De l’élargissement à l’Etat de droit · Vers un Commonwealth pan-européen

Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l’Institut Thomas More

30 avril 2013 • Analyse •


Si la crise économique accapare les efforts des dirigeants européens, le cap de l’élargissement n’en est pas moins maintenu : le 1er juillet 2013, la Croatie deviendra le vingt-huitième membre de l’Union européenne (UE). Se profile ensuite la candidature des pays du Sud-Est européen (les « Balkans occidentaux ») et le cas sui generis de la Turquie. La mission historiale de l’UE dans son hinterland et sur ses confins ne doit pourtant pas dissimuler les zones d’ombre de l’élargissement. De fait, l’État de droit et la justice sont parfois instrumentalisés à des fins politiques et les procès impliquant les anciens premiers roumains, hongrois et croates n’ont pas toujours été instruits selon les standards juridiques européens. En conséquence, le soutien des opinions publiques se dérobe et le projet européen est frappé d’une grande fatigue. Aussi un élargissement précipité aux « Balkans occidentaux » pourrait-il alimenter le pessimisme ambiant, avec de possibles chocs en retour. Le cap doit être maintenu mais sans perdre de vue la finalité du projet : un Commonwealth paneuropéen fondé sur une commune idée du droit et de la justice. L’État de droit et le règne de la loi doivent donc être placés au cœur du processus d’élargissement. L’extension d’une telle confédération de libres républiques sera une œuvre de paix et de civilisation.


La crise de la zone Euro, la stagnation économique et la possible décomposition de l’« arc constitutionnel » dans les pays les plus exposés, du fait de l’impéritie des partis de gouvernement et de la démagogie montante, accaparent les efforts des dirigeants européens et l’attention des médias. Cependant, le cap de l’élargissement est maintenu. Ainsi la Croatie deviendra-t-elle, à la date du 1er juillet 2013, le vingt-huitième membre de l’Union européenne (UE). Au-delà de cette ancienne république de Yougoslavie, débouché adriatique de l’Europe centrale, se profile la candidature des pays du Sud-Est européen (les « Balkans occidentaux »), la Turquie constituant un cas sui generis. Seule la perspective d’une pleine participation de ces pays à l’UE semble constituer un levier suffisamment puissant pour mener à bien les réformes politiques et économiques nécessaires à la transformation d’espaces longtemps marginalisés, du fait de la conquête ottomane d’abord, des rivalités impériales et des conflits ensuite, du communisme enfin. Les « nouvelles guerres balkaniques » des années 1990 ont mis en exergue le niveau d’importance des enjeux de sécurité dans ces espaces.

Si l’UE a vocation à incorporer dans son périmètre des pays situés à l’est et au sud-est de ses limites actuelles, cette mission historiale ne doit pourtant pas dissimuler un phénomène d’ampleur et lourd de conséquences : la grande fatigue du projet européen. Plus comparable à une « dépression » (à l’instar de la phase B d’un cycle Kondratiev) qu’à une crise stricto sensu, le phénomène se traduit par la lassitude des populations. Pour une large part des opinions publiques, l’« Europe » apparait comme privée de sens, c’est-à-dire de signification et de direction.

Au vrai, les signes de cette « grande fatigue » ont été identifiés bien avant que la crise économique en cours n’éclate, le terme même d’euroscepticisme apparaissant voici plus de vingt ans, lorsque se négociait le traité de Maastricht. Par la suite, les zones d’ombre de l’élargissement – en termes d’État de droit, d’indépendance de la justice et de respect des libertés – tant chez les nouveaux adhérents que dans les pays candidats à l’UE, ont nourri les représentations pessimistes. De fait, divers exemples de non-respect du droit et d’instrumentalisation de la justice mettent en évidence des similitudes avec les pratiques des régimes patrimoniaux de l’Est européen (voir l’Ukraine et d’autres pays issus de l’ex-URSS).

Par voie de conséquences, un élargissement précipité aux « Balkans occidentaux » aggraverait l’idée selon laquelle l’appartenance nominale à l’UE s’accompagne de zones grises en rupture avec l’État de droit, alimentant plus encore le pessimisme ambiant quant aux vertus du processus. Les possibles chocs en retour d’un élargissement mal conduit doivent donc être anticipés et prévenus. Certes, les leçons du « big-bang » de 2004-2007 – l’UE passant de 15 à 27 membres – ont été en partie tirées. La Commission européenne a rectifié la stratégie d’adhésion afin que l’essentiel des réformes à conduire soit mené à temps. Dans le cas de la Croatie, le processus de réforme aura été conduit avec rigueur et sérieux.

Toutefois, l’entreprise à mener est exigeante. Aussi le cap doit-il être maintenu, la volonté de remplir la mission de l’UE sur ses confins orientaux excluant la précipitation. Le renforcement et l’extension du modèle européen et occidental, sur le plan du droit et des libertés, sont les principaux enjeux. La finalité d’ensemble est l’extension et la consolidation d’un Commonwealth paneuropéen réuni par une commune idée du droit et de la justice. Mettre l’État de droit au cœur de l’élargissement est un idéal de civilisation qui englobe et dépasse les dimensions pratiques du projet européen. C’est une œuvre de longue haleine qui doit être pensée et menée dans la durée.