Le concept stratégique de l’OTAN à l’épreuve du réel

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

18 mai 2012 • Entretien •


Les 19 et 20 novembre 2010, l’OTAN adoptait lors d’un sommet à Lisbonne un nouveau concept stratégique définissant les menaces pesant sur ses Etats membres, les crises et les tendances des relations internationales et les moyens pour y faire face. C’est la feuille de route de l’Alliance pour les dix années à venir, et qui reconfirme que l’engagement pris de se défendre mutuellement contre toute attaque reste le socle de la sécurité euro-atlantique. Le chercheur en géopolitique Jean-Sylvestre Mongrenier analyse la pertinence du concept stratégique de l’OTAN un an et demi après son adoption.


Le concept insiste sur les menaces que pose la prolifération nucléaire et des armes de destruction massive. Quels sont les progrès réalisés par l’OTAN en la matière pour les contrer ?

De fait, la prolifération nucléaire et balistique – les deux phénomènes se recoupant sans se confondre –, concerne au premier chef les membres européens de l’OTAN. Reportons-nous simplement au programme nucléaire mené par le régime iranien et aux efforts balistiques que Téhéran déploie. D’ores et déjà, l’ensemble du Proche et Moyen-Orient (Turquie incluse), voire le Sud-Est européen, sont à portée de tir des missiles Shahab III. La réponse élaborée en commun au sein de l’OTAN consiste à concevoir et déployer un dispositif de défense antimissile des territoires, dispositif articulé au système global des Etats-Unis (la Missile Defense). Le projet initial de l’administration Bush, tel qu’il avait été présenté en 2007, a été reconfiguré pour mieux s’adapter aux menaces de moyenne portée qui pèsent plus spécifiquement sur l’Europe. Dans un premier temps, des intercepteurs SM-3 seront déployés sur des plates-formes navales en Méditerranée et, peut-être, en mer Noire. Dans un second temps, ce seront aussi des intercepteurs terrestres sur un site polonais et un site roumain. La reconfiguration du projet par l’administration Obama visait aussi à faciliter la réouverture des négociations avec la Russie. Sans grand succès, il faut bien le dire. Vladimir Poutine ne se rendra pas à Chicago, les 20 et 21 mai ; il n’y aura pas d’accord-cadre entre l’OTAN et la Russie, les dirigeants russes s’opposant au déploiement de systèmes antimissiles en Europe, du moins de systèmes autres que les leurs.

Du côté de l’OTAN et de ses pays membres, le principe d’un bouclier antimissile a été arrêté lors du sommet de Lisbonne, en novembre 2010. Il est conçu comme une extension de la défense de théâtre développée depuis 2000. La mise en place d’une « capacité intérimaire » devrait être décidée lors du sommet de Chicago, le système antimissile de l’OTAN devant progressivement monter en puissance jusqu’en 2018. Concrètement, un système de commandement américain est en place, un radar d’alerte américain est en activité dans l’est de la Turquie depuis le début 2012 et une frégate américaine, dotée du système Aegis, croise en Méditerranée. En parallèle, les Alliés travaillent à la mise en place d’un système commun de commandement et de contrôle opérationnel . Plus généralement, il importe de préciser que les systèmes antimissiles n’ont pas vocation à se substituer aux armes nucléaires, ce qui a été rappelé à Lisbonne. Ils s’intègrent dans une dissuasion globale fondée sur des moyens nucléaires, des moyens d’interception, des moyens de projection de forces et de puissance sur des théâtres extérieurs. Enfin, la politique de contre-prolifération repose aussi sur la diplomatie et les divers régimes juridiques internationaux (voir notamment le traité de non-prolifération).

Une place importante est accordée aux cyberattaques ; l’OTAN se dote-t-elle des moyens suffisants pour y parer depuis novembre 2010 ?

Nos sociétés, dans leur épaisseur et dans leur complexité, sont de plus en plus dépendantes des systèmes de communication électroniques comme des moyens spatiaux. Il ne s’agit pas seulement des structures politiques et militaires des Etats mais aussi des infrastructures et réseaux énergétiques (centrales nucléaires, réseaux électriques, tubes et gazoducs, etc.), de l’eau, des hôpitaux, des réseaux de circulation, des services bancaires. Tout cela constitue la toile de fond de l’attention accordée par l’OTAN aux cyberattaques et à la protection des systèmes d’information et de communication. L’OTAN en tant que telle a toujours protégé ses systèmes propres mais ces enjeux ont pris une importance grandissante dans les années 2000, au fur et à mesure de la croissance et du renouvellement des menaces. Lors du sommet de Prague, en 2002, cette question a été inscrite à l’agenda politique de l’OTAN. En d’autres termes, elle a dépassé sa seule dimension technique pour être considérée comme une priorité politique. Cette priorité est réaffirmée lors du sommet de Riga, en 2006. En 2007, l’Estonie est engagée dans une grave crise politique avec la Russie et ses institutions, tant publiques que privées, sont l’objet de cyberattaques qui menacent la cohésion et le fonctionnement de cet Etat. Réunis en juin 2007, les ministres de la défense de l’OTAN préconisent l’élaboration d’une politique de cyberdéfense. L’Estonie joue un rôle important en contribuant au premier chef à la création d’un Centre de cyberdéfense à Tallin, homologué comme centre d’excellence de l’OTAN en 2008 (ce centre mène des travaux de recherche et de la formation).

L’année 2008 voit éclater la guerre russo-géorgienne qui est aussi une « cyberguerre », ce qui contribue à accélérer la prise de conscience de la gravité des enjeux. C’est depuis les événements de 2007 et 2008 que des exercices de « cybercoalition » sont régulièrement menés par l’OTAN, exercice en partie élargis à des pays partenaires ; cela a été le cas pour l’exercice mené fin 2011, exercice incluant l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Pour nous résumer, jusqu’en 2007, l’OTAN a pour souci la protection de ses systèmes de communication propres. Depuis, le cadre a été élargi et l’OTAN met en place des mécanismes d’aide à ses Etats membres avec le possible envoi d’équipes de réaction rapide en cas de cyberattaques. Si certains des Etats membres ont la capacité et les moyens de développer leur propre cyberdéfense, d’autres constituent des « maillons faibles » qui pourraient menacer la cohésion et la résilience de l’ensemble de la structure alliée. L’OTAN intervient tout à la fois comme structure de coordination et de coopération entre ses membres et comme structure d’appui permettant à certains d’entre eux de se mettre à niveau. Ce processus est entériné par le Concept stratégique de 2010 qui mentionne la cyberdéfense. Dans le prolongement du sommet de Lisbonne, les ministres de la défense de l’OTAN, le 8 juin 2011, ont donné leur accord à une nouvelle version de la politique de cyberdéfense. Elle est axée sur le renforcement du dispositif central de protection, l’élaboration de nouvelles règles et le soutien aux Alliés dans leurs initiatives propres. Un plan d’action destiné à mettre en œuvre cette politique a été adopté. Une équipe opérationnelle de réaction rapide est progressivement mise sur pied et ce processus sera mené à terme dans l’année. Les quelques lignes consacrées par le Concept stratégique à la cyberdéfense ne sont donc qu’un moment dans le développement d’une thématique et d’un dispositif consacrant l’importance que les Alliés lui accordent.

De même, qu’en est-il en matière de lutte contre le terrorisme ?

La lutte contre le terrorisme nous ramène avant tout à la guerre d’Afghanistan, dont l’évolution est au cœur des discussions à l’intérieur de l’OTAN, avec en ligne de mire une sortie de ce théâtre à l’horizon 2014 et un transfert des responsabilités à Kaboul. L’OTAN et ses Etats membres basculent d’une stratégie de contre-insurrection à une stratégie de contre-terrorisme, ce qui implique une présence minimale tant à travers l’OTAN que sur le plan bilatéral. Cette stratégie de contre-terrorisme vise à empêcher la reconstitution d’un émirat islamique afghan, possible centre nerveux du système terroriste mondial. Au-delà de l’échéance de 2014 se pose donc la question des relations avec Kaboul et du soutien à apporter à ce fragile pouvoir central. C’est tout l’enjeu des « partenariats stratégiques » négociés par l’OTAN et certains de ses membres avec l’Etat afghan. Des accords et des cadres de coopération ont été mis en place, ou sont en passe de l’être, mais il faudra leur conférer de la substance.

C’est sur le terrain et dans les faits que se joue la lutte contre le terrorisme : le Concept stratégique élabore une vision globale des menaces et de l’environnement stratégique ; il fixe le rôle et les missions de l’OTAN mais c’est aux nations alliées d’agir dans ce cadre d’action. Il faut bien conserver à l’esprit le fait que l’OTAN n’est pas un deus ex machina ou un « grand être » agissant par lui-même. Les moyens déployés sur le théâtre afghan comme sur d’autres théâtres appartiennent aux nations alliées. En dernière instance, c’est donc sur celles-là que repose la volonté de combattre le terrorisme, d’où l’importance d’une transition en bon ordre, dans le respect des échéances fixées à Lisbonne, des responsabilités de l’OTAN aux autorités afghanes. Le « chacun pour soi » et un repli désordonné ne pourraient que mettre en péril les solidarités interalliées avec des retombées dans l’ensemble des institutions multilatérales. Sans même parler de la situation afghane.

Les menaces sur les voies énergétiques et maritimes sont prises en compte dans le concept comme un élément majeur des relations internationales. Comment l’OTAN y fait face ?

Dans les années qui ont précédé le sommet de Lisbonne, le thème de la « sécurité énergétique » s’est imposé en raison de l’utilisation répétée des exportations de pétrole et de gaz russes comme moyens de pression sur des pays centre et est-européens, pays consommateurs d’hydrocarbures russes et/ou territoires de transit vers les marchés ouest-européens. A Moscou, ces Etats sont considérés comme relevant de l' »étranger proche ». De ce fait, l’exécutif polonais a même évoqué un temps la possibilité d’une « OTAN de l’énergie » ; il s’agissait d’une réaction au manque de substance de la politique énergétique commune de l’UE. Au plan mondial, les développements de la piraterie au large de la Somalie et dans le golfe d’Aden ont aussi posé la question de la sécurité des voies maritimes : l’opération menée sous le drapeau de l’UE (mission EUNAVFOR Atalanta) dans la zone est complétée par une opération de l’OTAN (mission Ocean Shield). Il est notoire que cette piraterie a eu un impact non négligeable sur les coûts du passage par le canal de Suez et le détroit de Bab-El-Mandeb.

A Lisbonne, la thématique par trop générale de la « sécurité énergétique » – trop générale car elle inclut la sécurité des infrastructures qui dépend de la responsabilité des autorités nationales – a débouché sur le projet d’une contribution interalliée plus ample à la sécurité des voies de communication et de transport. En la matière, l’opération Active Endeavour que l’OTAN mène en Méditerranée – une opération décidée en octobre 2001, sous article 5, pour lutter contrer les trafics illicites et le terrorisme –, constituait déjà un pas dans cette direction. Ces derniers mois, les très fortes tensions autour du détroit d’Ormuz, une zone géostratégique par laquelle transitent environ 30 % des exportations mondiales de pétrole, ont aussi mis en évidence l’importance de ces enjeux. Très fortement importateurs de pétrole et de gaz, les alliés européens ne sauraient se désintéresser de ces zones géostratégiques. Plus largement, le Commandement suprême de la transformation (ACT) – ce commandement de niveau stratégique est sis à Norfolk et il est dirigé par un Français, le général Stéphane Abrial – travaille sur les « Global commons ». L’expression désignant les espaces maritimes, aériens, spatiaux et cybernétiques dans lesquels toute atteinte au libre accès et à la libre circulation auraient un impact considérable sur la mise en œuvre des moyens militaires ainsi que la sécurité et la prospérité des sociétés occidentales. Le thème des cyberattaques nous a précédemment mené à insister sur l’importance de ces enjeux.

Le concept de l’OTAN indique que « nous alimenterons les budgets de défense aux niveaux nécessaires pour que nos armées aient des moyens suffisants ». N’est-ce pas un vœu pieux et qui ne s’est pas du tout traduit dans la réalité ?

On sait que depuis la fin de la guerre froide, les pays européens ont très largement réduit leurs dépenses militaires. Un ancien premier ministre français avait alors parlé des « dividendes de la paix » mais on ne voit pas les effets bénéfiques pour la croissance économique. La valeur relative des dépenses militaires est passée de 3 ou 4 points de PIB à 1,5 point, voire moins dans bien des cas. Lors du sommet de Washington, en 1999, l’OTAN a lancé une « initiative de défense conventionnelle » (IDC) et préconisé le maintien des dépenses militaires à 2 points de PIB. A Prague, en 2002, un « engagement capacitaire » (PCC) a ensuite été adopté, et ce dans la même optique. Sans impact sur l’évolution des dépenses militaires, il faut bien le dire, les comportements de « passager clandestin » se diffusant en Europe. Désormais, la situation est encore aggravée par la crise économique, les gouvernements considérant les dépenses militaires – sans grand retour sur le marché électoral – comme une variable d’ajustement budgétaire.

Ce désarmement unilatéral de l’Europe, dans un monde menacé d’une possible convergence de lignes dramaturgiques, est rien moins qu’inquiétant. D’ores et déjà, il hypothèque l’interopérabilité militaire à l’intérieur de l’OTAN et la capacité interalliée à mener des opérations de guerre sans un fort appui américain. A cet égard, le conflit libyen a mis en évidence les lacunes dont souffrent les armées européennes. Cela rend d’autant plus improbable une « Europe de la défense », l’UE ne pouvant compter sur l’appui des moyens militaires américains pour pallier les lacunes de ses Etats membres dans le cadre d’une opération menée à l’extérieur de l’OTAN. Enfin, ce désarmement de fait et le désintérêt croissant des pays européens pour la défense – l’état de paix étant considéré comme donné – devraient soulever un questionnement en termes de philosophie politique. Les Welfare States ont dévoré les Warfare States et il faudrait se demander si les Etats-providences européens, par ailleurs profondément mis à mal par la stagnation économique et les évolutions démographiques, constituent encore des entités politiques, au sens fort du terme. Cette réflexion philosophico-politique nous conduirait bien au-delà de l’OTAN mais il faudra bien la mener.

En matière de gestion de crise, l’OTAN appelée à mieux gérer l’après-conflit. Or c’est plutôt une spécificité de l’Union européenne et une faiblesse de l’OTAN. L’organisation a-t-elle commencé à rattraper son retard en la matière ?

L’UE et certains de ses Etats membres ont volontiers mis en avant leurs moyens civils comme avantage comparatif vis-à-vis de l’OTAN et comme outil de « Soft Power »dans la compétition planétaire. De fait, l’engagement de l’UE dans les « Balkans occidentaux », c’est à dire le Sud-Est européen, est d’une grande importance pour le devenir de cette région appelée à rejoindre les instances euro-atlantiques. Il faut cependant conserver à l’esprit que ces interventions de l’UE ont été lancées après celles menées dans le cadre de l’OTAN et sous la direction des Etats-Unis, lors de la phase armée des conflits géopolitiques régionaux. Avec le recul et à l’épreuve des faits, le maniement des théories du Soft Power se révèle être la rationalisation d’une certaine impuissance européenne.

Dans le cadre de l’OTAN, c’est l’engagement en Afghanistan qui a conduit à développer une approche globale, c’est-à-dire civilo-militaire et intégrée. L’enjeu est de contrôler dans la durée le terrain conquis par les armes, et ce au moyen d’investissements civils et de projets de reconstruction. Le Concept stratégique met en avant la « sécurité coopérative » qui a l’ambition de conjuguer « approche globale » et « partenariats » avec diverses organisations internationales dont l’ONU. A ces fins, une « structure civile de gestion de crise, appropriée mais modeste » est prévue. Cela ne va pas sans effets de concurrence entre la « technostructure » de l’UE et celle de l’OTAN mais il faut rappeler que ces deux organisations sont très largement composées des mêmes Etats membres et il s’agit d’allouer au mieux les ressources de ces Etats. Au final, la question-clé est de savoir quel est l’ordre de grandeur adéquat et le niveau politique pertinent pour relever les défis internationaux : le cadre strictement européen de l’UE ou le cadre euro-atlantique délimité par les contours de l’OTAN ?

Une coopération importante avec l’UE est soulignée dans le concept stratégique. Comment le « partenariat stratégique avec l’UE » ainsi mentionné s’est-il accru ?

En raison des larges intersections entre l’OTAN et l’UE quant à leur composition respective, un partenariat semble relever du bon sens. L' »Europe une et libre » à laquelle les Occidentaux travaillent à donner forme depuis la fin de la guerre froide repose sur deux piliers complémentaires : l’UE et l’OTAN. Aussi le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen, a-t-il beaucoup insisté sur l’importance du partenariat entre l’OTAN et l’UE. La question nous renvoie à l' »approche globale » et aux effets de synergie recherchés entre moyens militaires et moyens civils. L’époque d’une forte concurrence entre le projet d’une « Europe totale » d’une part et le « tout-OTAN » d’autre part est aujourd’hui dépassée, mais l’approfondissement des relations UE-OTAN se heurte notamment au conflit entre la Turquie et Chypre à propos de la partie nord, unilatéralement reconnue par Ankara sous la forme d’une « République turque de Chypre du Nord ». La Turquie à l’intérieur de l’OTAN, Chypre à l’intérieur de l’UE contrarient la négociation de l’étroit partenariat UE-OTAN souhaité par tous ou presque. La réunification de Chypre permettrait peut-être de lever l’obtacle mais nous n’en prenons pas le chemin. A ce sujet, il faudrait aussi s’inquiéter des effets provoqués par le « collapsus » grec sur la balance des forces dans la région et en Méditerranée orientale. Nous n’avons pas encore entrevu toutes les conséquences possibles.

L’idée que « nous coopérerons plus étroitement pour le développement des capacités de manière à réduire au minimum les doubles emplois et à maximiser le coût efficacité » est-elle déjà mise en pratique ? Que peut-on attendre de l’idée de smart defence ?

L’idée de smart defence [« défense intelligente »] consiste à acquérir en commun et à partager un certain nombre de capacités militaires, de manière à compenser la baisse des dépenses militaires des dernières années et à conserver les moyens de remplir les objectifs qui ont été définis dans le cadre de l’OTAN. En cela, la smart defence est la sanction du désarmement unilatéral européen mis en exergue par les difficultés de l’opération en Libye. Dans un discours du 10 juin 2011, peu avant son départ du Pentagone, Robert Gates avait alors insisté sur les effets pervers de cette démission, avec un possible désintérêt des Etats-Unis pour l’OTAN faute de retour sur investissement, d’autant plus que Washington est amené à redistribuer une partie de ses moyens militaires en Asie-Pacifique où les tensions entre la Chine et les alliés des Etats-Unis s’amplifient, notamment autour du découpage des eaux territoriales et des zones économiques exclusives, en mer de Chine méridionale et en mer de Chine orientale.

A la tête de l’Allied Command Transformation [commandement interallié chargé de superviser la transformation des capacités militaires de l’OTAN], le général Abrial a été chargé de formuler des propositions concrètes dans le cadre de coopérations bilatérales et multilatérales. Il a aussi pour interlocuteurs l’Agence européenne de défense afin de travailler dans la même direction. Les quelque 25 projets concernent notamment l’entraînement des soldats, la médecine du champ de bataille, la police du ciel, les patrouilles maritimes, la gestion commune des munitions ou encore les ravitailleurs en vol.

Chacun de ces projets serait pris en charge par de petits groupes de pays. Ces projets comptent aussi une initiative franco-américaine dans le domaine de l' »intelligence, surveillance et reconnaissance », une fonction très importante pour la gestion du champ de bataille. Nous ne sommes qu’au début de ce processus qui est pensé pour s’inscrire dans le long terme. A Chicago, l’objectif primordial en ce domaine est d’aboutir à une déclaration politique sur l’engagement des alliés à mieux coordonner leurs investissements militaires.
Si le pragmatisme est de mise dans la communication autour de la smart defence, il n’en reste pas moins que l’achat de moyens communs, le partage de capacités et la spécialisation des nations posent toute une série de questions. En cas de désaccord entre les alliés sur une décision d’intervention militaire, un partage trop poussé des capacités ne déboucherait-il pas sur une paralysie réciproque ? Les principaux Etats européens, notamment la France et le Royaume-Uni au plan militaire, auront-ils la volonté et la capacité de demeurer des « nations cadres », à même de prendre la direction d’une opération militaire d’importance ? Plus fondamentalement, ce processus d’intégration militaire pourrait être de longue portée au plan politique. N’assisterait-on pas, cahin-caha, au dépassement des souverainetés national-étatiques dans le cadre élargi de l’euro-atlantisme ? A l’évidence, bien des Etats européens ne sont pas décidés à conserver une forme altière de souveraineté : l’involution des budgets militaires révèle les préférences collectives.

Finalement, le concept stratégique répond-il à l’évolution des menaces internationales ?

Quels sont selon vous les points qui vont bloquer à l’avenir ou à l’inverse évoluer positivement ? Comme indiqué plus haut, le concept stratégique reflète une vision globale de l’environnement international et des menaces qu’il recèle. Il est suffisamment large et souple pour que les autorités politiques puissent opérer des choix pertinents dans ce cadre de pensée. Le défi porte essentiellement sur les budgets militaires en Europe. Aucun cadre de pensée et de conception ne saurait en effet pallier l’absence de volonté et de moyens. Et c’est à l’aune des budgets et des capacités que l’on jauge les intentions. En la matière, le combat se déroule à l’intérieur de chaque Etat membre puisque c’est là que s’élaborent les choix budgétaires et les décisions d’investissement. Sur un plan plus général, l’Europe et ses Etats sont le lieu d’un affrontement entre logiques fédératives, au sens générique du terme, et logiques nationalistes. Cet affrontement concerne tout aussi bien l’OTAN que l’UE ; l’affaiblissement de l’une des instances euro-atlantiques ne manquerait pas de retentir sur l’autre.

Le concept stratégique est-il voué à évoluer ou est-il figé pour dix ans comme il est prévu ?

L’image globale qui sous-tend et englobe tout à la fois le concept stratégique de l’OTAN évolue selon un processus incrémental, par essais et par erreurs, pour s’adapter aux événements et aux transformations de l’environnement international. La méthode nous renvoie à l’épistémologie de Karl Popper. Comme pour les concepts stratégiques précédents, les ajustements seront donc successifs et les directives politiques globales feront évoluer la chose jusqu’à ce qu’une refonte d’ensemble soit ressentie comme nécessaire. Tout l’art politique consiste en fait à conjuguer esprit de géométrie et esprit de finesse. On ne peut cependant exclure le cas d’exception, l’« a-normal », c’est-à-dire une situation de détresse qui remettrait tout en jeu et exigerait une décision souveraine. C’est peut-être là que réside la « question d’Europe » : une incapacité à penser, fût-ce au plan théorique, la situation de détresse.