L’avenir incertain du Mali réunifié

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

29 janvier 2013 • Analyse •


Le 28 janvier 2013, Tombouctou est tombée sans coup férir entre les mains de l’armée française, accompagnée de troupes maliennes. Le but de guerre, tel qu’il est présenté par François Hollande, est la restauration de l’intégrité territoriale du Mali. La tâche sera de longue haleine et ses objectifs doivent être plus circonscrits.


La liquéfaction accélérée de l’Etat malien, début 2012, et la perte totale de contrôle du Nord-Mali ne sont pas des épiphénomènes de l’histoire africaine post-coloniale. La rhétorique des gouvernements de la CEDEAO (Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest), l’exercice de multilatéralisme appliqué conduit depuis Paris et les résolutions des Nations unies n’auront en rien ralenti le processus. In fine, la reconquête de Tombouctou repose sur la seule force des armes mais il sera autrement plus difficile de redresser la situation politique d’ensemble. Ce sont des forces profondes qui travaillent le Mali et l’ensemble de la région à cheval sur le Sahel-Sahara et l’Afrique de l’Ouest. Aussi l’objectif proclamé – la souveraineté du Mali sur l’intégralité de son territoire – requerra-t-il un effort de longue haleine. Les objectifs politiques doivent donc être plus circonscrits.

Un profond clivage ethnique et géographique

Parfois présenté comme un petit Etat enclavé, le Mali, dans ses frontières internationalement reconnues, correspond à un vaste ensemble géopolitique. Son territoire s’étend sur 1 240 000 km² pour environ 15 000 000 d’habitants d’ethnies très diverses. Le Mali est en situation d’interface entre le Sahara et les régions soudano-guinéennes et ce territoire était autrefois le débouché des grandes routes transsahariennes par lesquelles transitait l’or du Soudan ainsi que les esclaves et le sel (l’ « or blanc ») en contrepartie des produits du Bassin méditerranéen (métaux travaillés et bijoux, vaisselle et céramiques, étoffes). Marchands arabes et berbères contrôlaient ce commerce séculaire (voir le témoignage historique d’Ibn Battuta, au milieu du XVe siècle). Ainsi l’actuel Mali se veut-il l’héritier de puissantes formations politiques du passé («empires » du Ghana et du Songhaï). Entre le VIIIe  et le XIe  siècle, ces espaces comme l’ensemble du « blad as-sudan » (le « pays des Noirs ») sont pénétrés par l’Islam, cette religion suivant les routes du commerce. Au fur et à mesure de l’islamisation, ces échanges se déportent plus au sud, dans les espaces sahéliens. Ce mouvement de longue durée n’a pourtant pas permis de surmonter les clivages ethnico-raciaux (Blancs / Noirs) et ce malgré les mariages exogamiques (les Touaregs prennent femmes dans les groupes ethniques locaux).

A la fin du XIXe  siècle, les régions soudanaises sont conquises par les Français et regroupées dans la colonie du Haut-Sénégal – Niger (1904), l’une des composantes de l’AOF (Afrique Occidentale Française). C’est à cette époque que la plus grande partie du Sahara passe sous souveraineté française, la conquête s’opérant simultanément depuis l’AOF et l’Afrique du Nord française (l’ancienne régence d’Alger se limitait aux rivages ou presque). Le territoire de la Haute-Volta (l’actuel Burkina-Faso) est ensuite ôté de la colonie du Haut-Sénégal – Niger qui devient le Soudan français (1920). Lors de la décolonisation, en 1960, le Soudan français et le Sénégal sont un bref temps associés au sein d’une « Fédération du Mali » qui se révèle vite illusoire. L’ancien Soudan français devient alors la République du Mali. Ce nouvel Etat est traversé par un important clivage géographique nord/sud, tant sur plan physique qu’humain. Quand le Sud soudano-guinéen, peuplé de Noirs sédentaires, abrite la très grande majorité de la population, des pasteurs berbères de complexion plus claire (Touaregs et Maures) parcourent les immensités du Nord sahélo-saharien. Ce dualisme tant géographique qu’ethnographique est une donnée structurelle de la situation.

La question touarègue et les impasses du socialisme qui prévaut à l’indépendance (l’URSS fournit des subsides), sur fond de sous-développement, sont les ressorts de l’histoire et de la géopolitique du Mali actuel. Alors qu’à Bamako sévit le régime dictatorial de Moussa Traoré, de 1968 à 1991, le Nord-Mali connaît plusieurs insurrections touarègues. En 1991, le renversement de Moussa Traoré par le lieutenant-colonel Amadou Toumani Touré et le passage à un régime civil laissent espérer l’autonomie du Nord-Mali. Le népotisme, la corruption et l’impuissance de Bamako ne le permettent pas. Elu président en 2002 et réélu en 2007, Amadou Toumani Touré se désintéresse de la question touarègue. Relancée en 2011, la «guerre des sables » au nord conduit un groupe de militaires maliens – le capitaine Amadou Sango et des officiers subalternes -, le 22 mars 2012, à mener un coup d’Etat. Ce rebondissement accélère les événements au Nord-Mali. Le MNLA et Ansar Dine (les « Partisans de l’Islam ») se saisissent des cercles de Kidal, Gao et Tombouctou. Le 6 avril 2012, le MNLA proclame l’indépendance de l’Azawad (le «Pays des pâturages »), un territoire de plus de 600 000 km². Il est très vite débordé par ses alliés islamo-touaregs (Ansar Dine), AQMI (Al-Qaida au Maghreb islamique) et le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le djihad). Dès lors, l’affaire prend un autre tour, l’islamisme faisant passer au second rang les sympathies pour le folklore touareg et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Les impasses du multilatéralisme

Aiguillés par Alassane Ouattara, le président ivoirien, les gouvernements de la CEDEAO font pression sur les militaires séditieux pour qu’ils acceptent une «feuille de route », le président de l’Assemblée nationale, Dioncounda Traoré, assurant l’intérim d’ici la prochaine élection présidentielle. Pourtant, voici quelques semaines, le premier ministre était déposé, le capitaine Amadou Sango manœuvrant toujours en coulisse (un arrangement peu convaincant a été passé depuis). Le fait met plus encore en évidence la corruption de l’appareil d’Etat malien d’une part, le peu d’allant d’une armée plus portée vers les délices et poisons du pouvoir qu’à la conduite d’une guerre de reconquête des territoires du nord d’autre part. Quant à l’intervention militaire de la CDEAO sous mandat des Nations unies, telle qu’elle est préconisée à Paris et Abidjan, elle semble hypothétique faute de capacités, de financements et de cohésion d’ensemble (mezzo voce, les spécialistes de la question faisaient comprendre qu’il s’agirait plus d’un paravent que d’une force déléguée). L’effort aurait demandé des mois de coordination diplomatique, de formation des hommes et d’entraînement, si tant est que la « communauté internationale » (les puissances occidentales en l’occurrence) apporte son soutien financier, militaire et logistique. Aussi l’échéance était-elle couramment reportée à la mi-2013.

Nonobstant le pénible exercice de « story–telling » lors des premiers jours de l’intervention française (« un chef est né, sa main n’a pas tremblé »), les événements ont pris un autre cours. L’Exécutif prétendait mener un exemplaire exercice de multilatéralisme (voir l’ « enquillage » ONU-UE-CEDEAO) et, à l’instar des Etats-Unis en Libye, voulait expérimenter une forme de « leadership by behind ». Les conditions de l’engagement français étaient des plus limitatives : pas de soldat français au sol, un soutien logistique discret, la formation de l’armée malienne principalement. Le temps requis était supposé faciliter les négociations avec certains des éléments islamo-touaregs. En fait, cette posture de retrait laissait aux groupes islamo-terroristes l’initiative stratégique alors même qu’aucune défense solide n’était en place pour leur barrer la route du sud. Le 10 janvier 2013, les « katibas » franchissaient donc la ligne de partage entre le nord et le sud de Mali pour prendre Konna, considéré comme un verrou stratégique vers Bamako. L’aéroport de Sévaré-Mopti était à portée et la prise de cette plate-forme aurait compliqué plus encore le déploiement des forces de la CEDEAO dans les mois à venir. A rebours de toutes les déclarations antérieures, il fallait donc intervenir au plus vite, seul et de de vive force. Le 11 janvier, des chasseurs décollent depuis le Tchad (base de N’Djamena) et  la France pour bombarder la ligne de front et des objectifs en profondeur.

La France s’engage donc dans une « guerre contre le terrorisme » – il s’agit plus de criminaliser l’ennemi que de souligner l’envergure et le caractère global de l’effort -, dans les airs et au sol. La nécessité d’africaniser la guerre est rappelée mais ce sont ses armées qui remontent vers le nord et, le 28 janvier, prennent Tombouctou. Le soutien des alliés européens et occidentaux est tout à la fois politique et logistique (voir le rôle des avions cargos britanniques et américains) – il faut y ajouter le renseignement (déploiement d’un drone Global Hawk par les Etats-Unis) mais il n’implique pas l’engagement de tous à travers les instances euro-atlantiques (UE/OTAN). Sur un plan pratique et au niveau des moyens apportés par les uns et les autres, c’est le mode de la coalition qui prévaut (là encore, peu de rapport avec les effets d’annonce sur la relance de l’ « Europe de la défense » via le Sahel). Au vrai, l’opération est à la portée de l’armée française et il appartient à une « nation-cadre », possiblement en charge d’une vaste opération interalliés et multinationale, de conserver les capacités et les savoir-faire requis. A cet égard, l’opération au Mali vaut démonstration même si nous sommes loin des formats envisagés dans les années 2000, suite aux nouvelles guerres balkaniques, ou des déploiements sur des théâtres extérieurs plus lointains (Irak, Afghanistan). Après cette chevauchée, il reste à déloger les groupes islamo-terroristes qui se sont dispersés dans les massifs montagneux du nord. C’est là que l’africanisation de la guerre est censée prendre le relais.

Tenir la ligne et monter la garde

De fait, l’opération-éclair menée par les Français au Sahel – l’ennemi se dérobant aux vues et coups des forces engagées -, ne doit pas amplifier les buts de guerre tels qu’ils ont été définis initialement (non sans flottements dans le discours officiel) : assurer la sécurité des ressortissants français de la région, contrôler la ligne de démarcation virtuelle entre nord et sud (une zone épaisse en fait), former et préparer une force africaine pour remonter au septentrion. Il s’agit de monter la garde en avant de cette ligne, de soutenir les forces africaines (appui dans la troisième dimension, logistique, renseignement) et de « faire faire ». Les objectifs politiques doivent être d’autant plus circonscrits qu’ils impliquent une présence durable (pas de « hit and run »).

Par ailleurs, la réunion d’une conférence des donateurs à Addis-Abeba ce mardi 29 janvier, à l’invitation de l’Union africaine, ne doit pas susciter un regain d’illusion sur les vertus du « nation-building ». Outre le fait que les finances publiques des pays avancés sont asséchées par la crise – les « émergents » n’ont guère d’appétence pour les responsabilités internationales excédant leurs stricts intérêts matériels -, l’histoire immédiate a démontré la vanité du constructivisme et des « kits » de développement. Dans le cas du Nord-Mali, l’irrédentisme touareg et ses métamorphoses viennent encore compliquer la chose. C’est donc en termes de « limes » et de contre-terrorisme, dans la durée, qu’il faut raisonner. Répétons-le : un effort limité dans ses objectifs mais de longue haleine.