Le redéploiement géostratégique américain et l’alliance franco-britannique

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

19 janvier 2012 • Analyse •


Les inflexions de la doctrine militaire américaine présentée par Barack Obama, le 5 janvier dernier, et le prochain retrait de deux brigades de combat depuis la « vieille Europe » confirment la part croissante de l’aire Asie-Pacifique dans la géopolitique des Etats-Unis. Les relations politiques et militaires entre Paris et Londres en sont d’autant plus importantes.


Le 5 janvier 2012, Barack Obama était au Pentagone pour présenter les lignes de force d’une nouvelle doctrine militaire caractérisée par le souci de réaliser des économies budgétaires (487 milliards de dollars, voire plus, dans la décennie à venir), tout en maintenant un haut niveau d’engagement dans l’aire Asie-Pacifique. S’il ne s’agit pas d’une bascule pure et simple de l’Atlantique au Pacifique, les alliés européens sont appelés à partager le fardeau militaire, ce qui met en évidence l’importance du partenariat franco-britannique.

Ainsi la « Look East Policy » de l’Administration Obama aura-t-elle trouvé  ses prolongements militaires, et ce alors que les deux-tiers des moyens navals américains sont déjà déployés dans cette partie du monde. A l’automne 2011, Washington avait annoncé, en marge d’un sommet de l’APEC (Asia Pacific Economic Coopération), le prochain déploiement permanent de troupes américaines en Australie afin de renforcer l’alliance avec ce quasi-continent occidental des Antipodes (1). Sur le plan commercial, la négociation d’une zone de libre-échange avec les économies les plus dynamiques du Pacific Rim, à l’exclusion de la Chine de Pékin, avait elle aussi souligné la grande attention apportée par les Américains à la zone (2). Né à Hawaï et élevé en partie en Indonésie, cette puissance émergente négligée par les cartes mentales européennes, Obama ne se veut-il pas le « Président du Pacifique » ?

Au vrai, l’intérêt renouvelé des Etats-Unis pour l’aire Asie-Pacifique s’inscrit dans la longue durée. La conquête de l’Ouest et le déplacement continu de la « Frontier » avaient déjà pour ligne d’horizon la Californie et le « Grand Océan» tandis que, parallèlement à l’expansion continentale, la marine américaine affirmait sa présence jusque sur les rives asiatiques de cet immense océan (une superficie de 168 millions de km², supérieure à l’ensemble des terres émergées). En 1853, la flotte du Commodore Perry contraignait le Shogun Tokugawa à ouvrir l’archipel japonais à la modernité occidentale. En 1898, l’annexion des îles Hawaï et la conquête des Philippines, au détriment de l’Espagne, marquait l’entrée des Etats-Unis dans le cercle des très grandes puissances. Porté ensuite à la présidence des Etats-Unis, Theodore Roosevelt voyait dans ces immensités liquides l’ « Océan de la destinée » quand John Hay, son secrétaire d’Etat, affirmait que l’histoire occidentale inaugurait « l’ère du Pacifique » (3). Nul besoin de s’attarder enfin sur la guerre contre le Japon (1941-1945), l’engagement direct en Corée (1951-1953), au Vietnam ensuite (1964-1973), la promotion de l’ANASE (Association des Nations d’Asie du Sud-Est) et l’importance des alliances déployées en Asie de l’Est et du Sud-Est. Il y a bien longtemps que l’Asie-Pacifique est une frontière stratégique de l’imperium américain.

Si la Guerre froide a maintenu l’Europe au cœur de la géostratégie mondiale, comme enjeu et non comme acteur global il est vrai, le Vieux Continent se voit depuis marginalisé et le niveau d’engagement militaire des Américains dans la zone OTAN a été fortement réduit depuis le début des années 1990. Le 13 janvier dernier, Leon Panetta, secrétaire à la Défense, annonçait le retrait de deux brigades de combat, soit environ 7000 des 80 000 soldats américains dévolus au théâtre européen (4). Certes, il ne s’agit point d’un repli général et l’on ne voit pas comment les Etats-Unis pourraient s’abstraire d’Europe sans remettre en cause leur capacité à peser et intervenir dans l’Ancien Monde. Le déploiement de systèmes antimissiles dans le cadre de l’OTAN est aussi une réaffirmation de l’engagement américain dans la défense mutuelle. Bref, l’Alliance atlantique et son article 5 demeurent irréfragables.

Pourtant, le déplacement des centres d’application de la grande stratégie américaine implique un nouveau « partage du fardeau »  entre l’ancien et le nouvel Occident (la thématique est ancienne). La solidité et la crédibilité militaire de l’OTAN requièrent de plus grands efforts de la part des alliés européens ou, par défaut, plus de financements communs et de partage des capacités militaires, ce que recouvre l’expression otanienne de « Smart Defense » (5). Cela pose moult questions en termes de souveraineté nationale, d’autonomie de décision et de hiérarchie dans la division interalliée du travail. De fait, l’affaire libyenne a démontré le besoin de « nations-cadres » en Europe à même de mobiliser des capacités nationales pour conduire  de telles opérations.  Cette condition sine qua non nous ramène donc à la France et au Royaume-Uni, les deux principales puissances militaires européennes.

La rhétorique du « couple franco-allemand » a en grande partie occulté le resserrement des liens entre Paris et Londres au fil des années 1990, le quatre-vingt-dixième anniversaire de l’Entente cordiale fournissant l’occasion de développer un « partenariat global » (1994). Ce processus aura pourtant été essentiel dans le lancement de l’ « Europe de la défense », l’actuelle PSDC (Politique de sécurité et de défense commune) de l’Union européenne. Il est vrai que ce rapprochement était fondé sur des «ambiguïtés constructives » qui ont volé en éclats lors de la crise irakienne. Depuis, la pleine participation française aux structures militaires intégrées de l’OTAN, les effets de la crise économique sur les budgets militaires et le moindre intérêt des Etats-Unis pour l’Europe ont amplifié les convergences. Le 2 novembre 2010, Nicolas Sarkozy et David Cameron signaient donc deux traités à Lancaster House, visant à accroître leur coopération militaire bilatérale pour demeurer des acteurs géopolitiques de rang mondial. Il reste à donner plus de substance à ces traités et l’opération en Libye était un cap à franchir pour aller en ce sens (6).

Les convergences franco-britanniques de l’après-Guerre froide s’inscrivent dans des logiques intergouvernementales, la finalité politique de chacun étant de préserver son statut de puissance mondiale. Cela dit, une coopération bilatérale plus forte encore contribuerait objectivement à la défense de l’Europe et à la consolidation des positions du Vieux Continent dans les équilibres mondiaux. La guerre demeurant l’ultima ratio, il est important que les deux principales puissances militaires européennes conservent des moyens d’intervention dans leur environnement proche et lointain.  La combinaison des capacités françaises et britanniques est aussi déterminante pour atteindre le seuil d’intensité pouvant influencer de manière décisive la «grande stratégie » américaine. Le déroulement de l’affaire libyenne en témoigne.

Enfin, les enjeux de cette alliance sont d’ordre ontologique. L’ouverture au «grand large » – plus fondamentalement, l’ouverture au « lointain » – est consubstantielle à l’histoire de l’Occident et il revient aux puissances atlantiques de porter cet héritage, tant sur le plan spirituel que temporel. Une Europe recroquevillée sur son aire géographique qui s’illusionnerait sur les vertus protectrices de ses « anciens parapets » serait infidèle à elle-même. Le monde est engagé dans une « grande transformation » et un semblant de nouveau bloc continental, autocentré et organisé dans le cadre d’une économie administrée, ne permettra pas de contrer les forces titanesques  qui sont au travail. Au vrai, le partenaire allemand, essentiel dans la question de l’Eurozone, n’est certainement pas sur cette ligne politique et économique (7).

Déjà, la transmutation en cours des équilibres de puissance dans le monde prend l’allure d’un « grand déclassement » pour l’Europe et les difficultés de nations porteuses d’une civilisation à vocation universelle avivent le ressentiment leurs anciens sujets et tributaires. Dans une telle époque, l’alliance franco-britannique est essentielle, tant pour relever les défis inhérents à la mondialisation que pour intervenir  au-delà des « anciens parapets ». Indépendamment du cadre institutionnel auquel on se réfère, l’avenir de la défense de l’Europe, repose en grande partie sur la volonté politique et les capacités militaires de ces deux anciennes puissances impériales.

Notes •

(1) Les Etats-Unis et l’Australie sont alliés au sein de l’ANZUS (Australia, New Zealand, United States), fondée en 1951. Le 16 novembre 2011, les Etats-Unis ont annoncé le déploiement cette année de 250 « marines » à Darwin, dans le nord de l’Australie, le chiffre devant être progressivement porté à 2500. Riveraine de l’océan Pacifique et de l’océan Indien, l’Australie est un précieux allié des Etats-Unis dans la région en sus du Japon, de la Corée du Sud et d’autres pays de l’Asie maritime (Philippine, Singapour, etc.). Avec le Vietnam ou encore l’Indonésie, les Etats-Unis développent des partenariats sans aller jusqu’à une alliance instituée. Ces différents pays cherchent à contrebalancer la puissance de Pékin qui se fait pressant dans les mers de Chine méridionale et orientale, ces « méditerranées asiatiques » revendiquées en totalité par les dirigeants chinois.

(2) Le projet de Partenariat Trans-Pacifique a été relancé à Hawaï, le 13 novembre 2011, lors du dernier sommet de l’APEC. Outre les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Malaisie, le Vietnam, Brunei, le Chili et le Pérou en participerait, à l’exclusion de la Chine.

(3) John Hay affirmait que « l’histoire occidentale a commencé par une ère méditerranéenne, est passée par une ère atlantique et entre maintenant dans l’ère du Pacifique ». Dans la France de l’entre-deux-guerres, le géographe Albert Demangeon prédisait que l’Océan Pacifique serait la « Méditerranée du XXe siècle ». Ce sont là des variations classiques sur la thématique du glissement des centres de puissance et des foyers de civilisation, une thématique essentielle dans la philosophie moderne de l’Histoire.

(4) En 1989, les forces américaines déployées en Europe et sur les mers bordières représentaient plus de 300 000 hommes. La décrue a commencé avec la guerre du Golfe, certaines des troupes expédiées dans la région pour bouter hors du Koweït les forces de Saddam Hussein ne revenant pas en Europe mais regagnant les Etats-Unis.

(5) L’expression est de rigueur à l’OTAN depuis l’opération en Libye et le retour d’expérience qui a suivi avec la mise en évidence des lacunes militaires européennes en termes d’avions ravitailleurs, de missiles de croisière et de munitions ou encore de moyens de guerre électronique.

(6) L’ensemble des documents signés à Lancaster House comprend un traité de coopération en matière de défense et de sécurité, un traité sur la simulation nucléaire et une déclaration sur la coopération de défense et de sécurité.

(7) Sur les relations entre les trois principaux Etats européens, voir Une approche géopolitique de la triade Paris-Londres-Berlin : un nouvel «équilibre de déséquilibres », Institut Thomas More, 12 juillet 2011 (publié avec le soutien de la Délégation aux Affaires Stratégiques).