4 janvier 2012 • Opinion •
Au risque de surprendre, la querelle de la règle d’or est dépassée. Il ne s’agit plus de savoir s’il faut l’inscrire dans la Constitution – c’est fait, nous allons le voir –, mais comment on peut y déroger pour sortir de la crise. L’enjeu n’est pas de faire plaisir aux marchés, mais de redonner confiance aux citoyens, aux épargnants et aux investisseurs. Mais on part de très loin et Einstein nous a prévenus : « on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ». Voilà une bien mauvaise nouvelle pour les keynésiens de tous bords qui ont régenté la pensée politique en matière économique depuis quarante ans.
Durant tout ce temps, l’idée dominante fut que l’effet multiplicateur de toute dépense publique stimule la production et l’emploi et que, selon Keynes, « les dépenses sur fonds d’emprunt peuvent, même lorsqu’elles sont inutiles, enrichir en définitive la communauté ». La fable du multiplicateur fut répétée en boucle et les alternances politiques ne changèrent rien à l’affaire : base argumentaire pour les uns, ou concession à la paix sociale pour les autres, elle ne quittait plus l’actualité.
Avec la crise, la belle légende ne fait plus rêver. Les partisans de l’orthodoxie budgétaire peuvent souffler. Sans relâche, on instruisait contre eux un remake du procès de Galilée parce qu’ils dénonçaient l’asphyxie de la croissance par le surendettement public. C’est fini. Le temps est venu d’en appeler à la sagesse de Montesquieu qui blâmait ces gens « qui ont cru qu’il était bon qu’un Etat dût à lui-même [parce qu’ils pensaient] que cela multipliait les richesses » ; mais aussi de rappeler les régulateurs et les législateurs à leurs devoirs. Or que dit la loi fondamentale ?
Incorporée au préambule de la Constitution de 1958, la Déclaration des Droits de 1789 appartient à ce que les juristes appellent le « bloc de constitutionnalité ». Son article 13 est clair : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable » (« la force publique » étant instituée à l’article 12 comme garantie des droits). Non pas utile, souhaitable ou conseillée… mais IN-DIS-PEN-SABLE ! Autrement dit : toute dépense publique requiert une contribution, comme l’écrit la suite de l’article 13, « également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés » et, par là-même, toute dépense non couverte rend indispensable une contribution supplémentaire. A charge pour les gouvernants d’arbitrer entre hausse des impôts et réduction des dépenses. La règle d’or est là toute entière. Avec ces mots simples, mais bien choisis, la séparation des pouvoirs prend concrètement corps : l’Etat ne peut plus dépenser sans que la contribution indispensable soit autorisée par les citoyens (article 14). Il est à noter que cette saine doctrine de gestion sera abandonnée par les Déclarations ultérieures jusqu’à sa réintégration formelle dans la Constitution de la IVe, puis de la Ve République.
Il n’est pas permis de comprendre le mot « indispensable » comme synonyme de facultatif, au gré des circonstances, de la fronde des intérêts privés ou du bon vouloir du Prince. Car ce qui vaut pour l’article 13 vaut, cela va de soi, pour les seize autres articles de la Déclaration. Elle forme un tout indissociable, remarquable par sa cohérence politique et son unité philosophique, ce qui d’ailleurs lui valut bien des attaques. Nul n’est fondé à y faire son marché, pour garder les seuls articles qui lui plaisent. Sinon, chacun pourrait bientôt contourner à sa guise tel ou tel principe fondamental des Droits de l’Homme, tout deviendrait facultatif, et c’en serait fini de la garantie des droits civiques et de la protection des libertés publiques.
Par rapport à ses partenaires européens, la France a donc un coup d’avance puisque la règle d’or est déjà inscrite dans sa Constitution. On ne va pas convoquer le Congrès pour rappeler la loi ! Pourtant, du fait des circonstances, un débat redevient utile, et même urgent, parce que le problème s’est déplacé. En trente-sept ans de négligence budgétaire, l’accoutumance au déficit a muté en addiction ; le principe de réalité s’impose, et un sevrage brutal peut être dangereux.
Prise au pied de la lettre, la règle de l’article 13 serait assurément trop rigide, et parfois inapplicable. Laissons de côté le problème de l’emprunt pour l’investissement ; il ne présente guère de difficulté de principe. Il reste que la Constitution présente deux lacunes. D’abord, dans des situations exceptionnelles, la règle d’or pourrait être paralysante. La Constitution a, en son article 16, une réponse à l’interruption du fonctionnement régulier des institutions. Il lui manque, en matière budgétaire et de financement public, un article équivalent qui organiserait strictement une dérogation temporaire et contrôlée à la règle d’or de l’équilibre budgétaire. Ensuite, si d’aventure les finances publiques se retrouvent devant un déficit et un endettement si lourds que leur réduction n’est plus possible par les moyens normaux, il faut que la trajectoire de retour à l’équilibre – forcément dérogatoire à la « règle d’or » – soit encadrée par un principe directeur inscrit dans la Constitution. A eux seuls, ces deux sujets justifient un débat constitutionnel puisque, comme en août 1789, ils touchent au fonctionnement des institutions et à la séparation des pouvoirs, mais avec la complexité supplémentaire introduite par l’Europe. Le sujet du jour est bien d’ajouter ces deux assouplissements à la « règle d’or » telle qu’elle figure, depuis 65 ans, dans la Constitution de la République. Qui pourrait s’y opposer ?