Justice · Le « mur des cons » et la neutralité des juges

Groupe de travail Justice de l’Institut Thomas More

Avril 2013 • Note d’actualité 2 •


La découverte au siège du Syndicat de la magistrature, deuxième syndicat de la profession, du désormais fameux « murs des cons » (en savoir +) épinglant de nombreuses personnalités, plutôt de droite, et jusqu’à des parents de victimes, fait scandale, et à juste raison. De nombreux responsables politiques s’indignent et le Garde des Sceaux, Christiane Taubira, a saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et a fait part de sa « consternation ». Au-delà du caractère insultant et dérisoire de cette affaire, qui ne fait certes pas honneur à la magistrature, on peut s’interroger sur les dérives successives qui ont permis d’en arriver là…


Des règles statutaires imposant un devoir de réserve aux magistrats…

L’article 10 du statut de la magistrature fixe un certain nombre de règles en la matière : « Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire » et « est interdite (…) toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. »

La première règle fait écho au principe révolutionnaire visant à éviter une immixtion des magistrats dans le fonctionnement des pouvoirs publics à la suite des mauvais souvenirs laissés par l’attitude des parlements d’Ancien régime. La loi des 16 et 24 août 1790 sur l’organisation judiciaire affirme ainsi, à son article 13, que : « Les juges ne pourront, à peine de forfaiture, troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions ». Etrangement, le Recueil des obligations déontologiques des magistrats, élaboré par le Conseil supérieur de la magistrature, et prévu par la Loi organique n°94-100 du 5 février 1994 modifiée sur le conseil supérieur de la magistrature, a tiré de l’article 10 du statut de la magistrature des conclusions qui pourraient sembler aux antipodes du texte: la règle « f.12 » de ce recueil, dont la nature juridique reste ambigu, note ainsi « l’obligation de réserve (…) ne prohibe pas des prises de position collectives publiques de groupements de magistrats légalement constitués. ».

La seconde règle fixée par l’article 10 du Statut de la magistrature impose un devoir de réserve de nature politique. Plus généralement, l’article 43 du statut dispose que « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire. ».

Le Recueil des obligations déontologiques des magistrats, a tenté de préciser le contour de ces règles protéiformes : « le magistrat s’abstient, dans le ressort territorial de la juridiction à laquelle il appartient, de tout prosélytisme politique, philosophique ou confessionnel pouvant porter atteinte à l’image d’indépendance de l’autorité judiciaire » (règle « a.22 ») ; il « ne peut souscrire aucun engagement de quelque nature qu’il soit (politique, philosophique, confessionnel, associatif, syndical, commercial…), ayant pour conséquence de le soumettre à d’autres contraintes que celles de la loi républicaine et de restreindre sa liberté de réflexion et d’analyse ». (règle « b.21 ») ; il « évite l’expression publique d’engagements politiques, de nature à nuire à l’exercice de ses fonctions de magistrat, dans le ressort de sa juridiction » (règle « f.14 »).

Mais ces « règles » suscitent elles-mêmes nombre d’interrogations. Un seul exemple : la règle f.14 autorise-t-elle de la part du magistrat l’expression publique d’engagements politiques, y compris de nature à nuire à l’exercice de ses fonctions, dès lors que cette expression a lieu en dehors du ressort de sa juridiction ? A partir de quand une expression publique d’engagements politiques est-elle de nature à nuire aux fonctions du magistrat ?

… mais dont l’application reste évanescente

On pourrait déduire du statut de la magistrature que des démarches en corps sont interdites. Le fameux Recueil des obligations déontologiques des magistrats, on l’a vu, s’est empressé d’écarter cette interprétation. Il est vrai que, depuis des années, des manifestations collectives du corps judiciaire ont été tolérées par les pouvoirs publics. En 2006, ont ainsi été créées des associations dénommées Conférence nationale des procureurs et Conférence nationale des présidents des tribunaux de grande instance. Non seulement ces associations prennent régulièrement des positions, si ce n’est partisanes, du moins clairement politiques – par exemple, en décembre 2011, lorsque la première a adopté une « résolution » appelant le pouvoir exécutif à adopter un nouveau statut du parquet –, mais elles sont désormais régulièrement consultées par la chancellerie et par le Parlement.

Le fait syndical a aussi permis l’émergence de « démonstrations de nature politique ». Il suffit de se pencher sur la prose ou sur le site internet du Syndicat de la magistrature pour se convaincre des dérives du droit syndical : vidéo sur le chaos au sein de l’UMP, prises de positions contre la politique gouvernementale, plus généralement attitude obsessionnelle à l’égard du pouvoir politique. Florilège de quelques titres de communiqués consacrés à l’ancien chef de l’Etat : « Indépendance de la Justice : Sarkozy divise pour régner » « Participation à une soirée dédiée par le site d’information Mediapart à « Ceux qui ont su dire « Non » à Nicolas Sarkozy » », « Départ de Nicolas Sarkozy du ministère de l’intérieur : une bonne nouvelle pour l’Etat de droit ». Ces prises de positions n’ont jamais été sanctionnées. Comment s’étonner dès lors de l’apparition d’un « mur des cons » dans les locaux de ce syndicat ?

Plus généralement, qui pourrait ignorer le poids des considérations syndicales dans le fonctionnement des juridictions, dans la carrière des magistrats, dans leurs affectations de postes ou dans les nominations au cabinet du Garde des Sceaux ? Du reste, ne faut-il pas s’interroger sur la pertinence même de la reconnaissance du droit syndical à un corps qui devrait être l’un des plus scrupuleux en matière de neutralité ?

Les démarches individuelles qui vont à l’encontre de la neutralité ne sont pas moins permises. Chacun a à l’esprit des cas de magistrats intervenant en matière politique. Le cas le plus emblématique est probablement celui de Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour enfants de Bobigny. Si son site internet témoigne de sa haute compétence, il n’en prend pas moins régulièrement des positions critiques, de nature politique, à l’égard de l’exécutif. Ici encore, quelle est la compatibilité de cette attitude avec le statut de la magistrature ?

Mais, du reste, comment s’étonner de ces dérives lorsque l’on constate l’inertie à peu près totale du Conseil supérieur de la magistrature en la matière. Les affaires de déontologie fondées sur l’irrespect du devoir de réserve sont rarement portées devant lui, mais quand elles le sont les sanctions paraissent pour le moins peu fréquentes.

Une exigence de réserve neutralisée par un corporatisme que les réformes du gouvernement vont accroître

La difficulté dans le respect de la neutralité du pouvoir judiciaire est en fait de plusieurs ordres : l’exécutif n’a bien souvent pas fait respecter les règles du statut de la magistrature ; il est vrai que la composition pendant longtemps très corporatiste du Conseil supérieur de la magistrature, qui joue un rôle essentiel en matière de discipline des magistrats, n’a guère encouragé le pouvoir à le saisir ; la culture de l’entre-soi reste très prégnante au sein du milieu judiciaire et a, par exemple, abouti à la mort quasi complète des juges de proximité ou à l’abandon des jurés citoyens au sein des tribunaux correctionnels.

Dans ce système judiciaire, qui est aussi marqué par un syndicalisme très puissant, la responsabilité des magistrats, notamment en matière de neutralité, ne peut structurellement jouer. Il faut donc en modifier les structures mêmes.

La révision constitutionnelle de 2008 avait doublement ouvert le système judiciaire : en donnant une majorité aux non magistrats au sein du CSM et en autorisant sa saisine directe par les justiciables. Le nouveau gouvernement tourne le dos à cette ouverture au travers de ses deux projets relatifs à la magistrature qui seront examinés en 1ère lecture à l’Assemblée nationale du 28 au 30 mai prochains.

Son projet de loi constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature revient sur la composition du CSM et redonne une majorité aux magistrats. Il transfère par ailleurs au CSM le pouvoir disciplinaire à l’égard des magistrats du parquet qui appartenait au Ministre de la Justice.

Son projet de loi relatif aux attributions du Garde des Sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et d’action publique interdit au Garde des Sceaux de donner des instructions individuelles aux magistrats du parquet. La possibilité, reconnue par le Code de procédure pénale, pour le Garde des Sceaux de « dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et (de) lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportune » disparaîtrait ainsi. L’étude d’impact du projet montre que ces interventions, assez rares, étaient souvent pleinement justifiées.

Ainsi, non seulement le pouvoir de l’Etat, qui ne peut abandonner la Justice à l’autogestion de ses membres, serait encore davantage fragilisé, mais seraient aussi progressivement renforcée la culture de l’entre-soi et reconstituée la clôture du système judiciaire que les pouvoirs publics avaient récemment et timidement remises en cause.

Le fameux « murs des cons » n’est donc que le symptôme d’un corps judiciaire dont il faut aujourd’hui repenser le positionnement au sein des pouvoirs publics en ouvrant des pistes de réflexion pour l’avenir qui, toutes, devraient viser à renouer avec un principe de neutralité renforcée, conforme au serment prononcé par tous les magistrats de se conduire avec dignité et loyauté : comment assurer son indépendance dans le strict respect de règles déontologiques renforcées ? Comment penser son indépendance en termes de jugements tout en maintenant son inscription au sein du pouvoir d’Etat ? Comment ouvrir ce corps judiciaire aux préoccupations de nos concitoyens ? Comment associer les représentants des victimes aux évolutions de la fonction judiciaire ? Comment concevoir le droit syndical dans la magistrature de façon à éviter ces dérives ?