21 janvier 2013 • Analyse •
« Tandis qu’entre les deux États la coopération économique, politique, culturelle, ira en se développant, puissiez-vous […] faire en sorte que tous les milieux de chez vous et de chez nous se rapprochent toujours davantage, se connaissent mieux, se lient plus étroitement ! ». Ces mots, adressés par le général de Gaulle à la jeunesse allemande à Ludwigsburg, le 9 septembre 1962, moins de 20 ans après la fin de la seconde Guerre Mondiale, posèrent les premières pierres du rapprochement entre la France et l’Allemagne. Au-delà d’une simple déclaration de Chef d’État en visite dans un pays voisin, ils surent, au diapason des propos symétriques du Chancelier Adenauer, insuffler une véritable dynamique à la coopération entre les deux pays, coopération actée par la signature du Traité de l’Élysée en janvier 1963, qu’on s’apprête à célébrer.
Car, aussi fructueuse que fut cette entente, elle paraît aujourd’hui bien essoufflé. Et les commémorations prévues à l’occasion du 50ème anniversaire du traité ne parviendront pas à occulter les fractures tant politiques qu’économiques apparues au fil du temps entre les deux pays, et renforcées par quatre années de crise.
Si de Gaulle et Adenauer surent créer une dynamique, qui ne fut pas sans heurts mais qui fut féconde, ces derniers mois ont plutôt fait penser à la « chronique d’un désamour annoncé » entre la Chancelière Angela Merkel et le Président François Hollande. L’orientation de la construction européenne et la réforme de la zone euro sont des sujets qui, désormais, sont dominés par la poursuite des intérêts nationaux. Il semble que la volonté politique de mettre en exergue la complémentarité des modèles des deux pays ait perdu de sa vigueur, à mesure que la crise de la dette s’aggravait et donnait à voir crûment l’écart désormais creusé entre la vision et les performances économiques de la France et de l’Allemagne.
Deux visions économiques opposées : la cigale française et la fourmi allemande
Derrière cette affirmation se cachent deux perceptions bien différentes du fonctionnement économique. Les dirigeants politiques français ont poursuivi, par-delà les changements de majorité, une logique que l’on peut aisément qualifier de dirigiste, dans laquelle l’État assume le rôle central de puissance interventionniste. L’État français, en stimulant la demande intérieure et donc la consommation – notamment par une politique généreuse de transferts sociaux – assure au pays un certain niveau de croissance. Or, si elle peut sembler bien huilée, cette mécanique est pourtant boiteuse, tant son financement est dépendant de la dépense publique, et donc de la dette.
L’Allemagne de son côté a plutôt misé sur la création de richesses grâce à une économie compétitive, reposant sur des exportations dynamiques. Ces dernières reposent essentiellement sur la capacité des entreprises allemandes à innover – en 2012, 79% d’entre elles avaient une activité innovante selon Eurostat – ainsi que sur le développement d’une offre de produits diversifiée et réactive. Il en résulte que la balance commerciale allemande affichait un excédent de 160 milliards d’euros en 2011. Pour mémoire, la même année, la France enregistrait un déficit commercial de70 milliards d’euros…
Il faut bien comprendre que ces différences profondes, structurelles et culturelles, dans l’approche de l’économie entre les deux pays trouvent leurs racines dans les évolutions qu’ont connues la France et l’Allemagne au cours des 19ème et 20ème siècles. Après l’échec des premières tentatives de colonisation aux Amériques, soldé par le Traité de Paris de 1814, la France connut, de 1830 à 1880, une poussée coloniale spectaculaire en Afrique et en Asie. Ces territoires constituèrent, et ce jusqu’à la fin de la seconde Guerre Mondiale et les vagues successives de décolonisation, un marché pour les biens et les services produits en France. Le réseau politique mondial crée par l’empire colonial et entretenu dans les décennies qui ont suivi par la Francophonie, a permis à la France de conserver des liens d’affaires avec ses anciennes colonies. Si tout cela paraît dater quelque peu et si la page coloniale est naturellement tournée, nous y avons insisté car, comme l’a montré Jacques Marseille, cela a laissé de profondes traces dans la conception économique française des marchés considérés comme « captifs » ou « naturels ».
L’Allemagne, quant à elle, de par le morcellement de son territoire jusqu’en 1871 et l’absence de gouvernance au niveau national, n’a pas mené une politique de colonisation aussi intense que ses voisins britanniques ou français. Dès lors, en l’absence de marchés extérieurs dédiés à l’absorption des biens produits sur le territoire national, l’industrie allemande a dû parier sur la compétitivité de son économie et la qualité de l’offre de ses produits. Cette nécessité de s’imposer par la qualité de son industrie, s’est renforcée encore après la seconde Guerre Mondiale, lorsque l’option militaire est devenue inenvisageable. Une autre caractéristique intéressante de l’économie allemande – expliquée aussi par l’unification tardive du pays – est le caractère fortement décentralisé de son tissu industriel et la collaboration étroite qu’entretiennent Régions et entreprises.
S’il est évident que ces deux approches de l’économie ont connu des mutations importantes ces dernières décennies, elles constituent tout de même le marqueur ADN des politiques conduites dans chacun des deux pays sur la longue durée : l’économie française est structurée autour d’une consommation alimentée par les transferts sociaux et de marchés historiques qu’elle croit acquis ; l’Allemagne privilégie depuis longtemps une politique de l’offre assise sur le dynamisme à l’export de son tissu industriel.
L’effet de la crise
La crise financière de 2008 et, depuis le début de l’année 2010, celle des dettes souveraines sonnent comme l’heure des comptes. La France, épargnée jusqu’ici par l’envolée de ses taux d’emprunts sur les marchés obligataires, ne peut plus feindre d’ignorer les avertissements des marchés financiers. S’il semble acquis maintenant que le modèle français de stimulation de la demande intérieure par la dette n’est pas viable à moyen terme, une réévaluation complète de ses politiques publiques et de l’appareil d’État n’est toujours pas sérieusement à l’ordre du jour. Réduire les dépenses publiques tout en épargnant au maximum la croissance, tel est le défi que doit relever le Président Hollande.
L’Allemagne, de son côté, a dû mettre de l’eau dans son vin et comprendre qu’une politique sévère de réduction des dépenses, imposée à ses voisins du sud est un facteur d’affaiblissement de ces derniers car elle étrangle leurs économies et bride la croissance. En effet, malgré de nombreux plans d’austérité draconiens, les taux d’emprunts à dix ans de l’Espagne et de l’Italie avoisinent toujours les 4 à 5%, signe que les marchés restent dubitatifs quant à un retour de la croissance dans ces pays.
Une page se tourne, les modèles de développement sont caduques.
Quelles conséquences sur la conception européenne de chaque pays ?
Ces visions économiques divergentes ont aussi des répercussions sur la politique étrangère et notamment européenne des deux pays. Si la France maintient une dynamique nettement européenne, l’Allemagne s’oriente de plus en plus vers une perspective plus globale. Pour la première, l’Europe constitue un marché naturel et suffisant. Pour la seconde, elle sert de tremplin pour la conquête du monde…
Pour la France en effet, l’Europe constitue l’horizon de ses entreprises exportatrices. Ses exportations sont donc très dépendantes de la santé économique de ses voisins européens. C’est d’ailleurs ce qui pousse le gouvernement français à inciter son voisin allemand à augmenter les salaires. L’Allemagne étant le premier partenaire économique de la France, cette dernière espère ainsi créer un choc de demande, qui serait potentiellement favorable à ses exportations. Du côté allemand, on défend l’idée que les entreprises et les appareils d’États doivent en premier lieu renforcer leur compétitivité, afin que l’Europe puisse faire face, unie, à la concurrence mondiale. Dès lors, l’harmonisation économique entre les pays se faisant naturellement, les entreprises doivent ajuster leurs coûts en fonction de ceux de leurs concurrentes européennes et les États doivent adapter leur appareil pour gagner en efficacité. On comprend donc la démarche de l’Allemagne en Europe consistant à faire confiance aux forces régulatrices du marché et ses réticences face à une conception française plus interventionniste et dirigiste.
Cette différence se traduit dans le domaine des progrès institutionnels européens possibles ou souhaitables : on redoute outre-Rhin une complexification supplémentaire des instances européennes. Car c’est surtout la rigidité et le caractère trop dirigiste de cette institution qui fait tiquer à Berlin. La proposition française de créer un ministère européen de l’Économie et des Finances, d’ailleurs tout à fait révélatrice de la conception française, ne peut dès lors qu’être fraîchement accueillie par son partenaire…
Berlin, entre dépendance et grand large
De fait, la crise a mis en évidence les faiblesses économiques structurelles de la France et sert d’accélérateur au phénomène engagé depuis la réunification de montée en puissance de l’Allemagne. Alors que la France voit fondre son poids dans les échanges commerciaux mondiaux, passant de 6,2% en 1990 à 3,3% en 2010, Berlin a depuis quelques années pris conscience de l’influence que lui conférait une économie forte et dynamique.
Sur la balance des puissances européennes, le fléau penche sérieusement du côté de Berlin, ce qui l’incite à élargir ses horizons. Ses exportations en direction des pays émergents augmentent en effet de façon continue. L’Allemagne en profite pour développer des liens de nature plus politique qu’auparavant avec ses partenaires internationaux. Si le processus sera lent et long, l’internationalisation de l’économie allemande lui permettra de réduire sa dépendance à ses partenaires européens.
Pour autant, il n’y a pas lieu de s’attendre à ce que l’Allemagne devienne le nouvel hégémon européen ! D’abord parce que si Berlin a plutôt le vent en poupe en ce moment, la France dispose encore de certains instruments de la puissance qui sont précieux comme l’arme atomique, son siège au Conseil de Sécurité de l’ONU ou –s’il était habilement employé – le réseau de la Francophonie. Ensuite parce que la population allemande reste profondément pacifiste et ne soutient pas l’usage de la force militaire sur des théâtres extérieurs, comme en témoignent le refus allemand de s’engager militairement aux côtés de la France en Libye et plus récemment au Mali. L’Allemagne, enfin, n’a pas non plus intérêt à affaiblir le premier de ses partenaires économiques : avec 101,6 milliards d’euros d’importations allemandes en 2011, la France est le premier importateur de biens allemands. Un affaiblissement français n’annonce donc rien de bon pour l’Allemagne.
Quel avenir pour le couple franco-allemand ?
Plus de 50 ans après la visite de de Gaulle en Allemagne, qu’en est-il donc vraiment des relations franco-allemandes ? Les disparités entre les deux pays sont-elles devenues si béantes que les liens politiques, culturels et économiques noués entre la France et l’Allemagne se distendent, voire se défont ?
Il est vrai que la crise actuelle oblige la France et l’Allemagne à remettre en cause leur modèle pour l’adapter aux enjeux nouveaux. L’Allemagne l’a fait pour son modèle économique et social et est en train de le faire dans sa stratégie européenne, pas la France. Les déboires financiers des pays d’Europe du Sud ont conduit les pays européens à consentir à abandonner une partie de leur souveraineté à l’Union européenne. Ils ont donc dû procéder à une réévaluation du projet européen, notamment à l’occasion de la création du MES (nouveau FESF) et des prêts européens consentis à la Grèce ou l’Espagne qui ont introduit un questionnement sur la vocation des institutions européennes à soutenir directement les pays affectés par la crise de leur dette souveraine. Dans cet ensemble en recomposition, l’Allemagne est apparue comme le point d’ancrage auquel se sont amarrés ses voisins. C’est un changement complet de paradigme dans la mesure où elle se passe désormais très largement de l’intermédiation de la France dans la conduite de sa politique européenne.
Si on ne peut nier que le traité de l’Élysée et les efforts de de Gaulle et Adenauer, ainsi que de leurs successeurs, ont permis à ces deux pays d’opérer un rapprochement unique dans l’histoire, on se demande comment continuer de faire vivre le couple franco-allemand… Occulter les progrès réalisés, derrière les dissonances politiques et les clivages économiques entre les deux pays, serait méconnaître le chemin parcouru depuis 50 ans. A l’époque de la signature du traité, les rancœurs accumulées étaient encore très présentes dans les esprits. Mais chacun avait besoin de l’autre – puissant ciment… Nous avons donc réussi à faire table rase du passé pour construire le futur européen. Il n’appartient qu’aux deux pays et à leurs dirigeants de se souvenir des premières heures du couple franco-allemand car, quoique l’on en dise, ils sont encore contraints de suivre le même chemin. La nécessité est parfois un puissant moteur. Sans enthousiasme peut-être, mais lucidement au moins, les commémorations de la signature du traité de l’Élysée ne sont finalement peut-être pas si vaines.