l’épuration ethnique menée en Abkhazie et Ossétie du Sud. Sur les deux décennies de conflits, plus de 200 000 Géorgiens auront été chassés d’Abkhazie et 25 000 autres ont fui l’Ossétie du Sud. Certes, l’aide internationale a permis d’amortir l’onde de choc mais les faits demeurent et ils restent largement méconnus. D’aucuns en viendraient presque à se féliciter de l’ordre prétendument instauré par l’armée russe dans ces lointaines contrées, au mépris du droit des gens.

Nonobstant la gêne des dirigeants occidentaux, le souci de ne pas contrarier la « grande patrie » post-soviétique et l’indifférence de beaucoup, les Géorgiens n’ont pas renoncé à se tourner vers l’Europe une et libre. Tbilissi approfondit son partenariat avec l’OTAN et négocie un accord d’association avec l’UE. Au-delà de leur dimension commerciale et humaine – libre circulation des biens et question des visas – les enjeux sont d’ordre civilisationnel. Si les réformes sont difficiles à mener dans un contexte géopolitique des plus précaires, les expressions d’ « Etat de droit », de « règne de la loi » ou de « libertés individuelles » ne sont pas vides de sens pour les Géorgiens.

L’étroite association de la Géorgie aux instances euro-atlantiques a aussi une portée géopolitique. Cet Etat est la « porte » du Caucase, voie d’accès au Bassin de la Caspienne, et son territoire est traversé par des pipelines qui permettent d’évacuer une partie des ressources énergétiques de la région en contournant la Russie par le sud. Depuis le milieu des années 2000, l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzerum (BTE) permettent ainsi de diversifier les approvisionnements énergétiques européens et la construction du gazoduc « Nabucco » contribuerait plus encore à leur sécurisation.

Enfin, les libres nations d’Europe n’ont certainement pas intérêt à voir se reconstituer sur leurs arrières un conglomérat eurasiatique de régimes patrimoniaux, plus ou moins rassemblés par l’autoritarisme, le capitalisme monopolistique d’Etat et autres rémanences du soviétisme. La Géorgie est l’un des rares pays de la zone en quête d’autres horizons et les efforts déployés en ce sens commandent le respect. L’identité de l’Europe est «excentrée» et l’attitude des Géorgiens nous montre que cette identité peut être ardemment vécue sur ses confins.